Un grand retour en arrière
Le 9 février, une légère majorité des citoyen-ne-s en Suisse ont adopté une initiative de l’Union démocratique du centre (UDC), qui demande la réintroduction de contingents dans l’immigration en provenance de l’Union européenne. Cette décision marque un grand retour en arrière pour les immigrant-e-s installés en Suisse, pour les syndicats et pour toutes les forces progressistes, et conduira inévitablement le pays dans une impasse.1. Contexte
La Suisse est devenue un pays d’immigration à la fin du 19e siècle. Avant même la première Guerre mondiale, près de 20 % des personnes domiciliées en Suisse possédaient un passeport étranger. L’immigration a reflué dans les décennies marquées par les deux guerres mondiales, pour repartir à la hausse après 1945 et franchir la barre de 20% de la population résidente. Durant cette période, l’accès et le statut des immigrant-e-s étaient réglés par un système de contingents et de statuts spéciaux, en vertu duquel ils n’avaient aucun droit. Suite aux pressions des syndicats, qui relayaient les préoccupations de la population migrante, ainsi que d’autres Etats européens, à commencer par l’Italie et l’Espagne, le statut de saisonnier a été remis en question à la fin des années 1980: Les saisonniers n’avaient qu’une autorisation de séjour de durée limitée, liée à un employeur précis. Leur famille ne devait en aucun cas venir en Suisse. Le plus souvent, les saisonniers devaient se contenter de logements précaires mis à disposition par l’employeur.
En 1992, il était question d’une adhésion de la Suisse à l’EEE (avec la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein). Le scrutin prévoyait l’introduction de la libre circulation des personnes au sens de la CE d’alors, soit l’abolition des contingents et des statuts discriminatoires. Les syndicats suisses ont approuvé ce point et l’adhésion à l’EEE. Or les citoyen-ne-s suisses ont rejeté l’adhésion à l’EEE à 50,3% des voix en 1992. Ce refus était principalement dû à la volonté de la droite conservatrice et nationaliste de garder ses distances face à la CE. Il est vrai que les travailleurs et les employés craignaient également que la libre circulation des personnes ne sape le marché du travail.
Par la suite, le gouvernement Suisse a misé sur les accords bilatéraux avec la CE, puis l’UE. Le gouvernement et une partie du patronat étaient désormais disposés à négocier avec les syndicats sur des mesures d’accompagnement à la libre circulation des personnes, afin de protéger les salaires et les conditions de travail. Il était question d’une loi sur le détachement des travailleurs ; à facilitation la déclaration de force obligatoire des conventions collectives de travail (CCT), ainsi que l’installation de commissions tripartites de surveillance. En 2000, une grande majorité des citoyen-ne-s (67,2%) ont voté OUI au paquet d’accords bilatéraux – assortis de mesures d’accompagnement – avec l’UE, qui est toujours valable; la libre circulation dans toute l’UE en constitue un pilier essentiel.
Les mesures d’accompagnement ont été mises en œuvre dans les années suivantes. Or des lacunes sont régulièrement apparues. En effet, les employeurs tant étrangers que suisses ont fait preuve de beaucoup d’ingéniosité pour contourner les dispositions. En outre, il s’est avéré que le taux de couverture des CCT en Suisse est bas, de l’ordre de 50%. A plusieurs reprises, les syndicats sont parvenus à étendre les mesures d’accompagnement (voir liste annexée), lors des discussions menées avec le Conseil fédéral et le patronat en amont des étapes de renouvellement des accords bilatéraux. En 2005, le scrutin populaire sur l’extension de la libre circulation des personnes aux nouveaux Etats membres de l’UE («élargissement à l’Est») a recueilli 56% de suffrages positifs, malgré la résistance de l’UDC. La votation de 2009 sur l’élargissement à la Bulgarie et à la Roumanie a même atteint 59,6% de OUI; cette fois-ci, l’UDC n’avait pas soutenu le référendum, lancé par d’autres mouvements de la droite nationaliste.
2. Votation du 9 février 2014
En 2011, l’UDC a décidé de lancer une nouvelle initiative populaire. Le parti de la droite populiste avait compris qu’il peut exercer une influence sur la politique suisse surtout en abordant des thèmes liés aux étrangers. Le contenu de l’initiative était en principe dirigé contre la libre circulation des personnes, et donc contre l’immigration. Elle s’opposait aussi aux mesures d’accompagnement qui, de l’avis de l’UDC, renforcent le pouvoir des syndicats. Les accords bilatéraux avec l’UE n’ont toutefois pas été directement attaqués – l’UDC prétendant qu’on pouvait remettre en question la libre circulation des personnes sans menacer les accords bilatéraux – qu’il suffisait pour cela de bien négocier avec l’UE.
Pendant longtemps, le Conseil fédéral et les leaders économiques, mais aussi les forces progressistes n’ont pas pris l’initiative assez au sérieux, convaincus que la majorité des citoyens voteraient une fois de plus de manière «raisonnable». D’autant plus qu’en 2013/14, la Suisse se trouve dans une relativement bonne situation économique et que le chômage y est bas par rapport à la plupart des pays de l’UE. Or malgré les mises en garde syndicales, le patronat et les autorités ont refusé le nouveau renforcement, dont l’urgence était pourtant démontrée, des mesures d’accompagnement. Les syndicats ainsi que le Parti socialiste et les Verts étaient clairement opposés à l’initiative de l’UDC: parce qu’elle foule aux pieds les droits des migrant-e-s; parce qu’elle affaiblit la protection des salaires et détériore les conditions de travail; et parce qu’elle remet globalement en question les accords bilatéraux conclus avec l’UE. C’est ainsi que l’USS et Unia ont mené au cours des derniers mois une campagne contre l’initiative de l’UDC – hélas sans succès.
Pourquoi une légère majorité des citoyen-ne-s (50,3%, comme déjà en 1992!) a-t-elle dit OUI à l’initiative de l’UDC, contrairement aux votations passées sur l’élargissement à l’Est?
· La Suisse a connu depuis 2010 une formidable croissance de l’emploi: en quatre ans, l’emploi a progressé d’env. 8%, soit 2% par an. Un quart de cette croissance a été rendu possible par une hausse du taux d’occupation de la population indigène. Mais trois quarts de cette croissance sont dus au recrutement de main-d’œuvre étrangère, à raison de 60 000 à 80 000 personnes de plus par an. Ce qui a alimenté un débat hostile à la croissance – la discussion sur le «stress lié à la densité» ayant rempli les colonnes des journaux. Une seconde initiative populaire surfant sur la même vague, ECOPOP, n’a pas encore été soumise à la population. La nouvelle immigration a fait grimper à 23% la proportion d’étrangers dans la population résidente permanente , et à 31% sa part au volume total du travail effectué. D’où un terrain fertile aussi aux discussions xénophobes, qui ressurgissent régulièrement en Suisse.
· Comme autrefois les branches de la construction, de l’industrie et de l’agriculture, l’immigration alimente toujours plus aussi le secteur des services. Depuis 2002, un nombre croissant de personnes hautement qualifiées sont recrutées à l’étranger et ont souvent repris des postes de cadres. C’est ce qui explique les nouvelles sympathies des classes moyennes de revenus pour l’initiative de l’UDC.
· La hausse de l’immigration n’a certes pas entraîné de baisse globale des salaires – ces dernières années, les syndicats sont parvenus à négocier des hausses des salaires réels d’env. 1% par an. Mais dans plusieurs branches, le salaire des personnes nouvellement engagées a subi de fortes pressions. D’où dans certains groupes professionnels des baisses spectaculaires lors des nouvelles embauches, comme dans la branche informatique, parmi des employés de banque, des journalistes, des aides à domicile, etc. En outre, les cas de dumping salarial massif se sont accumulés. Dans la construction en particulier, on a régulièrement découvert des cas de travailleurs détachés ne recevant que la moitié, voire un tiers du salaire dû selon la CCT déclarée de force obligatoire. Au Tessin on rencontre parmi la main-d’œuvre fixe des journalistes, des employés de banque, des dessinateurs techniques, etc. provenant de la Lombardie en crise qui travaillent, avec le statut de frontalier, pour la moitié du salaire jusque-là usuel dans la branche. En plus une véritable filière criminelle s’est même mise en place au Tessin. Les travailleurs détachés ont beau disposer de contrats de travail corrects et recevoir sur leur compte le salaire correct, il leur faut aussitôt en reverser la moitié à leurs «capi».
· Or dans une grande majorité des cas, cette évolution n’a pas eu pour principal moteur les immigrant-e-s venus en Suisse pour y chercher du travail. Et ce n’est que dans une minorité des cas que des employeurs étrangers ont abusé des nouvelles libertés leur étant accordées pour évincer du marché d’«honnêtes employeurs suisses». Le moteur de cette évolution a été le patronat suisse, qui a exploité le vaste réservoir de main-d’œuvre bon marché. Tantôt, en employant lui-même du personnel payé moins cher; tantôt aussi, en confiant du travail à des entreprises étrangères cassant les prix, en sachant pertinemment qu’avec des prix aussi avantageux elles ne respecteraient pas le niveau de salaire usuel dans la branche et sur le plan local. Voilà pourquoi une partie des employeurs se sont opposés à un renforcement des mesures d’accompagnement. Ainsi s’explique le peu de crédibilité des employeurs qui, avant le scrutin, ont cherché à convaincre les citoyen-ne-s des «avantages» de la libre circulation des personnes.
Dans ce contexte, l’initiative de l’UDC a fait preuve d’une grande habileté tactique. Elle a exploité en premier lieu la xénophobie; puis les attitudes conservatrices en matière de croissance («non à la démesure»); elle a également répondu aux peurs d’une «classe moyenne toujours plus tondue»; elle a expliqué les hausses de loyers et les trains bondés par l’immigration; elle a même mis en garde contre le dumping salarial. L’initiative est ainsi parvenue, au cours des dernières semaines, à capter les oppositions en tous genres, dont le cumul a atteint 50,3% des voix exprimées.
Si l’on regarde la carte des résultats de la votation, on est frappé par le fossé ville-campagne: la plupart des OUI viennent de régions très rurales de Suisse alémanique, où la part d’étrangers est très minime, la croissance négative et où l’on ne trouve pas trace du «stress lié à la densité». Il y a clairement eu là un vote nationaliste et conservateur, et aussi xénophobe. Dans les grandes villes, de Genève à Bâle en passant par Berne et Zurich, l’initiative de l’UDC a par contre été balayée avec 60 à 70% de NON, alors même que la part d’étrangers y dépasse de loin 30% de la population. L’interprétation des problèmes de la gauche, de la gauche libérale et des syndicats s’y est imposée dans une large mesure. Or cette influence diminue déjà dans les agglomérations entourant les villes.
Deuxièmement, nous voyons une Suisse divisée en trois régions linguistiques: la Suisse alémanique – en dépit du NON des grandes villes – a adopté l’initiative et la Romandie l’a nettement refusée (même si l’écart par rapport à la Suisse alémanique a diminué depuis 1992). Or le NON romand n’a rien à voir avec un plus faible pourcentage d’étrangers, une moindre densité démographique ou un dumping salarial moins agressif, mais tient au leadership plus marqué des forces progressistes. Les syndicats sont eux aussi un peu plus forts en Romandie qu’en Suisse alémanique (taux de syndicalisation, taux de couverture des CCT…). L’UDC y est beaucoup plus faible. Le Tessin est un cas à part: si le OUI s’y est imposé à plus de 70%, la détérioration du marché du travail tessinois décrite plus haut y est pour beaucoup.
Enfin, le résultat montre un évident clivage gauche-droite. Les grandes villes, mais aussi les petites communes où la part d’électeurs de gauche ou écologistes est traditionnellement élevée, ont dit clairement NON. Autrement dit, seule une petite partie de la base de la gauche et des Verts a cédé à l’amalgame susmentionné. Au contraire de la base du PLR (parti libéral-radical) et du PDC (parti démocrate-chrétien) qui, au cours des dernières années, se sont toujours plus rapprochés de l’UDC (dans la politique d’asile notamment), et qui n’étaient disposés ni à durcir les mesures d’accompagnement visant à protéger les salaires, ni à intervenir dans la politique du logement.
3. Prochaines étapes
La votation marque une profonde césure, et sera lourde de conséquences. Car l’initiative n’exige pas simplement que le Conseil fédéral renégocie avec l’UE les modalités de la libre circulation des personnes. La Constitution fédérale prévoit désormais (car les initiatives populaires précisent toujours la Constitution) que l’immigration est limitée par «des plafonds et des contingents». Or il ne s’agit pas d’une quelconque «clause de sauvegarde». L’UDC exige que la Suisse en revienne aux restrictions et autorisations quantitatives d’autrefois, qui n’ont qu’une durée limitée et interdisent tout regroupement familial. Divers politiciens UDC exigent ouvertement la réintroduction du statut de saisonnier. En même temps, s’il en allait selon la volonté de l’UDC, les mesures d’accompagnement visant à contrôler les conditions de salaire et de travail disparaîtraient, car à l’avenir les contrôles s’effectueraient lors de l’octroi de l’autorisation, dans le cadre des contingents.
Il s’agit d’une véritable gifle à plus d’un million de citoyens de l’UE vivant aujourd’hui en Suisse, et d’une discrimination massive à l’égard de quiconque y viendra dorénavant. C’est aussi un coup dur pour les syndicats, qui avaient regagné peu à peu davantage d’influence sur le marché du travail, grâce aux mesures d’accompagnement. Et il y a là aussi naturellement une menace économique, car la libre circulation des personnes est liée à d’autres accords avec l’UE (élimination des entraves au commerce; accords sur la formation et la recherche; etc).
Il est bien clair que les syndicats s’opposeront à un tel retour en arrière:
· Nous combattrons tous les statuts de séjour discriminatoires. Nous nous engagerons de toutes nos forces pour les droits des migrant-e-s. Pour introduire de nouvelles discriminations, il faut élaborer de nouvelles lois, contre lesquelles nous interviendrons par tous les moyens.
· Quelle que soit la manière de réglementer l’immigration, il faut prévoir une protection des salaires et des conditions de travail, selon le principe «un salaire égal pour un travail égal effectué au même endroit». Cette protection doit être renforcée et non affaiblie. Nous luttons par conséquent pour le maintien de ces mesures de protection (mesures d’accompagnement).
· Nous combattrons toute mise en danger des accords bilatéraux et toute dérive isolationniste de la Suisse. Les accords bilatéraux constituent le cadre minimum absolu d’une réglementation avec l’Europe, qui nous entoure et représente notre principal partenaire dans les échanges de marchandises, de savoirs et de culture. Il est bien clair à nos yeux que l’UE ne peut tolérer que la libre circulation des personnes cesse de s’appliquer à la Suisse, et que tous les autres accords qui sont à notre avantage soient maintenus. La Confédération européenne des syndicats l’a également souligné dans sa prise de position.
La votation a fait entrer le monde politique suisse dans une situation chaotique, et en définitive dans une impasse. Or d’autres votations populaires suivront sur le même thème. En dépit de ce coup dur, les syndicats suisses poursuivront leur lutte pour les droits des travailleurs/euses – avec ou sans passeport à croix blanche – et contre toutes les discriminations. Les syndicats continueront de s’engager pour de bonnes relations avec nos voisins européens et l’UE toute entière. L’Union syndicale suisse fait partie du mouvement syndical européen, qui s’engage pour le progrès et contre la régression sociale. Une importance lutte en cours est l’engagement commun pour faire respecter dans toute l’Europe le principe «Un salaire égal pour un travail égal effectué au même endroit».
Berne, le 14 février 2014
PS: Nous informerons à nouveau nos homologues syndicaux, dès qu’on en saura davantage sur les nouveaux défis en perspective et sur le rôle que les syndicats européens y joueront.
Paul Rechsteiner, président de l’Union syndicale suisse (USS)
Andreas Rieger, représentant de l’USS à la Confédération européenne des syndicats (CES)
Renzo Ambrosetti, coprésident d’Unia et vice-président d’Industriall Europe