Une nouvelle offensive syndicale en faveur des droits des travailleurs est nécessaire! (Paul Rechsteiner, 2009)

I.
Quelle est la signification des quatre nouveaux jugements (Viking/Laval/Rüffert/Luxembourg) de la Cour de justice des communautés européennes (CJCE)? Tout bien considéré, ils induisent un changement fondamental du projet européen.

Les traités de base de la CE/UE étaient des contrats économiques visant à mettre en place un marché intérieur. Ils ne contenaient que peu de règles relatives au droit du travail, à l’exception de celles garantissant la non-discrimination comme condition à la libre circulation des personnes.

Avec ses nouveaux jugements, la CJCE change, en tant qu’instance supérieure européenne, entièrement les bases sur lesquelles les Etats, le public et les syndicats s’appuyaient, à savoir le fait que les dispositions relatives au droit du travail dépendent des règles nationales, conventions collectives de travail comprises. Jusqu’à présent, il allait de soi que les Etats édictent des règles et des normes sociales valables pour toutes les personnes travaillant dans le pays pour protéger les salaires et les conditions de travail. Il allait également de soi que les syndicats concluent des CCT; avec le même impact. Les seules conditions à l’échelle européenne étaient et sont la non-discrimination. Tant que le principe de non-discrimination était respecté, l’UE ne s’occupait ni des CCT, ni des conflits sociaux ou des soumissions.

Les travailleurs et leurs syndicats disposaient du droit incontesté de défendre leurs salaires et leurs conventions collectives de travail, si nécessaire avec des actions de lutte syndicale.

Tout cela est appelé à changer suite au jugement de la CJCE. Les libertés du marché intérieur sont placées au-dessus de tout. A la base, les décisions visent à favoriser les libertés du commerce par rapport aux droits des travailleurs, ces libertés devenant un droit fondamental supérieur, passant pratiquement avant la constitution. Ce faisant, la CJCE a légitimé le projet, qui avait échoué politiquement avec Bolkestein.

Cette reformulation politiquement non légitime des bases de l’intégration par la cour de justice constitue, de fait, une usurpation de compétences, usurpation particulièrement dangereuse, puisque l’UE ne connaît pas d’instance supérieure à la CJCE.

Economiquement, les jugements déclenchent une stratégie de pression systématique sur les salaires. Il ne s’agit en effet pas d’autre chose que de dumping salarial institutionnalisé si

a) le niveau des salaires et les conditions de travail sur place (lieu de destination) ne sont plus déterminants;
b) la restriction de la liberté commerciale par des normes sociales (CCT, lois etc.) n’est acceptée que si elle ne gêne pas les libertés du marché intérieur;
c) les mesures de lutte syndicale contre les baisses salariales et la pression sur les salaires, mesures visant donc à défendre les conditions de vie, ne sont autorisées que si elles ne gênent pas la liberté commerciale.

Cette «radicalisation néolibérale des libertés du marché intérieur» (Scharpf) à l’encontre des acquis sociaux considérés comme allant de soi constitue une régression par rapport à tout ce qui prévalait jusqu’à présent dans le projet européen. Introduite par la jurisprudence, elle est soustraite à toute influence démocratique.

Les libertés du marché intérieur sont ainsi transformées en armes de la politique néolibérale permettant de faire pression sur les salaires et de détruire les acquis sociaux.

Les nouveaux jugements de la CJCE constituent donc une attaque contre les salaires et les syndicats, ayant les mêmes conséquences que le néo-libéralisme institué par Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Et ce, juste au moment où l’on constate l’échec du néo-libéralisme et du monétarisme à l’échelon mondial et où tout le monde devrait avoir compris les effets de la politique de baisse systématique des salaires réels poursuivie aux Etats-Unis ces 25 dernières années. Si les gens ne gagnent pas suffisamment d’argent pour pouvoir en vivre, les crédits hypothécaires et les prêts pour financer les études s’avèrent inutiles à long terme.

La stratégie politique visant à faire pression sur les salaires est suicidaire, tant pour l’économie nationale et pour la société qu’au plan social.

II.
Pour comprendre ce qui se passe en ce moment, il faut remonter aux débuts du capitalisme au 19e siècle. Pendant la deuxième moitié du 19e siècle, l’exploitation des masses populaires a débouché sur de premières restrictions fondées sur le droit du travail et sur la création de syndicats comme organisations d’entraide des travailleurs. Chaque loi sociale, chaque norme du droit du travail, du bannissement du travail des enfants à la limitation de la journée de travail, et surtout les règles salariales ont dû être imposées contre les libertés du marché. Les dispositions du droit du travail constituent toujours une restriction des libertés du marché. Le travail humain n’est pas une marchandise.

Ce sont exactement les mêmes questions fondamentales qui nous occupent aujourd’hui. De tout temps, les travailleurs ont dû être protégés par le droit du travail et des normes de protection sociale face aux libertés économiques. La remise en question de cet état de fait compromettrait tous les acquis des mouvements sociaux, des mouvements des travailleurs et de l’Etat social. Un tel capitalisme nous ramène tout droit à la barbarie.

III.
Vu la très grande portée de ces jugements ainsi que la faible réaction et la perplexité de la CES, nous avons décidé, l’été dernier (2008), de faire contrepoids, même si cela peut paraître audacieux de vouloir faire bouger les choses à l’échelon européen en tant que syndicat suisse. Etant néanmoins membre du mouvement syndical européen (et de la CES) et vu que l’évolution dans l’UE (de fait et par le biais des accords bilatéraux) se répercute inévitablement sur la Suisse, nous nous sommes résolus à agir.

Les mesures d’accompagnement à la libre circulation des personnes que nous avons réussi à imposer se basent sur le principe que les conditions de travail en Suisse («sur place») sont déterminantes. Les travaux effectués en Suisse doivent être rémunérés par des salaires suisses. La défense de ce principe contre des attaques internes (p. ex. la proposition du Conseil fédéral d’accepter le principe du « lieu de provenance » au lieu de celui du « lieu de destination »l pour les conditions de travail dans un projet de nouvelle loi sur les marchés publics) et externes (p. ex. la pression de l’UE sur l’annonce préalable de 8 jours dans notre loi sur les travailleurs détachés) fait partie de la conception des mesures d’accompagnement.

Le comité de l’USS a adopté un document de synthèse le 3 septembre 2008 pour «renforcer les droits des travailleurs en Europe» à l’attention du séminaire annuel des dirigeants des syndicats européens, qui s’est tenu à la fin septembre 2008 à Londres, et du comité de la CES d’octobre 2008. Le document présentait une brève analyse de la situation après les jugements de la CJCE et justifiait la revendication envers la CES de reprendre de manière offensive le principe du «salaire égal pour le même travail au même endroit» et de faire pression sur les institutions de l’UE sur cette base.

De manière similaire à la stratégie couronnée de succès de l’USS qui avait été fixée lors du congrès de Davos en 1998, nous avons proposé de conditionner le soutien du mouvement syndical européen au processus de développement du marché intérieur au respect des droits des travailleurs. Pour ce faire, une stratégie européenne et une stratégie nationale devraient être élaborées. De plus, nous avons proposé de défendre de manière offensive les dispositions nationales visant à protéger les employés contre la logique défavorable aux travailleurs des nouveaux jugements de la CJCE.

Nous savions certes qu’il ne serait pas facile d’inciter la CES à s’occuper de ce sujet, et les expériences réalisées depuis ont montré concrètement à quel point il est difficile d’élaborer une stratégie efficace pour défendre les droits des travailleurs à l’échelon européen. Le fait que l’actualité brûlante de la crise financière et économique ait relégué tout le reste au second plan n’explique qu’en partie ces difficultés. En effet, c’est surtout le fonctionnement de la CES qui explique le résultat intermédiaire peu satisfaisant de nos efforts.

Les difficultés ont commencé par le refus du secrétaire général actuel de la CES d’accepter le document et de le mettre à l’ordre du jour (ce qui suscite des questions quant au fonctionnement de la CES et est en tout cas mauvais signe pour ce qui est de la transparence de la démocratie syndicale à cet échelon). Même si nous avons pu faire face à cette obstruction en transmettant directement la traduction du document de synthèse aux organisations syndicales des autres pays européens, nous avons toujours dû lutter jusqu’à présent pour que ce sujet, pourtant central pour les syndicats européens, soit abordé.

Les expériences réalisées lors des discussions sur les questions suscitées par le document de synthèse nous rendent tout aussi perplexes. Bien que les réactions des organisations syndicales de divers pays et surtout des internationales des branches aient été très positives et que nous ayons été activement soutenu, notamment par les dirigeants des grands syndicats allemands, nous attendons toujours une réaction adéquate de la part du secrétariat compétent de la CES. Des lettres formulées diplomatiquement sous forme de prière à l’attention des présidences de l’UE et de la Commission européenne ne sauraient constituer une réaction appropriée face au défi historique qui se pose aux syndicats européens.

IV.
Après trois à quatre mois, nous pouvons au moins identifier une série d’obstacles, dans le cadre d’un genre de bilan intermédiaire, qui empêchent une politique syndicale offensive à l’échelon de la CES. On note notamment des pièges au niveau des arguments qui paralysent les syndicats et qui doivent être abordés ouvertement afin que les syndicats retrouvent leur capacité d’agir.

Un premier piège est l’aveuglement quant à la portée du changement résultant des jugements de la CJCE. Si l’on qualifie ces jugements «d’accidents» (dans le sens que des accidents arrivent dans la vie et dans la jurisprudence), on donne l’impression que la vie continuera comme avant après ces jugements, ce qui est faux. Ou si les premiers commentaires de la CES critiquent les jugements tout en saluant le fait que la CJCE ait reconnu le droit de grève, ces commentaires trompent sur le véritable caractère des jugements, lesquels ne constituent pas une avancée, mais un bond en arrière historique. La CJCE ne s’est pas occupée du droit de grève pour lui conférer un poids particulier à l’échelon européen, mais pour restreindre massivement ce droit fondamental, à savoir pour le soumettre aux libertés du marché intérieur. Aucune stratégie syndicale offensive contre cette attaque frontale contre les droits des travailleurs (et des syndicats) en Europe n’est possible, si cet aveuglement face aux jugements persiste. Il faut également combattre une illusion répandue non seulement auprès d’une partie de la gauche, mais aussi d’une partie des syndicats, que tout ce qui est placé à l’échelon européen constitue un progrès. (Le contraire serait évidemment tout aussi faux; il faut toujours procéder à une analyse concrète de la situation).

Un deuxième piège est la crainte, que l’on retrouve dans de nombreuses discussions à l’échelon européen, qu’une politique offensive des syndicats pour conditionner le soutien du processus d’intégration par le marché intérieur au respect des valeurs sociales, favorise le populisme de droite et le nationalisme. Cette crainte est infondée rien que du fait que des syndicats n’étant ni disposés, ni en mesure de défendre les intérêts de leurs membres là où ils travaillent, habitent et vivent, perdent toute raison d’être. Si quelque chose favorise le populisme de droite et le nationalisme, c’est bien un projet de marché intérieur d’inspiration néolibérale radicale, ne respectant d’aucune manière les valeurs sociales, et non pas la critique de cette évolution antisociale. La politique syndicale doit viser à défendre activement les valeurs sociales, également dans le cadre du processus d’intégration. Le fait de ne pas enjoliver la réalité constitue la base de toute politique syndicale crédible et consciente de sa force.

Le troisième piège au niveau des arguments n’est apparu qu’au cours des discussions menées ces derniers mois. La proposition de s’accorder sur le slogan « A travail égal, salaire égal » ou du moins sur un mot d’ordre contre le dumping salarial et social, en lien avec la défense des droits des travailleurs, pour mener une campagne européenne offensive de protection des travailleurs a été combattue par le secrétaire général de la CES avec le soutien de la présidente. Un des arguments du secrétaire général était qu’un tel mot d’ordre risquait de diviser l’Europe syndicale, les syndicats d’Europe de l’Est, à savoir leurs membres, étant indirectement rendus responsables du dumping social. Selon cette interprétation, la défense du niveau plus élevé des salaires dans les pays d’Europe de l’Ouest serait dirigée contre la population des nouveaux pays membres de l’UE.

Il s’agit là peut être du principal piège, car il montre que la compréhension la plus élémentaire des principes de la migration fait souvent défaut dans la perspective syndicale ou que ces principes ont été oubliés. Pourquoi les Italiens ou les Espagnols sont-ils venus travailler en Suisse ou en Allemagne? Pas pour toucher des salaires équivalents à ceux qu’ils touchaient en Italie du Sud ou en Espagne du Sud tout de même! Et si un ouvrier polonais travaille en Allemagne, ce n’est quand même pas pour gagner un salaire polonais. La défense des salaires et des conditions de travail locaux n’est pas que dans l’intérêt des salariés des pays dits à hauts salaires, mais aussi dans celui des migrants provenant de pays dans lesquels les salaires sont inférieurs. La défense du niveau local des salaires liée à une politique de non-discrimination constitue la base commune d’une représentation efficace des intérêts des salariés dans les conditions de la libre circulation des personnes avec des pays et des régions disposant de niveau de salaires différents.

Le fait que les procédures ayant conduit aux nouveaux jugements de la CJCE n’aient pas été lancées par les travailleurs est d’ailleurs éloquent. Les procédures visaient toutes à défendre les intérêts de l’économie et du patronat des pays à hauts salaires, et ce dans la ferme intention de faire pression sur les salaires. Nous connaissons parfaitement ce genre de situation en Suisse.

V.
Que faire? Il ne peut y avoir que des réponses politiques au défi néolibéral posé par les nouveaux jugements de la CJCE. Pour que des réponses politiques efficaces puissent être apportées, les syndicats doivent définir des positions claires et mener des campagnes appropriées. Il faut donc faire avancer les discussions à l’échelon de la CES, malgré l’ambivalence des expériences faites jusqu’à présent. Les questions qui nous préoccupent et les intérêts des salariés qui sont menacés actuellement sont trop importants pour être confiés au fonctionnement bureaucratique des appareils.

Pour que les choses changent, le débat doit aussi être mené au sein des syndicatset des confédérations des divers pays européens. En tant que mouvement social, les syndicats doivent instituer la défense des salaires et des conditions de travail locaux (au lieu de destination) comme base inaliénable du travail syndical.

Un Syndicalisme qui entend être un mouvement à la base aussi dans les questions européennes peut et doit veiller à ce que le mouvement syndical européen abandonne enfin son statut subalterne dans le projet européen et bénéficie du respect nécessaire en vue du défi de taille qui l’attend pour défendre les intérêts des travailleurs.

VI.
L’offensive pour défendre les salaires contre la pression et le dumping doit enfin être mise en rapport avec les autres campagnes en faveur des droits sociaux. En font partie, tant la campagne en faveur d’un salaire minimum que celle pour les droits syndicaux, à savoir le droit de se syndiquer et d’être syndicalement actif.

Aux Etats-Unis, Barack Obama a notamment été élu grâce à sa promesse de renforcer les droits syndicaux par le EFCA («Employee Free Choice Act»). C’est l’affaiblissement historique des syndicats et du droit de se syndiquer pendant l’ère néolibérale en place depuis Ronald Reagan qui a permis la stagnation, voire la baisse, des salaires réels des personnes actives. Le renforcement des droits collectifs est la clé d’une évolution plus sociale. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si le EFCA était la raison ayant poussé Walmart à investir massivement dans la campagne contre Barack Obama.

Sauf erreur, la capacité des syndicats européens à élaborer une réponse offensive et convaincante à la radicalisation néolibérale du projet européen provoquée par les jugements de la CJCE constitue une question clé, non seulement pour les salariés et les syndicats en Europe, mais aussi pour l’évolution même du projet européen.

Conférence tenue à Olten le 17 janvier 2009.
Paul Rechsteiner etait le président de l’ Union Syndicale Suisse.