Conférence des secrétaires Unia, Berne, 18 et 19 octobre 2006
Un retour en arrière pour l’avenir:
après 15 ans d’expérience dans la construction syndicale
Vasco Pedrina, coprésident Unia
En qualité de coprésident, c’est aujourd’hui pour moi la dernière occasion de faire part aux principaux cadres de notre organisation de quelques leçons qu’il me semble pouvoir tirer des 15 ans passés à la tête du syndicat; conclusions et leçons qui peuvent être utiles pour le travail syndical qui nous attend. D’où le titre de mon exposé: «Un retour en arrière pour l’avenir!»
Nous avons comme vision une société fondée sur la justice sociale, l’égalité, la liberté, la démocratie et la paix. Nous savons qu’un instrument essentiel, irremplaçable pour nous approcher de cet idéal, est un syndicalisme fort. Il est d’autant plus irremplaçable eu égard à la globalisation capitaliste, au néolibéralisme, aux tendances à la désagrégation sociale, à l’individualisme et au repli sur soi à l’œuvre dans nos sociétés.
Quels sont les facteurs déterminant un syndicalisme fort? Pour moi, la réponse à cette question ne s’est précisée qu’au cours des ans.
1. Recrutement
Un premier élément essentiel de la force d’un syndicat est le nombre d’adhérents et le taux d’organisation syndicale dans les différentes branches. A relever que la question du recrutement a toujours été une préoccupation importante, tout au moins sur le plan des discours. Mais de fait elle n’est devenue la priorité n° 1 que quatre à cinq ans après le début de la crise économique des années 90, lorsque nous avons généralisé l’instrument du Management by Objectives (MbO). Entre-temps, sous le drapeau d’Unia, le reproche qu’on nous fait parfois est celui de souffrir d’une manie de persécution en la matière. Mais même si la tâche est difficile, dans un contexte européen, voire mondial, où les effectifs syndicaux baissent presque partout, il reste essentiel pour nous de stabiliser les effectifs et de reprendre la voie de la croissance. En effet, l’évolution des effectifs va demeurer à l’avenir un indicateur essentiel de l’état de santé de notre mouvement. Cela est d’autant plus vrai que les ressources financières en dépendent d’une manière déterminante. Or, il n’y a pas de syndicat fort sans solides assises financières. Les grèves coûtent et il faut toujours être en mesure de les payer.
C’est pourquoi, il faut continuer à travailler sur les facteurs qui la déterminent, il faut développer l’échange des «best practices», il faut aborder enfin de manière plus systématique et approfondie – comme on est enfin en train de le faire avec un groupe de projet – la question des prestations/services aux membres.
2. Vers l’interprofessionnalisme
Au début des années 90, notre défi a été de rendre le syndicalisme capable d’affronter une nouvelle phase, marquée par la crise, les restructurations, le déplacement des activités économiques vers le tertiaire, la montée du néolibéralisme et du néoconservatisme. A l’époque nous avons utilisé avec raison la formule «du syndicalisme de la haute conjoncture au syndicalisme pour les temps difficiles». En termes de structures, il s’est agi d’œuvrer de manière conséquente pour faire passer dans le syndicalisme suisse le concept d’interprofessionnalisme. Ce choix stratégique ne devait pas seulement répondre à la mobilité professionnelle croissante, mais aussi à la nécessité de s’attaquer enfin avec des moyens conséquents à la tâche vitale d’ancrer le syndicalisme dans le secteur des services. Là aussi, il nous a fallu quatre à cinq ans, jusqu’au milieu des années 90, pour mettre vraiment au clair le concept d’interprofessionnalisme et un autre lustre pour gagner toutes nos composantes à emboîter le pas.
Deux ans après la naissance d’Unia, nous pouvons affirmer que stratégiquement c’était le bon choix. Avec le temps, même les syndicats issus des services publics nous suivent à leur manière sur cette voie. Avec le recul toutefois, il y a au moins deux réserves à formuler:
a) Si nous pouvons être satisfaits de la dynamique interprofessionnelle, qui s’est développée dans bon nombre de régions, il subsiste des «villages gaulois» tant au niveau central – dans le fonctionnement des secteurs et des branches – que dans certaines régions. Le bon équilibre entre autonomie des branches et pratique interprofessionnelle n’a pas encore été trouvé, mais il s’agit d’un exercice difficile auquel il faut prêter attention en permanence. Car aussi bien les pressions patronales que les tendances naturelles chez nos responsables de branche, plus encore qu’à notre base, poussent de fait à une remise en cause permanente de la logique interprofessionnelle.
b) Nous sommes en train de le constater tous les jours – pour être honnêtes bien au-delà de nos attentes – interprofessionnalisme rime avec augmentation des attentes chez nos membres actuels (par ex. les électriciens, qui aimeraient gagner autant que les travailleurs soumis à la CN de la maçonnerie) ou potentiels (par ex. dans les branches du tertiaire), mais rime aussi avec complexité croissante. Or, maîtriser cette complexité, notamment dans les régions et sections, est devenu un de nos défis majeurs. L’épreuve décisive pour le concept d’interprofessionnalisme, que l’on n’a pas encore gagnée, est bien celle-ci.
C’est d’ailleurs pour cette raison, que nous avons intérêt, dans cette prochaine phase, à renoncer à des visées d’intégration de nouveaux syndicats à notre projet Unia. Certes, dans une optique plus générale du mouvement syndical tout entier, il serait notamment urgent – et plus payant que bien d’autres investissements que nous faisons – de s’attaquer à d’autres morceaux stratégiquement et politiquement fort importants, comme la syndicalisation des branches en expansion de la santé et des services sociaux (hôpitaux, homes pour personnes âgés, etc.), tâche que le SSP n’est pas en mesure de remplir tout seul, faute de moyens. Mais dans des délais rapprochés, nous ne sommes tout au plus en mesure que de mettre sur pied des projets pilotes dans certaines réalités locales/régionales.
La question de la complexité mérite d’être approfondie, en lien bien sûr avec celle relative à l’évolution de nos effectifs. On ne peut s’économiser des choix douloureux, par la fixation de priorités. Mais ces choix ne peuvent pas être unilatéraux (par ex. recruter dans le bâtiment où c’est plus facile, mettre une croix sur l’industrie). Il faut de fait rechercher une solution équilibrée, adaptée à chaque région et section, mais qui s’inscrive dans la logique de nos objectifs stratégiques de construction syndicale.
3. La capacité de mobilisation et le réseau des militant-e-s
Un autre élément constitutif de la force et du rayonnement du syndicat réside dans sa capacité de mobilisation, capacité qui est en lien aussi avec le réseau des personnes de confiance.
Cette capacité – et avec elle aussi le réseau des militant-e-s – est allée en s’affaiblissant progressivement pendant les «30 glorieuses» et les années de paix du travail plus ou moins absolue. Stopper le recul et accroître à nouveau cette capacité a été un des aspects importants de la «course contre la montre», que nous avons livrée depuis le début des années 90 pour faire face aux changements profonds sur l’échiquier social et politique.
C’est dans le secteur principal de la construction, où cette opération nous a le mieux réussi. L’expérience dans ce secteur montre que, pour parvenir à des résultats, tels que la journée de grève nationale pour la retraite à 60 ans de novembre 2002, il faut un travail de développement de la capacité de mobilisation sur la durée, conduit avec constance et ténacité. Nous avons utilisé chaque renouvellement conventionnel, chaque tournée salariale et chaque conflit d’entreprise depuis la fin des années 80 pour accroître la force de mobilisation, et cela en dépit de la longue crise du secteur et de la perte qui s’en est suivie de cadres expérimentés, surtout immigrés, victimes des licenciements de masse.
Les multiples grèves locales, voire interrégionales, à commencer par celle dans le marbre et granit en Suisse alémanique de 1992, ont permis de familiariser à nouveau une nouvelle génération de cadres syndicaux avec l’art de la grève. C’est bien pour cela que nous n’avons jamais freiné les volontés de lutte dans l’organisation.
Dans bien des secteurs et branches, nous avons piétiné, voire même reculé en matière de capacité de mobilisation. Et c’est d’ailleurs là, où généralement, nous avons le plus de peine à nous faire respecter par le patronat et à préserver/arracher des acquis au niveau conventionnel, si bien qu’on est aujourd’hui encore loin du compte.
Les principales leçons pour l’avenir me paraissent être les suivantes:
a) Il faut vraiment s’attacher à saisir toutes les opportunités de lutte en vue de développer la capacité de mobilisation et avec elle le réseau de militant-e-s. La règle est qu’un syndicat se construit et se renforce dans les conflits et non pas dans la pratique de la paix du travail absolue!
b) Le développement de la conscience syndicale connaît, dans les actions collectives et surtout dans les grèves, une accélération importante, même parmi les travailleurs au début pas syndiqués. Celle-ci prend des connotations d’autant plus positives, si la lutte est payante. Heureusement pour nous, cela a été souvent le cas. De nouveaux/potentiels cadres émergent, qu’il faut prendre le temps d’accompagner et soutenir.
c) Entretenir cette prise de conscience pour la transformer en engagement militant sur la durée s’avère être plus difficile qu’on ne le pense, même avec les cadres émergents. Cela est souvent source de déceptions tout à fait compréhensibles dans nos rangs. Mais il faut aussi dire que nous n’avons presque jamais réussi à organiser un suivi systématique permettant de consolider l’acquis initial. Les tâches syndicales quotidiennes ont vite repris le dessus.
d) Il ne faut jamais empêcher ceux qui souhaitent faire la grève de la faire, pourvu qu’elle soit un minimum sensée. Savoir saisir les opportunités pour exploiter consciemment les bons conflits, tant pour obtenir des avancées que pour renforcer la dynamique/construction syndicale, est au moins tout aussi important. Les conflits ouverts sont encore et toujours la meilleure école syndicale. La devise des pères fondateurs de notre mouvement selon laquelle les travailleurs/-euses n’apprennent pas la solidarité dans les livres, mais dans l’action collective est plus actuelle que jamais.
e) Les directions avec leurs équipes, jouent un rôle essentiel, tant dans le déclenchement que dans le déroulement des mouvements conventionnels ou des grèves. Il faut donner un grand poids au développement de ce «savoir-faire».
Lorsqu’on parle de mobilisation, de grèves, de réseau de militant-e-s, comme lorsque nous parlons de solidarité et d’individualisme, nous avons tendance à idéaliser un passé plus ou moins lointain. En fait, l’histoire syndicale est faite de hauts et de bas en la matière depuis toujours.
Il est intéressant de relever que la capacité de mobilisation au cours de ces 15 dernières années a évolué de manière inégale dans notre syndicat, selon les régions, même en ce qui concerne le secteur de la construction, où nous avons atteint le stade le plus avancé. On peut dire que la progression n’a été constante que pour quelques régions. Avec cette discontinuité, comme on dit, il faut faire avec! C’est pour cette raison, qu’il ne faut jamais lâcher prise dans la volonté d’œuvrer au développement de la capacité de mobilisation. Il faut laisser de la place à la spontanéité et aux réflexes anarchisants et antibureaucratiques, même lorsqu’ ils énervent!
Cet état d’esprit est essentiel, car le défi décisif à maîtriser au cours des 10 prochaines années est celui de faire émerger dans Unia, à côté de la «locomotive» pour la mobilisation qu’est le secteur principal de la construction, qui pour des raisons structurelles perdra forcément une partie de son rôle actuel, d’autres locomotives, à savoir l’artisanat et le tertiaire, réalistement. En l’état actuel, dans l’Industrie cela paraît beaucoup plus difficile à mettre en œuvre, quoi que l’expérience de la grève à Swissmetal montre qu’un potentiel existe d’ores et déjà lors de conflits d’entreprise.
Toutes les tentatives coordonnées de relancer le réseau de militant-e-s ont jusqu’ici échoué, la plupart du temps par manque de systématique et de continuité. Pourtant, le renforcement et renouvellement de ce réseau reste une tâche vitale pour assurer l’avenir de notre mouvement. Les expériences réalisées dans des branches, au niveau de certaines régions ou lors de conflits conventionnels/grèves montrent qu’il n’y a pas lieu de désespérer. D’un côté, il faut avec pragmatisme bâtir/renouveler le réseau en s’appuyant sur nos mobilisations, «sur tout ce qui bouge» par ailleurs. De l’autre côté, il faut autant de concepts clairs et réalistes, que de persévérance et de disponibilité pour ne pas sacrifier l’investissement nécessaire au profit des tâches syndicales quotidiennes.
Un autre volet de la capacité de mobilisation a trait à notre capacité référendaire, à savoir de récolte de signatures pour des référendums et des initiatives populaires, mais aussi de gagner des votations populaires. Par rapport à l’état de notre mouvement au début des années 90, nous avons fait des progrès indéniables en la matière. Une bonne combinaison de la capacité de mobilisation et de la capacité référendaire est sans conteste la clé de voûte pour que notre syndicat et l’USS soient perçus comme une «force de contre-pouvoir social» de plus en plus incontournable sur l’échiquier social et politique. C’est à nouveau le cas aujourd’hui, mais nous avons encore beaucoup de chemin à faire pour briser vraiment la dominance néolibérale et néoconservatrice. Une de nos principales faiblesses a été, à ce propos, dans la plupart de nos batailles, de n’avoir pas su exploiter suffisamment nos campagnes politiques pour le recrutement et la construction syndicale. Dans le même registre, seulement dans la campagne «Pas de salaires en dessous de 3’000 Fr.» (mais il ne s’agissait pas d’une activité au niveau institutionnel) ou dans celle pour la «préretraite à 60 ans» ou seulement dans celle sur les horaires d’ouverture des magasins dans certains cantons, nous avons réussi à faire véritablement la jonction entre les thèmes sociopolitiques et les CCT et ainsi à assurer le lien avec la construction syndicale. Cela doit changer. Je crois même, qu’un des critères importants pour nos choix en matière de référendum et d’initiatives, comme en matière d’autres campagnes sur des thèmes sociopolitiques, doit être leur contribution probable à la réalisation de cet objectif.
4. Structures et valeurs
Le danger qui guette en permanence un syndicat – et à plus forte raison un grand syndicat comme Unia – est celui de s’asseoir sur ses lauriers, de la bureaucratisation et de la dérive conservatrice droitière. Si ces tendances prennent le dessus, le prix à terme est son affaiblissement inévitable. La force du syndicat dépend donc aussi de sa capacité à développer et à mettre en œuvre les antidotes nécessaires. Pour cela, il importe d’être au clair sur les facteurs objectifs et subjectifs à l’œuvre, auxquels il faut prendre garde à tous les niveaux de l’organisation:
– l’appareil syndical a tendance à se détacher de la base, surtout lorsqu’elle n’est pas très active, et à jouer un rôle de substitut, où pour finir les intérêts inavoués de l’appareil lui-même prennent le dessus;
– parmi ces intérêts, il y a aussi les intérêts bassement matériels, qui tôt ou tard finissent par entrer en contradiction avec les valeurs d’éthique et de transparence affichées publiquement;
– la grandeur et la complexité de l’organisation n’arrangent pas les choses: des pratiques bureaucratiques tendent à être légitimées par la complexité de l’organisation; les organes de milice peuvent être pris par un sentiment de dépassement (et parfois ils sont dépassés, surtout lorsque la volonté pédagogique et de transparence fait défaut), qui pousse à la résignation ;
– d’une manière générale, si une orientation claire et partagée manque, le danger de confusion et de résignation se répand;
– les pressions patronales de toute sorte et la pratique de nos institutions paritaires, ainsi que le système politique suisse avec le partenariat social et la concordance politique poussent à une culture du compromis, qui peut aller parfois jusqu’à la compromission; de l’autre côté, le durcissement patronal, le néolibéralisme et le néoconservatisme, sources d’arrogance et de polarisation sociale, oeuvrent dans le sens inverse et appellent à relever le défi;
– l’influence négative d’une société capitaliste au stade des managers et jongleurs financiers sans principes, où prime l’égoïsme, le chacun pour soi, les pratiques selon le principe machiavélique «la fin justifie tous les moyens», etc.;
– l’absorption par le travail syndical quotidien, avec le pragmatisme qu’il exige dans l’assistance et la défense des intérêts des membres, qui tend à faire perdre la vue d’ensemble et à réduire l’espace, voire même l’intérêt pour les questions de fonds, pour l’échange et le débat intellectuels;
– la fatigue, l’usure, la tendance très humaine de s’économiser des conflits et de vivre en paix, dans une profession où la pression et les tensions sont presque une constante, peuvent pousser à lâcher prise et à chercher la voie de facilité bureaucratique.
Quels sont, quels peuvent être ces antidotes ?
– Les structures et les activités syndicales doivent être conçues et mises en œuvre de manière à promouvoir la participation des membres, des organes de milice aux décisions. Il faut veiller constamment à ce que la démocratie et ses règles s’exercent conformément aux statuts.
– Il faut que la dialectique démocratique avant la prise de décision puisse s’exercer sans
entraves. A ce titre, le pluralisme, le respect et la tolérance réciproques sont des valeurs à
ne jamais oublier. Et j’ajoute, tout particulièrement envers les contestataires (surtout de gauche) de la ligne majoritaire: pour toute opposition, il y a des raisons, dans toute opposition il y a au moins un brin de vrai!
Une limite sur laquelle il n’y a pas lieu toutefois de transiger, c’est que le combat pour faire passer ses propres positions doit se faire avec des méthodes propres et dans le respect de l’autre. En outre, les décisions prises démocratiquement par les organes compétents doivent être respectées. Cela devrait aller de soi, mais l’expérience le prouve, ce n’est malheureusement pas toujours le cas. De l’autre côté, une direction doit veiller pour sa part à résister aux tentations d‘abuser de sa position de pouvoir.
– Mis à part ce qui vient d’être dit, les tendances à la bureaucratisation et à se reposer sur ses lauriers peuvent être au mieux combattues:
° en préservant une orientation «mouvementiste», à savoir en lançant avec régularité (mais pas trop!) des campagnes et des actions collectives sur des thèmes répondant aux attentes;
° en veillant à ce que l’appareil permanent accroisse sa flexibilité par des réformes structurelles et des rotations de postes;
° en résistant autant que possible à l’extension «naturelle» de l’appareil permanent; au profit d’une utilisation des moyens disponibles pour des projets, des actions collectives et des campagnes ad hoc;
° en cultivant consciemment une culture de la prise de risques. Sans prise de risques, il n’y a pas de développement et d’innovation dans l’organisation, comme il n’y a pas de luttes et de grèves. Comme généralement ce sont les jeunes qui sont le mieux prédisposés à la prise de risques, il faut, autant que possible, leur laisser la place et les promouvoir;
° en recourant à une utilisation judicieuse des méthodes et des instruments qui ont permis et qui permettent de professionnaliser la gestion de l’organisation.
Encore que sur ce dernier point, si l’on pense notamment aux principes de conduite selon le MbO, le défi de tous les jours est de rechercher le point d’équilibre entre exigences et nécessités contradictoires: d’une part, celle du respect, voire du renforcement des règles de fonctionnement démocratique dans une organisation syndicale, celle de laisser libre cours au «spontanéisme» et au côté «surprise, incalculable, déconcertant» de l’action syndicale, et d’autre part, celle de la recherche d’efficacité dans le fonctionnement de l’appareil permanent.
– L’antidote aux tentations de céder aux sirènes matérielles et au copinage avec les milieux patronaux réside:
° dans la fixation et l’application conséquente de règles claires et transparentes dans l’organisation (par ex. en matière de système salarial, d’indemnisation des frais et de mandats, etc.) qui soient en harmonie avec les valeurs éthiques affichées publiquement;
° mais aussi et surtout dans l’effort personnel de chacun – et cela doit commencer au sommet de la hiérarchie syndicale, car, comme le dit l’adage «le poisson commence à puer par la tête» – de s’orienter aux hautes valeurs morales, qui doivent être les nôtres, et de préserver la distance nécessaire avec les partenaires tant patronaux qu‘au niveau des autorités avec qui nous avons à faire. Il ne faut jamais oublier que les permanent-e-s syndicaux/-ales sont les principaux ambassadeurs du syndicat et imprègnent l’image de l’organisation à l’extérieur et sa crédibilité à l’intérieur face à nos membres. D’où la grande responsabilité qui est la nôtre.
– Un syndicaliste ne peut être qu’un pragmatique dans sa défense des acquis sociaux et dans la lutte pour des améliorations et des réformes, qui sont le plus souvent modestes. Mais cela est aussi un piège, qui – vu les temps difficiles, auxquels nous sommes confrontés – peut conduire au découragement, à l’usure, à la perte du sens pour ce qu’on fait. Un vrai, un bon syndicaliste n’oublie donc pas que son action s’inscrit, doit s’inscrire, dans un projet plus général de société. Pour cela, il faut qu’il se nourrisse intellectuellement, qu’il participe au débat d’idées, qui entretiennent l’espoir de lendemains qui chantent d’une société fondée sur l’égalité, la liberté, la fraternité et la justice. La discussion sur des questions de stratégie et de société, la recherche d‘«étoiles fixes» (pour reprendre la formule de «Fixsterne» de l’IG Metall d’il y a une dizaine d’années), qui fassent le lien entre la société à laquelle nous aspirons, les combats quotidiens pour l’amélioration des conditions de vie de celles et ceux que nous représentons, ainsi que leur popularisation doivent reprendre, après une fusion qui nous a absorbés, pour des choses plus terre à terre à faire partie intégrante de notre vie syndicale. A terme, on ne supporte pas la charge de permanent syndical, sans des convictions et sans motivation fortes. Elles doivent être constamment nourries par l’action collective, mais aussi et surtout par le débat d’idées, qui ont, comme effet collatéral, de favoriser l’esprit de solidarité et de camaraderie.
5. Stratégie, programme et profil du syndicat
Même s’il s’agit d’un volet important du rayonnement d’un syndicat, je me limiterai à quelques réflexions seulement à ce sujet, car nous avons eu l’occasion d’en discuter à plusieurs reprises par le passé (voir aussi «L’expérience du SIB 1992-2004», dans le livre «La vie syndicale»). Ce qui me paraît essentiel à ce sujet est:
– qu’il faut régulièrement se poser la question des éléments constitutifs du profil de notre syndicat, tel qu’il est perçu, mais aussi tel que nous souhaiterions qu’il puisse être perçu. Le problème est que dans le vaste spectre de notre base syndicale, pour ne prendre qu’un exemple, le profil combatif plaît aux uns et plaît moins à d’autres. Le danger est donc de rechercher une voie intermédiaire, qui rend flou le tout; ce qui serait une erreur. L’autre danger est de se laisser déterminer trop fortement par la tradition d’un syndicalisme ancré parmi les ouvriers hommes et les secteurs classiques comme le bâtiment, l’artisanat et l’industrie au détriment des composantes et secteurs qui représentent le mieux l’avenir, à savoir les femmes, les jeunes, les employés et le secteur tertiaire;
– qu’il faut tout aussi régulièrement confronter l’organisation aux questions de programme et de stratégies. C’est essentiel, car la réalité change vite, ce qui nécessite une forte capacité d’adaptation, mais aussi d’anticipation. Percevoir à temps les nouveaux trends à l’œuvre
dans la société et tout particulièrement sur le marché du travail et y préparer à temps la
réponse syndicale est une des clés du succès. C’est judicieux également pour préserver la
motivation et nourrir la boussole des cadres et des activistes.
6. La question de l’identité et le rôle des symboles, des émotions et de l‘histoire
Les salarié-e-s, nos membres, nos activistes, nos collaborateurs/-trices, nos cadres ne vivent pas que de pain, mais aussi et surtout d’émotions! La force d’un syndicat dépend aussi de sa capacité à générer des symboles et des émotions positives, à développer le sens d’appartenance, le sens identitaire. Il faut créer les conditions pour les cultiver et les développer, il faut y porter un soin systématique, ce que nous n’avons pas l’habitude de faire. Même si cela peut surprendre, c’est l’aspect dont il m’a fallu le plus de temps pour en saisir l’importance. Cela tient vraisemblablement, mis à part les traits de caractère, à mon histoire personnelle (éduqué selon la devise qu’un montagnard ne montre pas ses émotions, passé dans sa jeunesse d’une église austère – catholique – à l’autre, qui l’était encore plus – marxiste –, etc.), mais aussi à la culture d’une partie de la gauche suisse, en particulier d‘une génération – de 68 –, qui avait à se démarquer des symboles et de la culture de la Suisse du réduit national.
Le signe avant-coureur de cette importance a été pour moi la première grande manifestation nationale organisée encore sous l’égide de la FOBB en 1990 «Pour l‘abolition du statut de saisonnier, pour l’Europe sociale». Cette manifestation avait donné une impulsion extraordinaire à toute la dynamique syndicale qui a suivi. Du fort besoin identitaire, qui s’y était exprimé, a vraisemblablement avec le temps jailli l’idée de se doter d’un drapeau, après la fusion, qui a donné naissance au SIB. Il est significatif que personne ne se rappelle exactement comment l’idée du drapeau SIB a fait son chemin. Et nous avons plus ou moins toutes et tous été surpris(-es) par l’importance symbolique que ce drapeau, écriture rouge sur fonds blanc, a pris au cours des petites et grandes luttes dans la décennie qui a suivi, pour nous, mais aussi bien au-delà de nos rangs. Unia ne serait déjà plus pensable aujourd’hui sans son drapeau, symbolisant la confiance en soi, l’esprit conquérant, le désir de réaliser des belles et grandes choses, le combat pour nos valeurs. Cette belle histoire donc se perpétue.
Comme la solidarité s’apprend dans les actions collectives, il en va de même du sens d’appartenance identitaire. Bien sûr, il faut, entre deux luttes dans notre activité syndicale quotidienne, veiller à développer et à entretenir le sens de la camaraderie, voire de l’amitié. Et il est vrai que sous la pression du quotidien et de la charge de travail excessive qui lui est liée, nous avons tendance à les négliger. Mais c’est surtout dans les luttes (et encore plus lorsqu‘elles aboutissent à des résultats positifs) que la fierté, naissant de la prise de risques ainsi que du courage, de la solidarité et de la force qui s’y expriment, établit un lien très fort entre toutes les composantes d’une organisation syndicale, voire même au-delà dans des pans entiers de la société. Fierté et rayonnement d’un côté, respect de l’autre. C’est la plus forte motivation qui soit!
Par rapport à la génération qui nous a précédés, je dirais, en schématisant un peu, que nous avons fait un pas en arrière en ce qui concerne le soin de l’esprit de camaraderie et un important pas en avant sur la voie de redonner du poids aux questions identitaires et émotionnelles.
Nous avons des excuses pour le pas en arrière: le rouleau compresseur de la globalisation capitaliste nous a imposé d’autres rythmes qu’aux secrétaires syndicaux habitués à oeuvrer dans la haute conjoncture et dans la paix sociale la plus absolue. Les temps où les CC duraient jusqu’à 13.00 heures et se poursuivaient l’après-midi par des repas paisibles et les jeux de cartes sont depuis longtemps révolus. N’empêche que nous devons, même dans un contexte radicalement changé, retrouver le chemin qui mène à cultiver l’humour et la camaraderie. D’ailleurs, un certain nombre de régions/sections et d‘autres unités d’Unia y parviennent d’ores et déjà très bien.
Soigner sa propre histoire, en transmettre les moments forts aux nouvelles générations, notamment lors d’anniversaires importants, mais pas seulement, fait partie intégrante de la capacité à générer, ancrer et développer les symboles et le sens d’appartenance à l‘organisation. Comparativement aux syndicats d’autres pays, comme l’Italie, nous sommes très loin du compte. Un seul exemple à titre d‘illustration: les multiples initiatives prises au niveau national et au niveau décentralisé par la CGIL italienne pour fêter cette année son centenaire et l’unique initiative prise au niveau national par l’USS pour fêter son 125ème anniversaire. Cela tient à des cultures différentes de pays. Cela tient aussi et surtout à des histoires syndicales différentes. Il est bien évident que le rapport à l’histoire est plus intense dans un pays où le syndicalisme a dû faire face à des multiples phases dramatiques, telles que le fascisme ou le terrorisme, mais aussi où le syndicalisme a su mener de plus grands mouvements de grèves (comme l’«autunno caldo» de 1969). Mais cela tient enfin à une sous-estimation de notre part de l’importance de cet aspect des choses. Dans notre nouvelle génération de cadres, il y a des camarades qui l’ont bien compris et qui savent lui donner la place nécessaire à chaque assemblée/fête annuelle. Le développement de la capacité de lutte doit aller de paire avec la réappropriation par notre base des moments les plus forts de notre propre histoire, comme mouvement syndical suisse, mais aussi comme Unia!
7. Promotion des cadres
La force du syndicat dépend enfin de la quantité et de la qualité de ses cadres permanents. Nous en avons des remarquables dans toutes les générations. Unia en est vraisemblablement la mieux dotée de toutes les forces sociales et politiques du pays (même là où nous avons encore une longueur de retard, comme au niveau des cadres femmes!).
Nous souffrons toutefois, à tous les niveaux, d’une pénurie de cadres à la hauteur des tâches de plus en plus complexes. Et nous avons un gros problème de relève. Les causes sont multiples:
– de moins en moins de collègues que nous engageons comme permanents, amènent comme bagage personnel une expérience et une formation liées à un militantisme politique (PSS ou partis de gauche de l’immigration) ou dans un mouvement social (comme celui des altermondialistes ou des féministes); cela tient, entre autres, au fait que depuis longtemps notre société ne connaît plus de mouvement social de masse comme en 68;
– les changements dans les modes de vie, dans le rapport au travail et face à l’engagement militant entrent en contradiction avec les exigences et les contraintes du militantisme syndical;
– la difficulté à générer et à reproduire en notre sein même les cadres permanents de l’avenir;
– le manque de suivi, de dépistage et de promotion systématiques des cadres militants et permanents potentiels.
Ces causes indiquent la voie des remèdes à cette faiblesse, qui est devenue chronique:
– développer la mobilisation sociale par des luttes et des campagnes, tout en assurant le suivi des cadres émergeants;
– mettre sur pieds un instrument performant de détectage de cadres potentiels au sein et à l’extérieur de l’organisation et un plan de promotion des cadres et de la relève.
Mais nous sommes déjà sur la bonne voie pour empoigner ces problèmes avec la détermination et la continuité nécessaires, car il s’agit d’un travail de longue haleine, qui ne peut plus être sacrifié sur l’autel des obligations syndicales quotidiennes.
8. Règles personnelles de conduite du syndicaliste
La charge que doit porter sur son dos un cadre syndical, à quelque niveau qu’il soit, s’est progressivement alourdie. Les exigences croissent en même temps que la complexité du mandat et des problèmes à résoudre. Le durcissement dans les relations sociales n’est pas pour
faciliter les choses. Il faut une grande disponibilité et solidité pour tenir le coup sur la durée. C’est un sujet que nous n’abordons ni facilement ni souvent, peut-être parce qu’il empiète sur la sphère plus personnelle de chacun.
A la lumière de mon expérience personnelle, quels sont les facteurs qui peuvent contribuer à cette solidité qui permet de tenir sur la durée?
– Il faut de fortes convictions, elles-mêmes rattachées aux valeurs sur lesquelles se fonde notre mouvement, et une certaine disponibilité à la prise de risque, au courage, à la détermination, à la ténacité; toutes des qualités à tenir en exercice!
– Il faut quelques bons principes de vie, de toute une vie, qui jouent le rôle de boussole, qui permettent d’être perçus en tant que cadre comme exemple à suivre («Vorbild») et qui permettent de résister aux coups, aux déceptions et aux mauvais moments inévitables, vu la condition humaine, mais aussi de se réjouir pleinement lors des petits et grands succès.
– Il faut préserver constamment la capacité de s’indigner des injustices que l’on rencontre comme syndicaliste, mais aussi ne jamais céder aux sirènes du cynisme, un des grands dangers qui guettent les syndicalistes presque autant que les politiciens. Les tendances à la résignation ont beaucoup à faire avec ces deux aspects. Chacun développe ses propres sources de motivation pour un engagement dans lequel les heures travaillées le soir et le week-end ne nous pèsent pas. Pour ma part, une de ces sources a été ma volonté de revanche face à des patrons et à des représentants de l’autorité politique qui lors de négociations ont fait preuve de mépris envers les salarié-e-s et leur syndicat!
– Il est clair que l’application du principe machiavélique «la fin justifie tous les moyens» ne mène pas très loin, il mène même à l’impasse. On ne construit pas un syndicat propre et une société plus juste avec de sales méthodes. Il n’y a pas que la terrible aventure stalinienne qui le prouve. Certes, les meilleurs syndicalistes, pour parvenir au but, sont des malins et ont un côté déconcertant. Mais il y a tout de même une limite à cela: c’est celle de la bonne foi.
A la longue, un comportement honnête paie toujours, tant dans les relations avec nos partenaires et adversaires que dans les relations en notre sein.
– Il faut toujours porter le plus grand respect pour les salarié-e-s et les activistes que nous représentons, et faire preuve de tolérance, même lorsqu’ils nous énervent, ce qui est plus vite dit que fait! Mais il ne faut pas non plus céder aux sirènes opportunistes ou populistes. Lorsqu’on mûrit une conviction quant à des choix syndicaux et politiques, il faut savoir les défendre et même prendre en compte d’être mis en minorité, de perdre une votation, voire même une élection.
– Il faut viser à la cohérence entre les principes de la vie professionnelle et publique et la vie privée. Et malgré qu’un engagement syndical ne puisse jamais être un travail normal de «40 heures», il faut s’efforcer de le concilier avec la vie privée et ses obligations. Sans un minimum d’équilibre dans sa vie privée, sans soigner suffisamment les relations familiales, on ne tient pas, à terme, la route dans l’engagement syndical non plus. L’un va difficilement sans l’autre!
Cela dit, il y a peu de métiers, qui sont aussi pleins de sens, aussi variés, aussi riches en relations humaines, aussi enrichissants, aussi fascinants et passionnants que celui de syndicaliste.
Pour ma part, je me suis efforcé autant que possible de m’en tenir aux règles et principes précités et je ne le regrette pas. Je crois intimement qu’ils contribuent à fonder la force du syndicalisme à laquelle nous aspirons. Certes, ils m’ont conduit parfois à être trop intransigeant ou trop dur dans mon rôle de dirigeant, notamment dans des phases délicates, et je m’en excuse une fois pour toutes, surtout auprès des collègues, que j’aurais blessés. Mais je crois que tout le monde reconnaîtra ici, que je me suis efforcé constamment d’avoir comme point de repère non pas mon intérêt personnel, mais celui des salarié-e-s que nous représentons. Tout en vous remerciant de tout cœur pour le soutien et la camaraderie que vous m’avez toujours témoignés, notamment dans les phases les plus dures de mon/notre parcours, je ne peux que vous appeler pour conclure à tenir haut le drapeau d’Unia et de tout notre mouvement avec cet esprit, fruit de la longue et passionnante aventure commune, qui a été la nôtre jusqu’ici.
VP, 18.10.2006/def.
Eléments de la force d’un syndicat d’aujourd’hui
1. Nombre d’adhérents et taux d’organisation syndicale
2. Structures interprofessionnelles
3. Capacité de mobilisation (y compris capacité référendaire) et réseau des militants
4. Capacité à mettre en œuvre des antidotes aux tendances naturelles, à la bureaucratisation et à la dérive conservative (structures et valeurs)
5. Capacité à se questionner et rechercher les bonnes réponses en matière de stratégie, de programme et de profil syndicaux
6. Capacité à générer des symboles et des émotions positives, à développer le sens d’appartenance, le sens identitaire
7. Capacité à promouvoir les cadres et à assurer la relève
8. Des règles personnelles de conduite des syndicalistes respectant
les valeurs sur lesquelles se fonde notre mouvement syndical