Entretien avec Dan Gallin (Diane Bellemare, 2001)

Diane Bellemare édite un journal électronique, La Minute de l’Emploi, soutenu par le Fonds de formation de la Fédération des Travailleurs et Travailleuses du Québec, à Montrèal. L'”entrevue virtuelle” ci-dessous, portant sur “l’ordre du jour syndical face à la mondialsation”, a eu lieu en septembre 2001. Dan Gallin est chercheur en sciences sociales et a été longtemps secrétaire d’une organisation syndicale internationale, l’Union Internationale des Travailleurs de l’Alimentation. Il est président du Global Labour Institute dont le siège est à Genève. Le mandat de cet institut est d’établir des liens entre les organisations syndicales et celles de la société civile. Pour en savoir plus visiter le site: http://www.global-labour.org.

D.B.– La mondialisation de l’économie est-il un phénomène incontournable tout comme les effets qu’elle engendre?

D.G.– Dans toute discussion sur la mondialisation, il est facile de confondre cause et effet. La mondialisation est au départ un processus de transformation de la vie économique à la suite de l’introduction de technologies nouvelles, fondées sur l’informatisation, essentiellement dans le domaine des communications et des transports. Dans ce sens, la mondialisation est une réalité incontournable et irréversible, au même titre que la révolution industrielle qui a suivi l’invention de la machine à vapeur ou du moteur à explosion.

Comme toutes les grandes transformations, la mondialisation fondée sur l’informatisation entraîne des conséquences sociales, politiques et culturelles. Là, il n’y a rien qui soit incontournable et irréversible : elles sont ou bien le résultat de processus qui se sont maîtrisés par personne mais pas forcément inévitables ou bien le résultat d’un rapport de force social. Ceux qui déclarent « s’opposer à la mondialisation », pensent en réalité à ses conséquences, qui sont dans la plupart des cas contraires aux intérêts de la vaste majorité de la société.

Il est important de tenir ces distinctions à l’esprit pour deux raisons : d’abord parce que nous pouvons et devons concevoir un modèle de mondialisation conforme aux intérêts des peuples. Ensuite, parce que les mêmes outils qui ont servi à la mondialisation de l’économie peuvent servir à l’internationalisation du mouvement ouvrier.

D.B.– Pouvons-nous compter sur nos gouvernements pour nous protéger des effets négatifs de la mondialisation?

D.G.– Le processus de mondialisation impose un nouveau rôle à nos gouvernements. En fait, les sociétés transnationales sont le principal moteur et en même temps les principaux bénéficiaires des transformations technologiques qui sous-tendent la mondialisation. Nous savons qu’elles sont environ 63 000 et, avec leurs 690 000 filiales, elles représentent un quart du PIB mondial et un tiers des exportations mondiales. Nous savons aussi que la concentration du capital transnational, qui se poursuit, aboutit à un contrôle de secteurs économiques clefs par un petit nombre de sociétés transnationales : télécommunications, pesticides, ordinateurs, produits pharmaceutiques, pétrole, alimentation, commerce de détail, banques, assurances, automobile, et j’en passe.

C’est surtout la nouvelle mobilité du capital qui explique le pouvoir politique de ces sociétés. Elle leur a permis d’imposer un nouveau rôle à l’État. Désormais, les gouvernements se trouvent en position de faiblesse vis-à-vis des entreprises transnationales qui peuvent leur imposer leurs conditions, par un chantage à l’investissement ou à la fiscalité.

Si les économistes néo-libéraux de l’école de Chicago ont cessé d’être une obscure secte académique pour devenir les maîtres à penser du monde, ce n’est pas parce que leurs idées sont devenues meilleures au fil des années mais parce que les rapports de force politiques et sociaux ont changé dans les sociétés industrielles modernes et sur le plan mondial.

Cela veut dire que la vaste majorité des citoyens ne peuvent plus compter sur l’État pour les protéger. L’alternative à l’État, c’est une vaste organisation civile et démocratique à l’échelle internationale.

D.B.– Et que dire du mouvement syndical qui tout au long de la révolution industrielle a été à l’avant garde pour promouvoir l’amélioration des conditions de vie économiques et sociales?

D.G.– Des organisations syndicales internationales existent qui pourraient faire face aux entreprises transnationales. Il s’agit notamment de la Confédération internationales des syndicats libres (CISL) et de la Confédération européenne des syndicats (CES). Je suis toutefois obligé de constater leur faiblesse. Pour des raisons diverses qui tiennent à leur histoire, elles ont été incapables jusqu’ici de mener une action cohérente et efficace pour reconquérir le terrain perdu les vingt dernières années. La raison fondamentale est le fait qu’elles soient composées d’organisations nationales qui, dans la plupart des cas, n’arrivent pas à dépasser le cadre national dans leur pensée et dans leur action. Par ailleurs, elles privilégient la représentation au niveau des organisations inter-gouvernementales plutôt que le travail d’organisation et une stratégie politique de lutte syndicale.

Le mouvement syndical d’aujourd’hui est différent de ce qu’il était au temps de la révolution industrielle où il était beaucoup plus politisé en ce sens qu’il portait un projet de société. La dépolitisation du mouvement syndical pendant les années des vaches grasses d’après-guerre- les trente glorieuses- lui a été funeste : elle a créé des cadres routiniers plus aptes à administrer des acquis que de mener des luttes et d’organiser, et surtout de tenir compte de l’imprévu, et elle a créé une base habituée à la passivité.

Il faut donc repolitiser, mais cela ne veut pas dire de continuer ou de rétablir des relations de dépendance vis-à-vis de partis politiques. Les relations du mouvement syndical avec les partis politiques, y compris ses alliés traditionnels, sont devenues difficiles, dans la mesure où ces partis, une fois au pouvoir, se sentent obligés de suivre pour l’essentiel des mêmes politiques néo-libérales que les partis conservateurs. Néanmoins, le mouvement syndical a besoin d’une dimension politique, mais son programme politique devra être élaboré et appliqué en toute indépendance. Il devra être fondé sur les besoins de ses membres et devra comprendre un projet de société dans lequel la majorité de la population puisse se retrouver.

D.B.– De nombreux groupes qui se revendiquent de la société civile manifestent leur opposition aux effets de la mondialisation, et ces groupes font beaucoup parler d’eux. Par ailleurs, les syndicats sont aussi très présents lors de ces manifestations mais moins visibles. Ne voyez-vous pas dans cette réalité une tendance vers la marginalisation du mouvement syndical?

D.G.– En effet, le mouvement syndical a été marginalisé au fil des dernières années. La tendance doit s’inverser. La reconquête de l’opinion publique et la réinsertion du mouvement syndical au centre de la société passe par une politique d’alliances avec d’autres acteurs sociaux notamment les nouveaux mouvements sociaux des femmes, des droits de la personne, de la défense de l’environnement.

Tous ces mouvements sociaux représentent des intérêts convergents, ils ont un combat commun à mener et l’enjeu de ce combat est le même que celui du mouvement syndical : c’est le monde dans lequel nous vivrons demain, dans 10 ans, dans 20 ans. L’objectif du mouvement syndical doit être de reconstituer le mouvement social sur le plan mondial, en se battant avec les moyens que la globalisation, et la technologie qui la sous-tend, lui donnent. Un tel mouvement social mondial serait un nouveau mouvement de libération de l’humanité dont les armes principales sont le télécopieur et l’ordinateur.

Le mouvement syndical est seul à pouvoir jouer ce rôle. Malgré ses faiblesses au plan international, il reste le seul mouvement universel et démocratiquement organisé, avec une capacité de résistance remarquable. Ce n’est pas un miracle : il est seul à donner du pouvoir par « l’organisation » à des millions de travailleurs qui mènent tous les jours des milliers de luttes dans le monde entier, grandes ou petites, dans un combat pour la dignité humaine. Le mouvement syndical n’est pas un groupe de pression comme un autre et contrairement à ce que certains prétendent, la fiche de paie de ses membres ne saurait être sa préoccupation exclusive. Il n’a pas d’intérêts séparés de ceux de la société civile dans son ensemble. Cela non plus n’a rien d’étonnant puisque la très grande majorité de la population mondiale sont des travailleurs dépendants et, lorsqu’il prend en charge leurs préoccupations et leurs intérêts, ce sont les préoccupations et les intérêts de l’ensemble de la société civile qu’il prend en charge. Et enfin, le mouvement syndical est constitué de structures et de réseaux qui, malgré leurs faiblesses et leur relâchement, recouvrent le monde entier.

D.B.– Si le mouvement syndical doit revenir au centre de la société civile, s’il doit se repolitiser, la question qui se pose est « pour faire quoi » quand on sait qu’un retour en arrière n’est pas possible et que modifier les rapports de force en faveur de la société civile dans le cadre de l’État national n’est pas possible non plus?

D.G.– La mondialisation que nous vivons n’est qu’une mondialisation partielle : ce qui est mondialisé, ce sont les entreprises transnationales et le réseau politique à son service. On peut même dire qu’il existe une sorte de gouvernement mondial virtuel, dont les éléments sont un ensemble de traités multilatéraux et des institutions supranationales telles que le Fonds Monétaire International, la Banque Mondiale, l’Organisation Mondiale du Commerce et d’autres, et bien évidemment ce «gouvernement mondial» échappe complètement à tout contrôle démocratique. Sa politique et ses décisions sont façonnées par les lobbies des entreprises mondiales, les mêmes d’ailleurs qui déterminent la politique des principaux gouvernements qui contrôlent ces instances internationales.

En revanche, ce qui n’est pas mondialisé, c’est l’état de droit, les droits démocratiques et les droits de la personne, les droits syndicaux. Nous pouvons dire : mondialisons, mais alors mondialisons tout!
Il n’est pas difficile d’imaginer la construction d’un nouvel ordre mondial, différent du modèle néo-libéral aujourd’hui dominant, et qui répondrait aux intérêts de l’ensemble de la société. L’absence d’un gouvernement mondial formel, d’un « État mondial » – d’ailleurs pas du tout souhaitable dans les circonstances actuelles- n’empêche pas des accords entre états, assortis de procédures d’application qui, par exemple, imposeraient des règles de fonctionnement aux sociétés transnationales conformes aux intérêts des populations et de la société civile mondiale, y compris une législation du travail internationale contraignante, ou bien la taxation des flux financiers comme l’imaginait l’économiste James Tobin aux États-Unis en 1974.

Le problème actuel n’est pas un manque d’idées sur la façon d’organiser le monde. Mais plutôt un problème de pouvoir et de rapport de force entre les intérêts de la société civile et ceux des entreprises transnationales. La source de la puissance de ces dernières, c’est l’argent…et de très grandes quantités d’argent. La source de la puissance de la société civile et plus particulièrement du mouvement syndical, c’est l’organisation. L’organisation, c’est ce que le mouvement syndical est censé savoir faire. Cet outil sert peu ou mal en ce moment principalement parce que le réflexe syndical demeure conditionné par les frontières des états nations. Devant la crise, beaucoup se replient sur eux-mêmes, exactement le contraire de ce qu’il faut faire à un moment où il faut évidemment chercher à renforcer les liens internationaux, et de les rendre plus efficaces. C’est un réflexe naturel, mais faux, de la même façon que freiner sur du verglas est un réflexe naturel mais dangereux.

D.B.– A votre avis, les évènements tragiques du 11 septembre vont-ils accélérer ou freiner le processus de mondialisation en cours?

D.G.– Je ne pense pas que des attaques terroristes, même de grande envergure, puissent changer grand chose au processus de mondialisation. Je constate, cependant, que nous sommes en plein dedans: d’une part, les organisations terroristes collaborent à ‘échelle mondiale (IRA Irlande avec les FARC Colombie, ETA basque avec IRA, etc.) et celles de la nébuleuse intégriste islamique sont implantées, semble-t-il, dans 60 pays. D’autre part, une attaque comme celle contre les cibles à New York et à Washington est impensable sans la maîtrise des outils techniques de la mondialisation (notamment l’Internet) et la connaissance des failles des sociétés ouvertes, elles-mêmes un produit de la mondialisation. Quant à la répression au service du capital transnational elle est aussi mondialisée, et depuis longtemps. D’autre part, et heureusement, une conception commune des droits humains et de l’Etat de droit commence aussi à se mondialiser: les tribunaux qui se mettent en place pour juger les crimes contre l’humanité, en ex-Yougoslavie, au Rwanda, au Cambodge, peut-être sur le plan mondial, en sont un signe.

Le problème du mouvement ouvrier, qui n’est pas nouveau, c’est que nous devons nous battre sur plusieurs fronts: d’une part, nous sommes une force d’opposition qui doit obtenir un changement fondamental de société dans le sens de la justice et de la liberté pour tous, et nous devons le rester; d’autre part, nous devons nous battre contre les forces autoritaires, multiformes au cours de l’histoire (frange terroriste de l’anarchisme, staliniens, intégristes) qui contestent le même ordre social mais avec des moyens différents, inacceptables pour nous, qui aboutissent forcément à des résultats différents, puisque les moyens déterminent la fin. Comme toujours, le terrorisme renforce les tendances les plus réactionnaires des sociétés où il se manifeste. Il s’agit pour nous de garder la tête froide, de lutter avec les armes de la démocratie qui nous sont propres, et de ne pas céder aux intégrismes, quels qu’ils soient.