Le parti de la dernière chance (Dan Gallin, 13 octobre 2011)

Le Centre Praxis de Moscou (http://www.praxiscenter.ru/about_us/francais) a entrepris de traduire et d’éditer en russe le livre de Wilebaldo Solano: “Le POUM: Révolution dans la guerre d’Espagne”.

Solano était le dernier secrétaire général du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM), décédé en 2010. Dans sa préface pour l’édition russe, Dan Gallin décrit le contexte international, le mouvement socialiste révolutionnaire en Europe dont le POUM faisait partie et son intervention dans la guerre d’Espagne.

Tout commence par la conscience et rien ne vaut que par elle
Albert Camus
Le Parti de la dernière chance
Le Centre Praxis a un immense mérite d’avoir traduit et édité le livre de Wilebaldo Solano: “Le POUM: Révolution dans la guerre d’Espagne”. Cette guerre est un événement charnière dans l’histoire du mouvement ouvrier. C’était la première et la dernière bataille rangée du prolétariat européen contre le fascisme. Parmi les résistances, elle était la plus grande, la plus longue et celle qui a exigé les plus grands sacrifices. Elle est entourée de mythes qui obscurcissent sa signification et le plus délétère de ces mythes concerne le rôle de l’URSS et de l’Internationale communiste, la Comintern. Selon le mythe, l’URSS, par son soutien à la République espagnole, aurait été le principal rempart contre le fascisme. La réalité est tout autre: c’est l’histoire cachée de la révolution espagnole, que le soutien de l’URSS à la République a permis d’étrangler, ouvrant ainsi la voie au fascisme. Le livre de Solano documente cette réalité. Il était particulièrement important de rendre cette histoire accessible aux lecteurs russes, et c’est une revanche historique que ce livre paraisse à Moscou, d’où sont partis, en 1936, les assassins de la révolution.

Il est également important de rappeler le contexte politique international, qui est celui du mouvement socialiste révolutionnaire indépendant, en Europe et au delà. Le POUM faisait en effet partie d’un mouvement plus vaste, qui cherchait à dépasser les limites de la social-démocratie et du communisme stalinien. Les prolongements de ce mouvement existent encore sous différentes formes, en partie dans les partis socialistes, en partie dans des organisations indépendantes qui transmettent la mémoire historique, afin qu’elle puisse servir à de nouvelles luttes. En Espagne, c’est la Fondation Andreu Nin, en Russie le Centre Praxis. Ils ne sont pas seuls.

Le POUM apparaît dans l’histoire à un moment où le mouvement ouvrier international vient de subir, en Europe, ses plus graves défaites. En 1935, lorsque le Bloc Ouvrier et Paysan (BOC) et a Gauche Communiste Espagnole (ICE) fusionnent pour créer un nouveau parti révolutionnaire en Espagne, le fascisme avait déjà triomphé en Italie, au Portugal, en Allemagne et en Autriche.

En Italie, Mussolini brise l’opposition démocratique, la gauche et les syndicats et crée le prototype de l’Etat fasciste dès 1925. Au Portugal, la grève générale insurrectionnelle lancée par la CGT en 1934 contre “l’Estado novo” de Salazar, est réprimée par l’armée. En Allemagne, Hitler prend le pouvoir en 1933 sans rencontrer de résistance. Les partis ouvriers, social-démocrate et communiste, disposent chacun de milices paramilitaires qui ne bougent pas. Le Parti communiste combat en priorité les social-démocrates, et ceux-ci s’accrochent à une légalité qui est en train de disparaître. Ils se retrouveront dans les camps de concentration nazis dès mars 1933. En février 1934, la milice socialiste autrichienne, le Schutzbund, se bat contre le coup d’Etat de Dollfuss, sans avoir reçu d’ordres, par refus de se laisser désarmer. Elle est écrasée quand l’armée intervient avec son artillerie aux côtés de la milice fasciste.

En Espagne aussi la grève générale d’octobre 1934 et la révolte des Asturies, réprimée par des troupes commandées – déjà – par le général Franco, fait partie de ces luttes ouvrières révolutionnaires des années 1930 contre une droite autoritaire et contre la montée du fascisme.

Le mouvement ouvrier des années 1930 était divisé en deux grands blocs, la social-démocratie et les communistes, mais ils ne sont pas seuls. Des courants socialistes révolutionnaires indépendants se manifestent dès la fin de la première guerre mondiale. Ils proviennent en partie des oppositions socialistes anti-militaristes et internationalistes de la guerre 1914-1918, qui refusent cependant d’adhérer à la Comintern, constituée en mars 1919, dans la plupart des cas par refus des 21 conditions d’adhésion. Par la suite l’immobilisme et le légalisme des grands partis social-démocrates face à la menace fasciste crée de nouvelles scissions sur leur gauche.

A noter dans ces premiers regroupements des socialistes de gauche, le rôle des organisations socialistes russes, ukrainiennes et géorgiennes, déjà contraintes à l’exil: les mencheviks de différentes tendances, notamment les internationalistes de Martov, le Bund des travailleurs juifs, les SR de gauche, les SR d’Ukraine et d’Ukraine subcarpathique, les Géorgiens avec Tseretelli, Zhordania et Ramishvili, assassiné à Paris en 1930 par un agent du NKVD.

Les syndicalistes révolutionnaires en Espagne (CNT), qui avaient adhéré à l’Internationale syndicale rouge (ISR) lors de sa constitution en 1921, la quittèrent dès 1922, pour reconstituer l’Association internationale des Travailleurs (AIT) en Internationale syndicale anarcho-syndicaliste. Andreu Nin, qui avait participé au congrès de fondation de l’ISR comme délégué de la CNT, rejoint le Parti communiste de l’URSS, devient secrétaire général adjoint de l’ISR de 1921 et le reste jusqu’en 1927 lorsqu’il rejoint l’Opposition de gauche. En France, des syndicalistes révolutionnaires qui avaient rejoint le PC, notamment Pierre Monatte et Alfred Rosmer, en sont exclus en 1924 et fondent La Révolution prolétarienne, en rupture avec le Comintern.

La troisième source du socialisme révolutionnaire est celle des oppositions communistes, surtout après la “bolchévisation” lancée par Staline en 1924 qui aboutit à la subordination totale des partis communistes au Parti-Etat soviétique et entraîne des vagues successives d’exclusions.

La résistance politique à la prise de pouvoir par Staline dans le Parti communiste de l’URSS donne lieu à deux tendances principales qui ont des prolongements internationaux: “l’Opposition de gauche”, qui se manifeste dès 1923, animée par Trotsky, devient un courant international en 1930, dont l’ICE fait partie. Elle se transforme en 4ème Internationale en 1938. D’autre part, “l’Opposition de droite”, qui soutient Boukharine, devient à son tour un courant international en 1930, fortement implanté en Allemagne, en Suède et aux Etats-Unis. Le BOC, sans y adhérer, en est proche.

De 1923 à 1932 le regroupement international de la gauche socialiste et de ses courants révolutionnaires est faite de scissions et de fusions successives, au fur et au mesure que la crise des grands partis, social-démocrate et communiste, s’approfondit, et que l’issue de ces crises devient inatteignable dans le cadre de ces partis. Après l’échec des tentatives de reconstitution de l’unité ouvrière se pose la question d’une nouvelle Internationale.

Le Centre marxiste révolutionnaire international se crée en 1932 à l’initiative du Independent Labour Party (ILP) britannique, qui en assure le secrétariat. Il s’appelle par la suite Bureau International de l’Unité Socialiste Révolutionnaire mais reste plus connu sous le nom de Bureau de Londres. Il rassemble des partis de treize pays, issus, d’une part, de scissions de la gauche de la social-démocratie, tels que le Parti socialiste ouvrier allemand (SAP) ou, en France, la Gauche révolutionnaire de la SFIO (qui en 1938 devient le Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP)), d’autre part, de scissions des partis communistes, tels que le Parti socialiste de Suède, ou l’Opposition communiste (KPO) en Allemagne. Le POUM en devient membre lors de sa formation en 1935. Le Parti travailliste norvégien est le seul parti ouvrier, très majoritaire dans son pays, qui adhère en bloc, mais il rejoint l’Internationale socialiste en 1933.

Edo Fimmen, secrétaire général de la Fédération internationale des travailleurs des transports (ITF), est membre du Parti socialiste indépendant (OSP) des Pays-Bas, affilié au Bureau. Sous sa direction, l’ITF affrète des navires qui rompent le blocus des Asturies pendant la guerre civile en Espagne.

Les partis du Bureau de Londres sont divisés sur la question du Front populaire ou Front d’unité ouvrière. Ils appellent à l’unité des partis socialistes et communistes contre la montée du fascisme, rejoignant ainsi Trotsky, mais un rapprochement avec le mouvement trotskiste échoue: la majorité des partis du Bureau, dont le POUM, s’oppose à la création d’une nouvelle Internationale. La majorité de ces partis, aux origines et politiques hétérogènes, considère que la fondation d’une Internationale serait prématurée, et qu’elle ne saurait de toute façon pas s’appuyer sur les groupuscules trotskystes. Trotsky lance des polémiques contre le “centrisme” du Bureau, en particulier contre Andreu Nin et la direction de l’ICE pour avoir préféré la fusion avec le BOC à l’option trotskiste.

Le coup d’Etat des généraux fascistes en Espagne en juillet 1936, qui déclenche la révolution en Catalogne et la guerre civile dans tout le pays, change radicalement la situation politique de la gauche révolutionnaire. Après les batailles perdues contre le fascisme dans toute l’Europe, voici que s’ouvre un nouveau front, une bataille que le mouvement ouvrier peut gagner.

Pour le POUM, et dans une certaine mesure pour la CNT et pour la gauche du PSOE, la guerre et la révolution sont indissolublement liés: sans révolution, la guerre ne pouvait être gagnée. Dès lors, le POUM devient le parti autour duquel s’organisa l’activité du Bureau de Londres et de ses partis membres. Dès le mois de juillet, des volontaires affluèrent de toute l’Europe et de plus loin pour se battre, socialistes révolutionnaires, communistes dissidents dans les milices du POUM, anarchistes dans les milices de la CNT. Même des membres des PC rejoignent ces milices, qui étaient les premières à combattre, puisque les Brigades internationales ne seront organisées par le Comintern qu’à partir du mois d’octobre, quand Staline se rend compte qu’une révolution est possible en Espagne et qu’elle risque de lui échapper.

On estime que près de 700 volontaires internationaux, d’au moins 28 pays, rejoignirent les unités du POUM, provenant pour la plupart des partis du Bureau, mais aussi d’autres, notamment trotskistes de différents pays. Plus de la moitié des internationaux étaient des Allemands, principalement du KPO et du SAP. Une centaine environ de volontaires britanniques du ILP combattirent en Espagne, dont la moitié dans les milices du POUM (George Orwell était le plus connu d’entre eux), d’autres avec les Brigades internationales ou des unités de la CNT. Une vingtaine d’Italiens (socialistes maximalistes, bordigistes et trotskistes) combattirent avec le POUM.

A partir des mois d’août et de septembre 1936, des socialistes révolutionnaires rejoignent aussi les milices de la CNT. Le Bataillon Matteotti, commandé par Carlo Rosselli, dirigeant du mouvement socialiste Giustizia e Libertà (GL), et par l’anarchiste Camillo Berneri, combat avec la Colonne Ascaso de la CNT sur le front d’Aragon. Il était composé d’Italiens de différentes tendances (anarchistes, républicains, maximalistes, “giellistes” (GL), communistes) et remporta une bataille importante au Monte Pelado en août 1936. A la radio de Barcelone, Rosselli lance: “Oggi in Spagna, domani in Italia”.

Cependant, Staline et le Parti communiste espagnol à ses ordres, sont décidés à détruire les forces révolutionnaires susceptibles de prendre la direction d’une révolution ouvrière qui pouvait servir d’exemple alors que Staline était en train de liquider ce qui restait de la Révolution russe. Le premier procès de Moscou a lieu en août 1936. Dès octobre, les staliniens commencent leurs agressions contre les poumistes, les accompagnant d’une campagne de calomnie et de diffamation monstrueuse.
L’URSS est en position de force: alors que les démocraties occidentales refusent leur aide à la République, elle reste le seul pays, avec le Mexique, à lui apporter une aide militaire, assortie de conditions politiques qui finissent par paralyser les institutions de l’Etat. Le PCE, insignifiant au début de la guerre civile, investit les leviers du pouvoir: la police et l’armée, aidé par les spécialistes envoyés par l’URSS. L’épreuve de force, ce sont les journées de mai 1937 à Barcelone, auxquelles Solano consacre un chapitre de son livre. Un détachement policier sous commandement communiste tente de prendre le contrôle de la centrale téléphonique tenue par la CNT. Les cénétistes se défendent, et la ville entière se soulève. Le POUM se joint aux cénétistes, mais la direction nationale de la CNT, qui participe au gouvernement de la République, impose la cessation des combats. Dès lors, le rapport de force change, les staliniens reprennent l’initiative, obtiennent la démission de Largo Caballero et son remplacement par Negrin, socialiste mais collaborateur des communistes. Plus rien ne s’oppose à la répression.

Robert Louzon, syndicaliste français de la Révolution prolétarienne, dans son étude sur les Journées de mai, citée par Pierre Broué, se déclare frappé de l’écrasante supériorité des ouvriers en armes, maîtres, pratiquement sans combat, des neuf dixièmes de la ville. Mais il souligne que cette force ne fut utilisée que pour la défensive. Pierre Broué conclut: “Il est certes permis de penser que la réaction spontanée des travailleurs de Barcelone pouvait ouvrir la voie à un nouvel élan révolutionnaire, et qu’elle était l’occasion de renverser la vapeur. L’historien se contentera de constater que les dirigeants anarchistes ne l’ont pas voulu et que ceux du POUM. n’ont pas cru le pouvoir.” C’était la dernière chance de la révolution.

La répression déclenchée par le NKVD et les communistes espagnols à partir de mai 1937 contre le POUM et la gauche anti-stalinienne frappe les volontaires internationaux avec violence. Les tueurs du NKVD assassinent le marxiste révolutionnaire autrichien Kurt Landau, conseiller du POUM, Bob Smillie du ILP, le socialiste Marc Rhein, fils du dirigeant menchevik Rafael Abramovitch, les trotskistes Erwin Wolf, Hans Freund et Goffredo Rosini, un proche de Gramsci exilé au Brésil, George Tioli, un agent du Comintern entré en dissidence, Alberto Besouchet, militaire brésilien proche des trotskistes et volontaire des Brigades internationales, les anarchistes Camillo Berneri et Francesco Barbieri, parmi d’autres.
De nombreux internationaux sont arrêtés et détenus dans les prisons privées du NKVD, les “tchekas”.

Certains purent s’échapper, d’autres sont relâchés grâce aux campagnes internationales du Bureau de Londres et de ses partis membres qui envoyèrent plusieurs missions, de partis de l’Internationale socialiste, de comités de solidarité réunissant intellectuels, syndicalistes et dirigeants politiques de divers horizons de gauche, notamment en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis.. D’autres encore sont arrachés aux “tchekas” par des commandos socialistes et anarchistes. La situation des exilés, Allemands, Autrichiens, Italiens et autres, qui ne pouvaient prétendre à une protection diplomatique, même toute relative, est particulièrement difficile.

Le sort des militants du POUM ne fut guère plus facile. Environ un millier de militants du POUM sont arrêtés, une cinquantaine assassinés, dont Andreu Nin, enlevé et torturé à mort le 20 juin 1937. Après la dissolution des unités militaires du POUM, ses miliciens versés dans les unités sous commandement communiste sont assassinés ou envoyés au front dans des missions suicidaires, mais d’autres sont accueillis dans des unités commandées par des cénétistes ou socialistes de gauche, où ils purent survivre. Un procès des dirigeants du POUM organisé par le NKVD en 1938, qui devait être un “procès de Moscou en Espagne” et qui devait confirmer leur “complicité avec les franquistes”, tourne court: Andreu Nin était mort sous la torture sans signer des “aveux”, les accusés résistent et deviennent des accusateurs, des dirigeants socialistes et anarchistes témoignent en leur faveur et la campagne internationale de solidarité dans toute l’Europe et aux Etats-Unis finit par discréditer le coup monté du NKVD.

Des militants cénétistes et anarchistes subissent également la répression du NKVD et des communistes espagnols. Ainsi, douze membres des Jeunesses libertaires sont trouvés assassinés au bord de la route, y compris Alfredo Martinez, secrétaire du Front de la Jeunesse révolutionnaire, constitué par la Jeunesse communiste ibérique, dont le secrétaire était Wilebaldo Solano, et les Jeunesses libertaires.

La répression contre le POUM, les anarchistes et leurs camarades internationaux se passe en marge des autorités de la République, impuissantes. En août, une délégation conduite par James Maxton, député du ILP, enquête sur les accusations lancées contre le POUM et la disparition d’Andreu Nin. Manuel Irujo, Ministre de la Justice (nationaliste basque), leur déclare que la police était devenue “quasi indépendante” et qu’elle était en réalité sous le contrôle d’éléments communistes étrangers. Une autre délégation conduite par John McGovern, également député du ILP, en décembre, reçoit la même réponse de Juliàn Zugazagoitia, Ministre de l’Intérieur (socialiste): “Nous avons reçu l’aide de la Russie et nous avons dû permettre certains actes qui ne nous plaisaient pas”.

En 1939 le “gouvernement de la victoire” de Juan Negrin perd la guerre. Barcelone tombe le 26 janvier et la résistance armée cesse en Catalogne le 9 février. Les prisonniers du POUM craignaient de tomber aux mains des franquistes, mais le Ministre de la Justice, le socialiste González Peña, les libère à l’avant-veille de la chute de Barcelone. Ils réussissent à passer en France, où ils sont attendus par des militants du PSOP.

Alors que le front républicain s’effondre, Negrin et les communistes appellent à la résistance à outrance. Le 12 mars, Negrin, ses conseillers soviétiques et l’état-major communiste s’enfuient par avion. Franco proclame la fin de la guerre le 1er avril 1939.

On est à cinq mois de la deuxième guerre mondiale. L’URSS avait progressivement diminué son aide militaire à la République à partir de l’été 1938, amorçant le tournant dans sa politique extérieure qui aboutit à la signature du pacte Molotov-Ribbentrop le 23 août 1939. L’armée allemande envahit la Pologne le 1 septembre, suivie par l’armée soviétique le 17 septembre.

Le Bureau de Londres est dissout en 1939. Il avait fait de la lutte contre la guerre un axe principal de sa politique. La révolution espagnole avait clarifié les enjeux et lui avait donné une nouvelle dimension.
Au congrès du Bureau à Bruxelles, en octobre 1936, Fenner Brockway du ILP avait déclaré: “La révolution espagnole deviendra la révolution européenne. Cela peut paraître utopique, mais, à la suite du développement de la situation en Espagne, alors que la Russie soviétique menace de déchirer le Pacte de Non-intervention, il est indispensable que nous soyons prêts pour une révolution sociale qui s’étendra au delà des frontières.”

Brockway poursuit: “Dans la classe ouvrière, comme résultat de la lutte héroïque de nos camarades espagnols, il y a une renaissance de l’esprit révolutionnaire (…) En ce moment même, des événements, du processus historique, du mouvement général de la classe ouvrière, s’élèvent des forces qui créeront une nouvelle Internationale révolutionnaire (…) Je dis à ce Congrès qu’il peut aussi être vrai que ce qu’a été la révolution sociale en Russie à la naissance de la Troisième Internationale, la Révolution Sociale en Espagne le sera à la naissance d’une nouvelle Internationale révolutionnaire.”

C’était aussi la perspective du POUM. Comme l’écrit Solano plus tard, dans des termes moins exaltés, “Il fallait s’armer idéologiquement, politiquement et organisationellement afin de vaincre en Espagne et ainsi d’empêcher tout développement du fascisme en Europe en évitant une seconde guerre mondiale et en ouvrant des perspectives de libération pour le mouvement ouvrier européen.”

En réalité, la révolution espagnole était isolée. En France, les grandes grèves de juin 1936 pouvaient laisser croire à une perspective révolutionnaire, mais le gouvernement du Front populaire y avait mis fin. Au socialiste révolutionnaire Marceau Pivert, membre du Bureau de Londres, qui affirmait en juin 1936 que “tout était possible”, Maurice Thorez, secrétaire général du PC français, répond que tout n’était pas possible et qu’il fallait “savoir terminer une grève”. Dans le reste de l’Europe, rien de bouge. Aux Etats-Unis il y a certes un renouveau du mouvement ouvrier avec l’essor de la CIO mais sans conséquences immédiates sur le plan international.

S’il est néanmoins vrai que la révolution espagnole pouvait être la dernière chance d’une révolution européenne, il aurait fallu pour cela que la CNT s’engage pleinement avec le POUM. Nous avons vu que cela n’était pas le cas. A ce sujet, le récit de Solano sur l’entrevue des dirigeants du POUM avec ceux de la CNT du 3 mai 1937 (dans le Chapitre 4) est des plus instructifs.

Mais il y a surtout, dans la politique du Bureau, une méconnaissance fatale d’un facteur nouveau: la puissance contre-révolutionnaire de l’URSS. Or, c’est là le facteur décisif pourquoi le rapport des forces à l’échelle mondiale est loin d’être aussi favorable à la révolution espagnole en 1936 qu’il l’était en 1917-19 à la révolution russe

Le congrès de Bruxelles, où Julian Gorkin représentait le POUM, salue l’aide militaire de l’URSS, tout en mettant en garde contre la “colonisation de la classe ouvrière espagnole en échange d’armes”. On sait ce qu’il en est advenu. Le congrès adopte aussi, contre une minorité, le mot d’ordre de la “défense de l’URSS” en tant que seul pays “dont le système économique repose sur la collectivité de la société et par cela représente un obstacle considérable pour la stabilisation de l’impérialisme mondial”.

Enfin, le congrès ne parvient pas à prendre position sur le procès de Moscou d’août 1936, malgré l’intervention de la déléguée de l’Ecole émancipée, qui fit remarquer par ailleurs qu’il ne subsistait plus grande chose des “acquis de la Révolution d’Octobre” qu’il vaille la peine de défendre. La discussion sur la “question russe” est reportée au prochain congrès qui devait se réunir, sur invitation du POUM, à Barcelone, au printemps 1937.

Des partis comme le KPO allemand de Brandler et Thalheimer, dont des membres combattirent pourtant dans les milices du POUM, refusa de condamner les procès de Moscou jusqu’au quatrième, celui de mars 1938, dont le principal accusé était leur camarade Boukharine.

En réalisant dès 1935 une fusion des oppositions communistes “de gauche” et “de droite”, le POUM avait anticipé sur une situation de fait qui avait fini par s’imposer aux révolutionnaires des années 1940 et 1950: les oppositions de “gauche” et de “droite” représentaient en réalité ensemble une gauche dans la tradition marxiste contre le stalinisme qui, loin de représenter un “centre”, construisait en fait un système politique et économique aux mains d’une nouvelle classe qui n’avait plus rien de commun avec le socialisme. Les mouvements, comme les personnes, n’apprennent que par expérience, et l’expérience de la contre-révolution stalinienne en Espagne fut une leçon décisive, mais très cher payée, pour le mouvement socialiste.

La défaite de la révolution espagnole, qui entraîne celle de la République, clôt une période dans l’histoire du socialisme révolutionnaire, celle qui commence avec les retombées politiques de la première guerre mondiale.

Laissons l’épilogue à Willy Buschak, l’historien du Bureau de Londres:

“Le fait que la guerre civile en Espagne ne pouvait conduire à la relance espérée pour les socialistes de gauche en Europe était dû en grande partie à des facteurs hors de leur portée. Finalement l’issue de la guerre civile a été décidée à Londres, Paris et Moscou, seul le poids concentré de l’ensemble du mouvement ouvrier européen aurait pu faire pencher la balance. Mais les grandes Internationales syndicales et politiques du mouvement ouvrier n’y étaient pas prêtes. Le Comintern et sa section espagnole portaient la responsabilité d’une politique qui avait brisé l’élan de la résistance anti-fasciste en réprimant avec violence les tendances social-révolutionnaires. D’une Espagne ou la révolution gisait étranglée, aucun renouveau du mouvement européen, comme l’espéraient les socialistes de gauche, ne pouvait plus repartir.

“Tout ce que le Bureau de Londres pouvait faire à partir de là était de préserver ses cadres, de les former et de les préparer pour la nuit, longue et profonde, de la deuxième guerre mondiale qui les attendait, en essayant de faire survivre le plus possible l’esprit socialiste pendant la guerre.”

Références
Willy Buschak: Das Londoner Büro – Europäische Linkssozialisten in der Zwischenkriegszeit, Internationaal Instituut voor Sociale Geschiedenis, Amsterdam, 1985
Andy Durgan: International Volunteers in the POUM Militias, Fundación Andreu Nin, Edición digital, 2004
Reiner Tosstorf: Die POUM in der spanischen Revolution, ISP, Köln, 2006
Stefanie Prezioso, Jean Batou, Ami-Jacques Rapin (ed.): Tant pis si la lutte est cruelle – Volontaires internationaux contre Franco, Editions Syllepse, Paris, 2008