Les conditions d’un renouveau du syndicalisme (Dan Gallin, 2009)

Intervention à la 16ème session de l’Université d’été de l’Association Club Mohamed Ali de la Culture Ouvrière (ACMACO), à Gammarth (Tunisie), en juillet 2009.

Mesdames, Messieurs,
Cher(e)s Camarades,
Cher(e)s Ami(e)s,

Je suis chargé de vous transmettre les salutations de UNIA, le principal syndicat suisse, qui avec ses 200,000 membres représente à peu près la moitié des effectifs de l’Union syndicale suisse, notre confédération nationale. UNIA est un syndicat interprofessionnel, représenté dans toutes les branches de l’économie privée.

Je suis également chargé de vous transmettre les salutations du Solifonds, une organisation de solidarité du mouvement ouvrier suisse, porté par l’USS, par le Parti socialiste, par l’Oeuvre suisse d’entraide ouvrière et par dix organisations non gouvernementales actives dans la politique du développement.
Nous sommes solidaires du travail de l’ACMACO dans tous ses aspects.

Dans la discussion d’aujourd’hui, je voudrais examiner avec vous la situation actuelle du mouvement syndical dans le monde, surtout dans le contexte de la crise actuelle du système capitaliste, et les conditions d’un renouveau possible de notre mouvement.

L’événement majeur de ces douze derniers mois est en effet la crise. Entendons-nous bien: il s’agit d’une crise dans un système déjà largement dysfonctionnel, déjà en crise permanente depuis des décennies.
Dans son rapport à la Conférence internationale du Travail (CIT) de cette année, le Directeur Général du BIT observe:

“Nous devons bien admettre qu’avant la crise actuelle, lorsque la croissance mondiale était forte, une autre crise sévissait déjà, signalée par des indicateurs qui ne trompent pas concernant l’accès aux produits alimentaires et aux biens publics, la persistance de la pauvreté et de la précarité, l’aggravation des inégalités de revenus et l’affaiblissement des classes moyennes, sur fond de grands déséquilibres sociaux et économiques.” – les “classes moyennes” ici sont un euphémisme pour le noyau de la classe ouvrière traditionnelle, c’est à dire les travailleurs avec un emploi stable à plein temps et des rémunérations protégées par des conventions collectives.

Je passe sur les données qui documentent la faillite du système dans tous les domaines, elles sont de toute façon connues et évoquées d’ailleurs dans l’introduction de cette session. Ce qui est important à retenir, c’est que la crise actuelle arrive dans le cadre d’un système qui de toute façon évolue depuis longtemps au détriment de la grande majorité de la population mondiale et notamment de la classe ouvrière.

D’autre part, il s’agit d’une crise qui, comme celle des années 1930, a plusieurs dimensions, en fait il s’agit de plusieurs crises convergentes: il y a d’abord la crise financière qui s’est métamorphosée en récession et bientôt sans doute en dépression mondiale; la crise de l’environnement; la crise alimentaire; la crise de l’énergie; la crise sociale créée par les inégalités et la pauvreté croissantes, et, inévitablement, une crise culturelle, idéologique et politique.

Voyons les conséquences immédiates pour les travailleurs et pour le mouvement ouvrier.

Pour le BIT, la crise financière est devenue une crise “profonde et généralisée” de l’emploi: “le monde est confronté à la perspective d’une augmentation prolongée du chômage et d’une aggravation de la pauvreté et des inégalités.” (résolution de la CIT 2009: Pacte pour l’emploi). Le BIT prédit qu’en 2009 le chômage dépassera son niveau de 2007 par 18 à 30 millions, et par 50 millions si la situation économique s’aggrave, ce qui est probable, pour atteindre un total mondial entre 210 et 239 millions.
Les conséquences pour le mouvement syndical sont faciles à prévoir: les pressions déjà énormes sur le marché global du travail vont augmenter et l’érosion des effectifs syndicaux va s’accélérer.

Dans un autre rapport, celui sur les salaires 2008/9, le BIT annonce donc “des temps difficiles pour de nombreux travailleurs”: Le rapport poursuit: “Une croissance économique ralentie voire négative, combinée à des prix hautement volatiles (notamment de l’alimentation et de l’énergie – dg), va amputer le salaire réel de nombreux travailleurs, particulièrement les ménages à revenus faibles ou les plus pauvres. … Les tensions sont susceptibles de s’intensifier et le lieu de travail risque de devenir le théâtre de conflits salariaux.”

Dans son rapport à la CIT de cette année, le directeur-général du BIT met en garde: ” Le sentiment d’injustice monte et alimente les tensions sociales …. Si elle n’est pas maîtrisée, la crise mondiale de l’emploi et de la protection sociale qui touche les familles laborieuses et les communautés locales se transformera en une crise politique bien plus généralisée. Il y a là le ferment d’une récession sociale”.

L’avertissement s’adresse à la classe dirigeante: Somavia leur dit: si vous continuez comme cela, vous risquez une “récession sociale” (1). En effet, la classe ouvrière subit une attaque généralisée contre ses conditions de vie et de travail, directement par les fermetures d’usines, les licenciements, les négociations collectives à la baisse avec chantage à la fermeture, etc. On pourrait s’attendre à une réaction violente.

Car, en plus, il y a quand même un fait extraordinaire dans cette crise: l’idéologie néo-libérale qui sous-tend le système depuis plus de vingt ans (le “consensus de Washington”) est complètement discréditée et les classes dirigeantes sont sur la défensive comme jamais depuis la fin de la deuxième guerre mondiale: L’Etat est appelé à sauver les banques et les entreprises industrielles en difficulté, Keynes est de nouveau à la mode, on commence même à reparler de Marx.

Quelle belle occasion pour la gauche de prendre sa revanche, ne croyez-vous pas? Or, il ne se passe pas grand’chose à gauche.

Ce qui frappe dans cette crise, c’est la mollesse de la riposte. Il y a bien des manifestations, comme celles de la CES le 14 mai dernier à Madrid, Bruxelles, Berlin et Prague, et d’autres, qui demandent aux gouvernements – l’expropriation des banques sous contrôle social? Non, vous n’y êtes pas: l’amélioration de l’aide aux chômeurs. Et que l’on ne permette plus aux “excès du capitalisme financier” de “détruire l’économie mondiale”. Le radicalisme du vocabulaire cache mal l’indigence du contenu. Dans les quatre villes, 350,000 personnes manifestent. (2)

La CSI, pour sa part, n’organise rien, elle fait du lobbying auprès des gouvernements à l’occasion de leurs réunions (G20, G8, etc.). Les Fédérations syndicales internationales éteignent les incendies dans leurs secteurs comme elles peuvent.

La FSM, tenue à bout de bras par les communistes grecs, adopte des résolution et organise des manifestations, comme tout le monde.

Comparons avec ce qui s’est passé au moment de la guerre d’Irak: le 15 février 2003, avant même qu’elle soit déclenchée, plusieurs millions de personnes manifestent dans 600 villes pour s’y opposer, environ 7 millions en Espagne, Italie, Grande Bretagne seulement. Le 22 et 23 mars 2003, après son déclenchement, plus de 10 millions manifestent, dont 250,000 à New York. C’étaient les manifestations les plus grandes de l’histoire du monde. Le mouvement syndical en était, mais pas en première ligne et faiblement représenté. Aujourd’hui, il est directement attaqué, et sa capacité de mobilisation se révèle être dérisoire.

Qu’en est-il de la gauche politique? Le premier grand test politique après le déclenchement de la crise a été l’élection au Parlement européen de juin 2009. On connaît les résultats: un taux de participation de 43%, c’est à dire un taux d’abstention record; une avancée de la droite y compris de sa frange fasciste, un recul de la gauche, un léger progrès des verts. Ainsi donc, en pleine crise du capitalisme, la gauche recule! Que se passe-t-il?

Je crois que ce que nous voyons là est un palier significatif d’une évolution politique de la gauche, qui commence après la deuxième guerre mondiale, un processus que certains ont appelé la “dé-socialdémocratisation” de la social-démocratie. Qu’est-ce que cela veut dire?

En premier lieu, le détachement de la social-démocratie de sa base historique, la classe ouvrière, qui déterminait son identité jusque dans l’après-guerre immédiat. C’est le processus qui commence en Allemagne avec le congrès de Bad-Godesberg et qui finit avec le naufrage du “New Labour” et de la “Troisième Voie”. On peut évidemment faire valoir que la classe ouvrière a changé et continue à changer, mais elle n’a pas disparu pour autant, et lorsque la social-démocratie s’éloigne de sa base historique (les ouvriers de l’industrie), ce n’est pas pour se rapprocher de la nouvelle classe ouvrière en mutation, des femmes notamment, dans les services, l’informatique, ou encore les emplois précaires, les immigrés, non, c’est pour faire la cour à la classe moyenne salariée supérieure, aux cadres des services publics, de l’enseignement, etc., avec le discours du “modernisme”.

La logique de ce processus, c’est de rendre les partis social-démocrates capables de mener des politiques hostiles à la classe ouvrière, à l’encontre des intérêts de leur base et de leur propre raison d’être historique, et de le faire sans état d’âme, en isolant ou en expulsant les éléments dissidents.
La “dé-socialdémocratisation” aboutit à la transformation de la social-démocratie en social-technocratie, très présente dans les institutions internationales, européennes et mondiales.

La crise idéologique actuelle du néo-libéralisme est donc aussi celle de cette social-technocratie qui l’a intériorisé et qui s’est fait son propagandiste, souvent avec l’acharnement du converti et une servilité pénible. La contamination de la gauche par ces éléments est sans doute pour quelque chose dans son incapacité actuelle de répondre à la crise.

En même temps, certains observateurs parlent de la “social-démocratisation” de la droite conservatrice, c’est à dire un changement de discours qui doit apaiser les craintes soulevées par son programme.

Cela a commencé avec les conservateurs suédois, dont le chef Fredrik Reinfeldt a gagné les élections de 2006 en promettant de ne pas toucher à “l’Etat providence” (il a en partie tenu parole). Il y a ensuite le cas de Angela Merkel en Allemagne, à laquelle la droite dure reproche d’avoir “social-démocratisé” la CDU à cause de son souci de maintenir un minimum de protection sociale, David Cameron en Grande-Bretagne, jeune premier qui évite les provocations, et Sarkozy, qui s’entoure de transfuges de la gauche et qui dans son discours à la CIT de cette année, après avoir rendu hommage à Albert Thomas, premier DG du BIT, “cette grande figure du socialisme européen, cet ami de Jaurès, qui toute sa vie a voulu dépasser la lutte des classes”, lance un appel vibrant pour la réorganisation du monde dans le sens d’un progressisme où des socialistes peuvent se reconnaître.

Tactique ou stratégie? Peu importe. Les représentants le plus intelligents de la droite ont compris que le discours de la droite dure ne passe plus (voir les élections américaines!) et ont “gauchi” leur discours pour le rendre plus consensuel.

En termes électoraux, étant donnée la dérive vers la droite de la social-démocratie, c’est une stratégie habile dans la mesure où elle fait hésiter les électeurs entre l’original et la copie. Un électorat confus et démobilisé profite toujours à la droite. Et les partis socialistes “dé-socialdémocratisés” se trouvent coincés par une droite dont ils n’arrivent plus à se démarquer clairement.

Parmi tous les désastres que cette évolution politique a donné, je veux insister sur un en particulier: l’incapacité de la social-démocratie “dé-socialdémocratisée” d’offrir autre chose que le “marché libre” aux sociétés émergeantes du naufrage du collectivisme bureaucratique stalinien. C’est une des grandes ironies de l’histoire, tragique comme toutes les ironies: au moment même où l’ennemi intime de la social-démocratie, le communisme stalinien, quitte la scène, la social-démocratie elle-même quitte la scène par l’autre porte en tant que force de proposition socialiste, laissant le champ libre à une forme spécialement corrompue et criminelle de capitalisme et aux régimes les plus réactionnaires connus en Europe depuis la disparition des fascismes méditerranéens.

Que devient le mouvement syndical dans tout cela? Au niveau des appareils internationaux, on ne peut que constater sa co-cooptation dans la social-technocratie, notamment au niveau de la CSI. Son secrétaire général, qui est un ancien fonctionnaire du BIT, a annoncé qu’il souhaitait se retirer au prochain congrès en 2010, pour reprendre une fonction de direction au BIT. En d’autres termes, la CSI a été dirigée depuis sa fondation en 2006 par un secrétaire général dont le plan de carrière personnel est de diriger une institution tripartite et qui donc ne fera rien pour créer des inconvénients à ses futurs mandants, notamment les gouvernements et les employeurs.

Le bilan intérimaire de la fusion qui a donné naissance à la CSI il y a deux ans et demie, confirme d’ailleurs que le secrétaire général est vraiment l’homme de la situation: la fusion s’est faite sur la base du plus petit dénominateur commun idéologique entre la CISL, déjà largement social-technocratisée, et la CMT, empreinte du corporatisme catholique. Le résultat est une organisation sans histoire, sans identité et sans idéologie, dont l’horizon politique ne dépasse pas les Objectifs du Millénaire des Nations Unies et le “travail décent” du BIT, et qui a en fait intériorisé le tripartisme. On peut considérer que la CSI fonctionne comme une ONG spécialisée dans le domaine du droit du travail au niveau des organisations intergouvernementales.

Quand à la CES, très intégrée dans l’UE, elle peine même à réagir aux attaques contre les droits syndicaux élémentaires de la Cour européenne de Justice (je parle des quatre arrêts de l’année dernière et de cette année qui tous renforcent les soi-disant “droits” du capital et affaiblissent les droits syndicaux, inimaginables il y a quelques années dans leur arrogance tranquille). Les multiples tendances de la CES (ex-communiste, ex-socialiste, ex-chrétienne, ex-libérale) se confondent elles aussi dans la social-technocratie, et ce n’est pas sur les syndicats se situant autrefois à gauche, trop heureux d’être enfin membres du club, qu’il faut compter pour gêner le consensus.

Ainsi donc, pour la première fois dans son histoire, le mouvement ouvrier n’a pas de référence conceptuelle reconnue et reconnaissable sur un projet de société qui pourrait être le sien. Observons une minute de silence. “Un autre monde est possible?” D’autres le disent à notre place.

C’est dans ce contexte que la question du renouvellement syndical se pose. Nous connaissons tous le dicton populaire que le poisson pourrit par la tête. Pour ma part, je n’ai jamais entendu que le poisson se renouvelait par la tête. Il faut donc chercher ailleurs.

Quels sont les espaces politiques disponibles? Un économiste socialiste philippin, Walden Bello, évoque plusieurs scénarios possibles: est-ce que l’intervention des gouvernements va simplement servir à stabiliser le capitalisme et, une fois stabilisé, à le rendre à ses propriétaires, comme si rien ne s’était passé? Allons-nous voir un deuxième round de politiques keynésiennes, avec un compromis négocié entre élites tripartites, éventuellement avec une composante verte? Allons-nous, au contraire, voir un déplacement des centres de pouvoir et de décision dans une direction plus populaire?

Pour sa part, il considère comme la possibilité la plus probable ce qu’il appelle la “social-démocratie globale”, et que moi j’appellerais la social-technocratie globale, c’est à dire un ordre social réformé et un consensus idéologique renforcé pour un capitalisme global moins inégalitaire.

Ce qui l’incite à privilégier cette perspective, c’est l’élection de Obama à la présidence des Etats-Unis et, en effet, l’élection d’un Afro-Américain avec des antécédents de gauche à la tête de ce qui reste quand même la principale puissance mondiale est le deuxième événement extraordinaire qui définit l’année dernière.

Obama a été porté à la présidence par un puissant mouvement populaire implicitement de gauche, mais sans objectifs clairement définis, avec une exigence de “changement” mais avec une grande marge d’interprétation sur ce que “changement” veut dire. Obama est un pragmatique dont la spécialité est le management social. Dans ces conditions, il devient le candidat idéal pour réaliser le projet de “social-démocratie globale”.

Est-ce cela que nous voulons? La “social-démocratie globale” telle qu’elle est définie par Bello peut sembler une option intéressante pour un mouvement ouvrier international démoralisé et désorienté, mais ce n’est qu’une option à court terme. Tant que les relations de pouvoir actuels restent en place, le capital transnational acceptera les réformes sociales et économiques qui lui seraient imposées par ce projet seulement le temps qu’il lui faudra pour se regrouper politiquement, et quand la prochaine crise arrivera il sera mieux armé pour réprimer toute mise en question de son hégémonie. L’expérience actuelle aura servi.

Il s’agit donc de changer les rapports de pouvoir actuels. Il n’y a personne pour le faire sauf le mouvement syndical, et il est loin de pouvoir assumer cette tâche. Pour le faire, il faut d’abord le mettre en forme, c’est cela que renouvellement veut dire, et c’est un processus douloureux. Pourquoi?
Parce que nous arrivons maintenant dans le domaine où on quitte les Etats et les gouvernements et où on arrive chez nous: en d’autres termes: lorsque nous parlons de renouvellement du mouvement syndical, il ne s’agit que de ce que nous pouvons faire par nous-mêmes, pour nous-mêmes, sans recours à des interventions extérieures, et en prenant toutes les responsabilités.

Le premier point, c’est que le renouvellement syndicat ne saurait commencer que sur le plan local, au départ. Il n’y a personne sauf vous, là où vous êtes. C’est là où tout commence.

Je laisse à côté, à dessein, toute discussion sur un programme politique. Ce qui m’intéresse, c’est la reconstruction des organisations, certes, sur une base idéologique qui correspond à nos intérêts. Mais les programmes politiques abondent, il y en a un excellent, la Déclaration de Pékin, élaboré par des ONG et quelques syndicats, allez voir sur: http://casinocrash.org. Le problème, c’est que les meilleurs programmes ne servent à rien si le rapport de force n’y est pas. Or, c’est justement le rapport de forces qui me préoccupe.

Par où commencer? En premier lieu, il s’agit de reconquérir notre identité. Cela est fondamental, si nous ne savons pas qui nous sommes nous saurons jamais quel est notre but. Pour gagner notre identité, deux démarches sont nécessaires: d’abord, recouvrir notre histoire, il reste beaucoup à faire, ensuite nous donner une idéologie.

La récupération de l’idéologie est une opération compliquée. Historiquement, le mouvement syndical, dans sa grande majorité, a été socialiste sous une forme ou une autre. Aujourd’hui, dans de nombreux pays, les relations historiques entre syndicats et partis socialistes sont devenus problématiques, à cause de la social-technocratisation des partis. D’autre part, le communisme stalinien, qui s’était présenté à ses administrés comme un mouvement “socialiste”, a compromis la notion de socialisme pour au moins une génération, dans les PECOs et ailleurs, partout où il a été dominant ou influent. Cela veut dire que les anciennes relations entre parti et syndicat ne sauraient être ressuscitées, ni sous la forme d’une courroie de transmission (dans un sens ou dans l’autre), ni sous la forme d’alliances clientélistes.

Néanmoins, le mouvement syndical a besoin d’une dimension politique. Tout ce que nous faisons est politique. Que faire? La meilleure option est sans doute de réinventer le socialisme à partir du mouvement syndical et de gérer le syndicat comme s’il était un parti, même quand nous sommes alliés à un parti. Il y a pas mal de précédents historiques pour une telle option, et pas des moindres. La culture et les expériences du syndicalisme révolutionnaire, français, espagnol, allemand, américain a beaucoup à nous apprendre.

Une tâche prioritaire et permanente du syndicalisme renouvelé est l’éducation, en particulier avec les méthodes participatives qui ne servent pas seulement à transmettre des connaissances nécessaires mais à apprendre aux membres à se former eux-mêmes et à gérer leur organisation.

La lutte pour la démocratie, sans conditions ni exclusives, une démocratie radicale, doit faire partie de notre identité politique: la démocratie est une question de classe. Souvenez-vous que dans les discussions autour de la Première Internationale, Marx incitait les ouvriers à s’organiser “pour gagner la bataille de la démocratie”.

Mais il faut en outre en tirer les conséquences pour nous-mêmes. Un renouveau syndical est impossible sans aborder et résoudre la question de la démocratie à l’intérieur de l’organisation. En effet, la démocratie est non seulement un but mais une méthode, un processus et une culture. Elle doit faire partie de l’identité même de l’organisation syndicale, car la crédibilité d’une organisation dépend de son fonctionnement intérieur.

Si vous voulez savoir ce qu’il faut penser d’une organisation qui vous promet un monde meilleur, il suffit de regarder comment elle fonctionne à l’intérieur: la société nouvelle qu’elle pourrait peut-être créer sera en tous points semblables à la manière dont elle fonctionne à l’intérieur.

La démocratie syndicale est enfin une condition de l’indépendance de l’organisation face aux gouvernements et de toute force extérieure qui cherche à instrumentaliser le syndicat pour des buts qui ne sont pas les siens, parce que démocratie veut dire que les membres décident et personne d’autre.

L’alliance avec les mouvements sociaux est absolument indispensable. C’est un énorme réservoir d’énergies. Ce sont nos alliés: les femmes, les écolos, les militants des droits de homme (qui souvent défendent des syndicalistes). Notre objectif doit être de susciter un vaste mouvement populaire capable d’une action permanente, de longue durée, rassemblant tous ceux qui veulent lutter pour un programme simple: justice et liberté!

Ensuite la question des droits. Profitons de la défensive du patronat pour récupérer les droits syndicaux partout où nous pouvons. Aux Etats-Unis, Obama est d’accord pour signer un projet de loi qui faciliterait énormément l’organisation syndicale des entreprises en simplifiant les procédures. Espérons que nos amis américains y parviennent (le patronat dépense des millions pour saboter cette loi en criant au communisme).

La question des droits syndicaux se pose partout, bien évidemment aussi en Tunisie, et ce combat doit être mené partout, des alliances très larges sont possibles et le soutien du BIT nous est acquis.

L’organisation est une priorité, et ceci surtout dans les domaines où les syndicats étaient peu présents: l’économie informelle, les femmes qui travaillent à domicile, qui vendent dans les marchés, qui ramassent les déchets dans la rue. Elles s’organisent d’ailleurs déjà: en Inde il existe une organisation de femmes auto-employées qui dépasse le million de membres, la SEWA (Self Employed Women’s Organisation), elle n’est pas la seule, il y en a partout.

Les travailleurs (et travailleuses!) de l’économie informelle représentent actuellement la majorité des travailleurs du monde, une forte majorité dans le Sud global, en moyenne 15% dans les pays industrialisés. Il faut évidemment faire alliance avec ceux (celles) qui sont déjà organisés, aider les syndicats traditionnels qui ont pris en charge le secteur informel. Là aussi il y a des réservoirs d’énergie dont le mouvement syndical ne peut se passer.

Il ne faut pas non plus être trop respectueux de la propriété privée. Il n’est pas toujours nécessaire d’accepter une fermeture d’usine, surtout quand on sait que l’usine fait des bénéfices et qu’elle est fermée uniquement parce que cela rapporte plus que de la maintenir en activité. En Argentine, de nombreuses usines supposées être en faillite ont été occupées par les travailleurs, puis remises en marche. Il existe maintenant une coordination nationale de ces usines auto-gérées.

Aux Etats-Unis, à Chicago, en décembre dernier une usine de matériel de construction avait décidé de fermer parce qu’elle ne recevait plus de crédits de sa banque, sans préavis aux travailleurs et sans compensation. Les travailleurs, organisés dans un petit syndicat indépendant, ont occupé l’usine, soutenus par une vague de solidarité des autres syndicats, de la population et des milieux politiques. Au bout d’une semaine d’occupation, la banque a débloqué 2 millions de dollars pour indemniser les travailleurs. L’importance de cette lutte est dans le fait que c’est la première fois qu’une occupation d’usine se produit aux Etats-Unis depuis les années 1930, et qu’elle a donné lieu à des manifestations de solidarité dans tout les pays et même en dehors des Etats-Unis. C’est un exemple qui porte.

Le syndicalisme rénovateur et militant a besoin de relais internationaux pour échanger des informations et des expériences et, le cas échéant, de se coordonner. Le problème, c’est que les institutions existantes du syndicalisme international peuvent difficilement remplir ce rôle. Tout au plus, certaines fédérations syndicales internationales pourraient donner une aide utile. Il faut donc créer des réseaux internationaux qui répondent aux besoins des rénovateurs. Heureusement, nous vivons dans l’âge de l’internet: en grande partie, ces réseaux existent déjà, et au besoin il n’est pas difficile de compléter le dispositif.

Je vous remercie de votre attention.


(1) Depuis ma lecture de Orwell et de sa description de la “Novlangue”, je suis intéressé aux usages politiques du vocabulaire et c’est la première fois que je vois apparaître le terme “récession sociale”. Qu’est-ce que c’est? Ce n’est évidemment pas une “révolution sociale”, nous en sommes loin, ce n’est pas non plus un “soulèvement”, ni même de “l’agitation”. En somme, ce n’est pas quelque chose que l’on fait, mais quelque chose que l’on subit, mais qui est néanmoins quelquepart menaçant.

(2) Dans la discussion, un camarade m’a fait remarquer que les manifestations syndicales en France, notamment le 1er mai unitaire réunissant pour une première fois les huit confédérations, et les manifestations qui ont suivi en juin, étaient quand même une démonstration de force.