Article dans Tribune socialiste genevoise n°91 et la réponse de Dan Gallin (1983)
Violence légitime
Aujourd’hui, dans l’immense tiers monde, les hommes. les femmes sont partout en lutte : des prisons d’Uruguay, d’Argentine, de Colombie, aux déserts du Sahara occidental et du Tchad, des forêts du Zimbabwe, des villes détruites du Liban du Sud aux montagnes du Kivu et de l’Erythrée. des hommes et les femmes combattent. résistent et meurent. pour conquérir. pour eux et leurs enfants, une vie plus digne, plus heureuse, plus libre, plus juste. Mais, en même temps, les anciennes et actuelles classes dirigeantes capitalistes – celles qui, dès la naissance du capitalisme en Europe et de son expansion coloniale au XIXe siècle, ont toujours détenu le pouvoir économique, social, politique et idéologique dans les sociétés du centre industriel et, par satrapes interposés. dans Je nombreuses sociétés de la périphérie – révisent leur stratégie. Elles restructurent leur système de domination mondiale. rendent plus efficace leur stratégie d’exploitation, rationalisent et potentialisent leurs efforts d’asservissement.
Les contradictions de l’opinion publique européenne
L’opinion publique européenne témoigne. face à ces luttes dune attitude profondément contradictoire. ambiguë et équivoque. Elle: reconnaît. admire. souvent le courage des combattants Mais. dès que la victoire est acquise, dès que les survivants entrent dans la capitale enfin libérée, bref: dès que naît, sur les ruines de la guerre, un Etat nouveau. indépendant et souverain, l’opinion publique européenne se rebiffe. refuse son soutien, oppose une attitude: radicalement critique à la politique des nouveaux gouvernants. Cette ambigüité . face: aux nouveaux Etats du tiers monde. qui habite: des démocraties occidentales. leurs gouvernements: .leurs journaux. leurs partis politiques, Eglises et syndicats. mérite réflexion.
Le caractère « jacobin » des mouvements de libération…
Tous les mouvements armés de libération du tiers monde sont. par la force des choses, des mouvements ultra-jacobins. Quatre-vingt-un combattants voyageaient à bord du Granma en décembre 1956. Dix-huit ont survécu aux premiers combats et rejoint la Sierra Maestra. Moins de sept cents guérilleros sont entrés à La Havanne le 6 janvier 1959. Au moment de la prise de Managua. Le 19 Juillet 1979, le Front sandiniste de libération nationale comptait à peine plus de quatre cent cinquante dirigeants et cadres disposant d’une réelle formation militaire et politique. Ils forment aujourd’hui l’armature du nouvel Etat. En août 1974. trente-trois commandants du PAIGC – pas un de plus! – ont débarqué sur l’île du Cap-Vert et édifié la nouvelle République En 1975, au moment du départ de l’occupant portugais, le MPLA n’était composé que d’environ trois mille hommes et femmes rescapés des massacres. Des prisons el des maquis – ayant une formation militaire et politique sérieuse La situation était la même au Mozambique après que le Frelimo eut brisé l’offensive du général Kaulza de Arriaga. traversé le Zambèze el mis en échec les troupes d’occupation coloniale. En 1974. le Frelimo ne comptait guère plus de quatre mille cadres formés: ceux-ci occupent aujourd’hui toutes les positions-clés de l’Etat. A Bissau. même situation: mille cinq cents hommes et femmes sont sortis de la forêt ou sont rentrés de Conakry et de Ziguidor en septembre 1974.
Ajoutez à cela les campagnes de sabotage, l’ostracisme dont ces hommes et ces femmes sont l’objet de la part des anciennes puissances coloniales et des Etats-Unis et vous comprendrez mieux la mentalité de ghetto, le traumatisme de l’encerclement qui habitent si souvent les dirigeants des nouveaux Etats.
La nature ultra-Jacobine de leur mouvement et leur traumatisme d’assiégés influencent tout naturellement leur conduite à la tête du gouvernement. Pour nous, Européens, qui jugeons avec tant d’arrogance, de facile conviction la conduite de ces hommes et de ces femmes miraculés des génocides el des massacres, une conclusion s’impose: il nous faut être intransigeants sur les principes, mais indulgents à l’égard des hommes. Celle attitude facilitera l’amélioration du jugement que nous portons sur les Etats nouveaux du tiers monde.
L’exercice du pouvoir d’Etat, du pouvoir de parti n’est ni basé sur le suffrage universel ni pluraliste à Maputo, Managua, La Havanne, Praia, Luanda ou Bissau. C’est un fait. On peut le regretter. Mais on ne peut raisonner contre l’histoire Par contre, le Mozambique, le Nicaragua, Cuba, l’Angola, la Guinée-Bissau, le Cap-Vert ont réalisé autre chose et mieux (dans l’actuelle phase du développement de leurs forces productives) qu’une démocratie parlementaire: ils ont créé des Etats, conquis une souveraineté. donné à manger à leur peuple et mis au monde une liberté qui ne mourra qu’avec le dernier des combattants.
On ne peut reprocher aux Sandinistes le report des élections générales à l’an 1985, alors que le Nicaragua est quotidiennement menacé d’invasion par les mercenaires nicaraguayens, argentins, sud-coréens, financés, encadrés par la CIA et stationnés au Honduras. Revendiquer aujourd’hui en priorité la liberté de presse dans un pays comme l’Angola, où l’analphabétisme dépasse les 60% est une absurdité. Comment s’insurger contre l’instauration du parti unique au Mozambique. alors que ce pays est déchiré par des rivalités tribales el que l’instauration du pluralisme ne servirait qu’à aiguiser la haine entre ethnie, hostiles. En bref: on ne saurait appliquer à l’action gouvernementale des nationalistes révolutionnaires du tiers monde les mêmes paramètres qu’on est en droit d’utiliser lorsqu’il est question de juger l’action du gouvernement de Suisse par exemple.
La vraie solidarité avec le tiers monde
J’insiste: aux dirigeants des nouveaux Etats nationaux d’Amérique latine, d’Asie. d’Afrique. l’histoire demande aujourd’hui. en priorité. de détruire la misère. de nourrir leur peuple. de développer les forces de production. de distribuer les terres et de créer un pouvoir central puissant capable d’empêcher à tout Jamais le retour arrogant. sous quelque masque que ce soit des anciens maîtres. Dans ces conditions, les paramètres de la démocratie occidentale sont malaisément applicables. Nous. Européens. Vivons à des années-lumière des combattants angolais. cubains. sahraouis. salvadoriens. guatémaltèques, ou mozambicains. « La tâche de l’intellectuel n’est pas de distribuer l’aménité mais d’essayer d’énoncer ce qui est; son propos n’est pas de séduire, mais d’armer » (Régis Debray). S’il est vrai que nous ne devons jamais renoncer à notre sens critique, il n’en reste pas moins que les mouvements armés de libération nationale du tiers monde et les Etats nouveaux qui naissent de leur combat défendent, dans des conditions difficiles et contre des ennemis communs, les principes de liberté. de justice. de souveraineté nationale qui sont les nôtres. Ces mouvements, ces Etats ne requièrent pas, ou du moins pas en premier lieu, notre jugement critique, distant. abstrait et neutre, mais notre solidarité.
Tribune socialiste genevoise n°92
3 novembre 1983
Pavillon de complaisance
L’article de Jean Ziegler, paru dans notre N° 91, a provoqué une réplique de notre camarade Dan Gallin, que nous publions ici Sous sa responsabilité malgré son ton polémique, car il soulève un problème que nous croyons important.
La rédaction
Deux poids, deux mesures
Dans son article « La violence légitime », paru dans la TSG du 5 octobre, Jean Ziegler navigue sous un pavillon de complaisance qui n’est pas celui du socialisme.
Nous avons toujours dit qu’il ne saurait y avoir de démocratie sans socialisme (parce que dans la démocratie bourgeoise la puissance de l’argent décide, en définitive, des grandes options, en congédiant d’ailleurs la démocratie elle-même lorsque les enjeux de classe deviennent trop importants) et qu’iI ne saurait y avoir de socialisme sans démocratie (parce que le contrôle démocratique des rouages de l’Etat est indispensable pour empêcher cet Etat de se transformer en instrument de domination et d’exploitation aux mains d’une nouvelle classe bureaucratique).
Là-dessus arrive Ziegler pour dire que, si une aspiration au socialisme tel que nous l’entendons n’est pas d’une ambition excessive dans les sociétés industrialisées et hautement développées, «on ne saurait appliquer à l’action gouvernementale des nationalistes révolutionnaires du tiers monde les mêmes paramètres qu’on est en droit d’utiliser lorsqu’il est question de juger l’action du gouvernement de Suisse, par exemple».
Deux poids, deux mesures, donc, Pourquoi? Parce que les pays du tiers monde ou, pour mieux dire, les pays économiquement colonisés, partent de plus bas, que leur misère est grande et les cadres révolutionnaires peu nombreux. Ils doivent donc, en priorité, « détruire la misère, nourrir leur peuple, développer les forces de production, distribuer les terres et créer un pouvoir central puissant ». Ce pouvoir central puissant doit être « ultra-jacobin » pour faire face aux agressions constantes des anciennes puissances coloniales et des Etats-Unis, ce qui explique « la mentalité de ghetto, le traumatisme de l’encerclement. qui habitent si souvent les dirigeants des nouveaux Etats ».
L’argument a déjà servi, et sert encore, pour justifier le stalinisme, d’abord en URSS (sous la plume de tous les apologistes depuis les années 1930), puis en Chine, au Vietnam, au Cambodge, etc. Tout y est: la misère du peuple et le lourd héritage de l’exploitation capitaliste, la menace contre-révolutionnaire, l’encerclement impérialiste. Cela a servi pour justifier d’abord l’écrasement des anarchistes. socialistes révolutionnaires et mencheviks, ensuite des oppositions communistes, la collectivisation forcée, les procès de Moscou. la révolution culturelle et, pour finir, Pol Pot.
La démocratie n’est ni un luxe de riches…
Le problème fondamental en cause n’est pas celui de la violence mais celui de la démocratie. Ce qui relie le raisonnement de Ziegler à l’apologie du stalinisme c’est la conception de la démocratie comme un élément superflu, un luxe de riches, Or, la démocratie n’est pas une possession. dont on pourrait se passer si on ne peut pas se la payer. mais une méthode politique de résolution des conflits et un moyen de lutte permanente. Elle est un élément indispensable. non seulement du socialisme. mais de la lutte pour le Socialisme.
…ni le règne de l’élite révolutionnaire
Ziegler oppose à la «démocratie parlementair » le pouvoir d’Etat qui, selon lui, est plus apte à satisfaire les besoins essentiels du peuple. De quoi s’agit-il en réalité? De l’Etat aux mains des élites révolutionnaires avec lesquelles Ziegler s’identifie, et qui décident à la place du peuple quels sont les problèmes qu’il a le droit de considérer comme prioritaires et par quels moyens ils doivent être résolus. Quand au peuple, «leur» peuple, à qui ils « donnent à manger », il est le chœur des figurants du théâtre révolutionnaire, qui n’a qu’à attendre que la manne lui tombe du ciel organisé par le parti unique. Ce n’est pas à la «démocratie parlementair » que Ziegler en veut, c’est à la démocratie tout court, qui implique obligatoirement la reconnaissance du pluralisme des opinions et des moyens de les exprimer (partis. syndicats et presse indépendants), le respect des libertés fondamentales (opinion, assemblée et grève), le respect des lois et la protection du citoyen contre l’arbitraire du pouvoir. Ce n’est que dans ces conditions que le peuple. lui-même, et non pas des élites responsables devant personne, est en mesure de faire des choix politiques, de définir des options et de résoudre autrement que par une violence sans légitimité aucune des conflits dont on sait qu’ils sont inévitables dans n’importe quelle société.
Le piège de la «nécessité historique»
On ne peut pas «raisonner contre J’histoire» dit Ziegler. Merci bien. Pour s’écraser devant les puissants ou les vainqueurs d’occasion il n’y .avait pas, besoin d’attendre Jean Ziegler. D’autres .avant lui ont fait de nécessité vertu, ou le chien crevé au fil de l’eau. Ils sont oubliés aujourd’hui. Les grandes figures du socialisme, par contre, sont celles qui ont su résister aux faits accomplis de «l’histoire», c’est-à-dire qui ne se sont pas résignées au résultat provisoire d’un rapport de forces défavorable.
Contre la démocratie, les arguments et les méthodes des réactionnaires et des bureaucrates autoritaires convergent. Le raisonnement de Ziegler peut mener ainsi à des résultats inattendus. Si la priorité du tiers monde n’était que de «détruire la misère, nourrir le peuple, développer les forces de production», pourquoi alors ne pas applaudir Singapour, Taiwan ou la Corée du Sud, où le capitalisme a réalisé ces objectifs avec des méthodes et des arguments tout-à-fait semblables à ceux des dictatures bureaucratiques: parti unique, mise au pas des syndicats, grèves interdites, presse muselée, arbitraire policier et manipulation de la menace étrangère pour faire taire l’opposition. Si la démocratie, et la dignité humaine qu’elle protège, n’était pas une priorité, pourquoi ne pas alors simplement se réjouir que le niveau de vie des travailleurs noirs d’Afrique du Sud est généralement supérieur à celui des travailleurs des Etats africains indépendants? Si les campagnes de sabotage» et «l’ostracisme» de voisins puissants devaient suffire à justifier la militarisation de la société, la paranoïa politique et la subordination de la démocratie à l’intérêt national tel qu’il est défini par les élites dirigeantes, pourquoi ne pas mettre Israël au même bénéfice du doute («vous comprendrez mieux la mentalité de ghetto, le traumatisme. de l’encerclement») que Ziegler est prêt à accorder au Nicaragua, à Cuba ou à l’Angola?
Pourquoi ne pas reprocher aux Sandinistes le report des élections générales en 1985 alors qu’ils sont au pouvoir depuis 1979, quand les Somozistes étaient en déroute et que le pays n’était pas du tout «quotidiennement menacé d’invasion»? En quoi le fait que l’analphabétisme en Angola dépasse les 60% justifie-t-il une presse unique? Les idées véhiculées par la presse circulent aussi chez les analphabètes Ou faut.-il priver les analphabètes de leurs droits politiques? Pourquoi ne pas instaurer une pluralité de partis à Cuba, pays qui n’est pourtant pas «déchiré par des rivalités tribales» comme le Mozambique? En parlant du Mozambique, de quel droit son gouvernement vient-il de décider la déportation d’une grande partie de la population des villes sous prétexte qu’elle n’est pas «productive» ?
La vraie solidarité avec le tiers monde
De quel droit, d’ailleurs, Ziegler octroie-t-il des dispenses de démocratie ? Qui le lui demande” Les travailleurs du tiers monde ? Sûrement pas. Ses amis dans les bureaucraties naissantes des dictatures «progressistes» ? Peut-être. mais il ne s’agit alors que d’une complicité d’élites sur le dos des travailleurs. De quel côté est alors l’arrogance ? N ‘y a-t-il pas une arrogance monumentale, élitaire. démagogique et raciste, à décréter un régime d’exception pour le tiers monde et à justifier le déni de démocratie aux Africains et Latino-Américains. par exemple, alors que l’on revendique la même démocratie pour soi-même ? En se faisant le défenseur des nouveaux maîtres des bureaucraties naissantes. Ziegler ne fait aucunement preuve de solidarité avec ceux qui se battent dans le tiers monde pour le socialisme, au contraire. il leur enfonce la tête sous l’eau.
S’élever contre l’intervention américaine en Amérique centrale ou sud-africaine en Afrique australe? Oui, absolument. mais les yeux ouverts. sans faire croire que les ennemis de nos ennemis sont forcément nos amis, et sans user des ressources de la mauvaise foi pour abandonner le combat pour la démocratie et le socialisme.
Solidaires avec le tiers monde? Oui. absolument, mais avec les révolutionnaires authentiques, tels que Wei Jingshang. militant du mouvement démocratique en Chine. condamné à 15 ans de prison en octobre 1979, qui déclarait au tribunal : «Le procureur m’accuse de vouloir renverser le système socialiste. Ceci n’est pas conforme à la vérité. Je divise le système socialiste en deux grandes catégories : la première est le socialisme autoritaire sur le modèle de l’Union soviétique, caractérisé par la concentration du pouvoir dans une poignée de mains. La seconde catégorie est le socialisme démocratique qui se caractérise par la concentration du pouvoir dans l’ensemble du peuple organisé de façon démocratique». Solidaires avec des démocrates comme Diallo Telli. ancien secrétaire général de l’Organisation d’unité africaine, mort de faim dans les geôles de Sékou Touré, qui écrivait en prison :
«Pour se maintenir au pouvoir, l’Etat du parti unique n’hésite pas à sacrifier. en tout ou en partie, le développement économique et le bien-être du peuple. consacrant la plus grande partie du budget national à équiper et développer une armée». Deux cas parmi des dizaines de milliers.
Contrairement à Ziegler citant Régis Debray, je n’ai pas d’opinion sur la «tâche des intellectuels», mais je sais que la tâche des militants socialistes n’est en tout cas pas d ‘intérioriser la mauvaise conscience de la bourgeoisie et de faire le poisson-pilote des dictatures bureaucratiques du tiers monde, de leur dispenser des exemptions de démocratie et de prendre prétexte des crimes du capitalisme pour justifier ceux des satrapies néo-staliniennes.