Quelques rapides enseignements des élections législatives ukrainiennes
Ci-dessous, une courte notice sur les premiers résultats des élections législatives du 26 octobre.
Puis un article d’Alexandr Volodarskiy (de Russkaya Planeta), anarchiste ukrainien originaire de Louhansk, ville actuellement occupée par les milices armées par la Russie, ayant pris part aux combats du Maidan. Cet article date de début juillet. Il a été traduit du russe en italien par Andrea Ferrario (de Focus Ukraina); je l’ai retraduit de l’italien.
Je l’ai complété de notes, soit pour l’actualiser soit pour apporter des éléments de réflexion ou d’information. Ces notes reflètent naturellement mon point de vue et pas nécessairement celui de l’auteur.
(Vincent Présumey est secrétaire de la Fédération syndicale unitaire (FSU), principal syndicat de l’enseignement en France, pour le département de l’Allier. Il est historien et enseigne l’histoire à Moulins.)1°) Le dépouillement n’est pas achevé, mais le taux de participation est en chute par rapport aux présidentielles de mai, à 53,27% (en tenant compte du fait que ce chiffre officiel est proportionnel aux électeurs considérés comme inscrits dans le sud-est et en Crimée, qui n’ont pu voter). En mai, ce taux était assez élevé pour l’Ukraine, sans doute en raison du sentiment de défense nationale associé au fait de voter, et parce que Poroshenko n’était pas encore au pouvoir et donnait quelques espoirs.
A présent il y est, et une « offre politique » assez largement oligarchique, alors que le Maidan visait la destruction de cette oligarchie, explique largement que le mécontentement ait été cette fois-ci beaucoup moins freiné par le sentiment, qui demeure, de défense nationale.
La participation est plus élevée à l’Ouest, ce qui est assez classique -70% dans l’oblast de Lviv, 68,3% à Ternopil, 64% à Ivano-Frankivsk, 65% en Volhynie, 55,7% à Kyiv. Elle tombe à 39,5% à Odessa. Dans l’oblast du Donbass elle est de 32,5% et celui de Louhansk de 32,5%, ce qui est relativement important compte tenu de l’interdiction de voter mise en place par les «séparatistes», la majorité des électeurs inscrits n’ayant pu voter.
2°) Le score des partisans du président en place Poroshenko est mauvais par rapport aux prévisions. Avec 21,45 % des suffrages exprimés, son « Bloc Poroshenko » arriverait juste derrière la coalition «Front populaire» de Turchynov, Yatseniuk et Avakov, 21, 82 %, qui agrège l’ensemble des forces ayant pris le pouvoir après la fuite de Ianoukovitch en dehors, justement, de Poroshenko (et du parti Svoboda), ce qui serait un lourd échec symbolique attestant d’une usure rapide et bien compréhensible …
3°) Si le «Front populaire» peut se targuer d’avoir autant ou un peu plus de voix que le «Bloc Poroshenko» il apparaît cependant comme une addition de forces toutes aussi contestées et décevantes les unes que les autres.
Le «Bloc oppositionnel», provenant de l’ancien Parti des Régions, fait 9,73 %, et le KPU (PC), dont l’interdiction par «les nazis» était pour la énième fois annoncée voici peu par la blogosphère «communiste résistante» (si l’on peut dire ! ), fait 3,93 % : les forces au pouvoir jusqu’en février font donc 13,66 %, vote qui n’a guère de contenu idéologique mais traduit la lenteur des anciennes clientèles à se reclasser (c’est encore eux qui sont concernés par la plus grosse affaire d’achats de voix de ce scrutin, à Kirovograd …).
Baktivtchina (« Mère Patrie ») de Iulia Timoshenko est durablement marginalisé avec 5,66%, et le Parti radical de Oleh Lyashko, que les sondages donnaient à 15-20% et qui passait pour récupérer les voix de Svoboda, ne fait que 7,39%.
Svoboda est en dessous des 5%, à 4,72%. Son effondrement est encore plus prononcé dans son bastion historique, la Galicie, qu’ailleurs : ce parti ne sauverait que 5 députés, élus au suffrage majoritaire à un tour (50% de la Rada est élu ainsi, l’autre moitié l’étant à la proportionnelle au dessus de 5%), dont seulement 2 en Galicie. Pravy Sector est à 1,87%, mais obtient 2 députés grâce à ce système, dont son chef Iarosh à Dniepropetrovsk, bien qu’il soit loin d’avoir obtenu la majorité des voix.
Naturellement la blogosphère agitée par « les nazis ukrainiens » totalise les voix de Svoboda, de Pravy Sector et celles du Parti radical (dont la nature politique est différente, il s’agit d’un mélange de démagogie, de nationalisme et de populisme paysan), et d’autres encore, pour dire qu’avec quelques 15% des voix voire plus selon eux, « les nazis » multiplient dix fois leur score par rapport à celui des présidentielles (1,6% pour Tianybok de Svoboda, et Iarosh de Pravy Sector, réunis ! ) qui les avait beaucoup contrarié car il contredisait leur propagande délirante, et dont jusqu’à présent ils évitaient de parler.
En fait, les scores de Svoboda et de Pravy Sector sont sans surprise, ils correspondent dans les circonstances des législatives à leurs résultats des présidentielles et illustrent cette réalité politique : l’extrême-droite en Ukraine n’a pas été renforcée, mais affaiblie par le Maidan et la chute de Ianoukovitch, tenant le haut du pavé seulement dans les oblasts de Donetsk et de Louhansk avec l’aide russe.
Mais plus généralement, ces élections expriment la lassitude, le rejet ou la déception à l’égard de la quasi-totalité des forces politiques ayant pignon sur rue.
4°) L’exception, c’est Samopomitch avec 11,12% des voix, seule force véritablement victorieuse dans cette élection. Samopovitch signifie quelque chose comme «organisons-nous nous-mêmes», mieux traduit par l’anglais «self-help».
Ce parti a été formé ce printemps par le maire de Lviv, Andriy Sadovyi, hostile depuis le début à la montée de Svoboda dans sa région (Svoboda avait conquis la majorité au niveau de la Galicie, mais pas à Lviv, d’où les mobilisations contre l’administration nommée par Svoboda). Sur un programme que l’on pourrait qualifier de démocrate et coopératif, c’est une organisation qui s’appuie sur des comités de quartiers et sur les secteurs de l’Eglise uniate hostiles à Svoboda et à sa récupération par les ultranationalistes.
Mais en fait, ce qui a dopé Samopomitch, c’est la décision prise par «Semen Semenchenko», pseudonyme du dirigeant du bataillon Donbass (originaire de Donetzk, il tient à protéger sa famille), de soutenir ce parti et d’y inscrire des candidats aux élections issus de son bataillon. Semenchenko, hospitalisé pour ses blessures de guerre, s’est sévèrement affronté au gouvernement fin août début septembre, préconisant le volontariat plutôt que la conscription (dans laquelle les passe-droits soulèvent des vagues de protestations), exigeant des armes et de la nourriture pour les volontaires et accusant le gouvernement de les abandonner, exigeant la démission du ministre de la Défense. Effectivement, son «bataillon Donbass», dont une majorité de recrues semblent issues du sud-est de l’Ukraine, a été en grande partie lâché et horriblement massacré par les forces russes, juste avant la signature d’un cessez-le-feu, dans la poche d’Ilovaisk (il semble que des photographies de victimes des massacres circulent depuis, sur la blogosphère «communiste résistante» et d’extrême-droite, pour illustrer le «génocide commis contre les russophones» – précisons que le bataillon Donbass est parfaitement «russophone»! ).
Ce bataillon était précisément la principale formation de volontaires armés à échapper pratiquement au contrôle soit du ministère de la Défense, soit de l’extrême-droite ukrainienne, soit des deux. Inutile de préciser que la blogosphère dont il vient d’être question a particulièrement été nourrie d’ «informations» en faisant une sorte de «division SS» : de telles « informations » sont nécessaire à la non-compréhension de ce qui se passe réellement, et donc à la non-mobilisation internationaliste. Il est donc probable que dans l’addition des voix des «nazis», la blogosphère néostalinienne et néofasciste ajoutera Samopomitch, de façon à avoisiner les 25%!
Bien entendu, il n’est pas question ici d’idéaliser ni le bataillon Donbass, ni Samopovitch, mais d’analyser les faits politiques : le seul succès politique notable de ces élections est celui qui associe volonté de défense nationale, contestation du pouvoir en place et refus de l’extrême-droite.
Hautement significatif : Samopomitch arrive en tête à Kyiv.
Par ailleurs, les forces politiques de la gauche radicale, dont parle l’article ci-dessous d’A. Volodarskiy, n’ont pas pu présenter de candidats. Il y a donc un vide politique béant, et les «phénomènes» divers tels que Samopomitch mais aussi Lyashko, en partie avant lui Svoboda, encore auparavant Timoshenko ou Natalia Vitrenko si l’on remonte il y a 20 ans, manifestent à leur façon ce vide. Il ne suffit d’ailleurs pas d’en constater l’existence pour le remplir !
Une autre indication intéressante est donnée par l’élection, à la majorité absolue dans sa circonscription, d’un des très rares candidats indépendant, sans sponsor ni parti en place ni moyens financiers : Volodomyr Parasiuk, qui sur le Maidan de Kyiv, par une intervention décisive, avait démoli la manœuvre des chefs des trois partis Baktivchina, Oudar et Svoboda, concertée avec les ministres allemand, français et polonais pour former un gouvernement d’union nationale préservant Ianoukovitch. Fort populaire pour ce rôle historique, il a été blessé et capturé, sans que son identité réelle ne soit découverte, lors du terrible massacre d’Ilovaisk début septembre. Aux mains du renseignement militaire russe qui ne l’a pas identifié, il a été échangé contre des prisonniers séparatistes. Il vient, tout seul, de faire 54 % des voix dans un territoire de Galicie occidentale.
On ne peut pas dire du tout ce que politiquement il va devenir, comment il va tourner. Mais des hommes de cette trempe auraient leur place dans un mouvement d’émancipation pour chasser tous les oligarques !
La gauche ukrainienne déchirée entre Maidan et Antimaidan (par Alexandr Volodarskiy)
Les profondes divisions entre les divers protagonistes de la politique ukrainienne ont aussi affecté la gauche radicale. La fracture, qui plonge ses racines dans la différence d’interprétation de l’expérience soviétique, s’est manifesté dans toute son ampleur quand le Maidan et l’Antimaidan ont abouti à la création des «républiques populaires» du Donbass (1). Aujourd’hui une unité de la gauche, sur le fond de cette guerre sanguinaire, apparaît impossible (2).
Le Maidan a complètement bouleversé les rapports de forces antérieurs dans la vie politique de l’Ukraine. Beaucoup d’acteurs de premier plan sont sortis de la scène, et d’autres qui n’étaient que de petits pions sont devenus les rois de la scène. Des partis qui étaient jusqu’alors des outsiders, comme le «Bloc Oleg Lyashko» [à présent Parti Radical] et «Solidarité» [renommé «Bloc Petro Poroshenko»] sont actuellement en tête des sondages. L’influence du «Bloc Iulia Timoshenko», qui avait de fait pris le pouvoir après le Maidan, mais l’a perdu dans le déroulement des élections présidentielles, s’est effondrée. Svoboda a perdu son image d’acteur le plus radical dans la politique parlementaire et n’a plus la possibilité de répéter, dans des élections générales, son succès de 2012 quand il avait obtenu plus de 10%. Le Parti des Régions s’est désagrégé et est tombé dans le coma, ses membres soutenant activement les mouvements séparatistes d’Ukraine sud-orientale, ou cherchant à faire oublier leur passé en s’intégrant à des forces politiques moins discréditées. Vitaliy Klichko, qui était apparu comme le plus probable des candidats à la présidence, est désormais maire de Kiev et ne pourra guère se hisser au-delà (3).
Les cassures ne concernent pas que les principales forces politiques, mais aussi celles, plus marginales, sur lesquelles les grandes masses n’ont que peu d’informations. Il ne faut pas les sous-estimer et il est nécessaire de les considérer avec attention. Pravy Sector, quoi que n’ayant pas du tout reçu un large soutien dans la société (il stagne au niveau de 1%), est devenu un important phénomène médiatique et avait joué un rôle de catalyseur dans le passage du Maidan de la période pacifique à celle des combats de rue (4). Le noyau de ce mouvement est formé d’organisations d’extrême droite qui, comparées à une force plus importante comme Svoboda, semblaient jusque là être de petites sectes condamnées à une mort politique. De la même manière, les organisations d’extrême-droite et monarchiste prorusses en Ukraine orientale, restreintes jusque là à un cercle étroit, sont devenues un facteur important, que l’on peut qualifier de facteur clef, dans la formation même du mouvement séparatiste (5). La petite organisation «République du Donetsk», qui existait depuis le milieu des années 2000 avant tout dans le cyberespace, assiste maintenant à une incarnation grandeur nature de ses fantasmes. Ainsi, même des sectes politiques de quelques centaines, voire de quelques dizaines, de militants, peuvent dans certaines circonstances influencer les masses et modifier radicalement la situation politique.
Les organisations de l’extrême-gauche ukrainienne ont-elles aussi été forment remuées par les récents évènements. Aujourd’hui elles jouent un rôle secondaire et leur voix se fait difficilement entendre dans un bruit de fond qui est majoritairement à droite, mais devant la montée des tensions sociales les orientations de gauche peuvent relativiser ou même marginaliser les nationalistes dans les protestations qui viennent. Mais si les forces de droite prorusses ou pro ukrainiennes ont très logiquement trouvé leur place sur les côtés opposés de la barricade en fonction de leurs préférences nationales et linguistiques, à gauche les processus en cours sont plus complexes. La ligne de division principale dérive de la position relative à l’URSS, qui d’une question historique et théorique, s’est transformé en un thème brûlant d’actualité.
Maidan rouge et Maidan noir
L’Opposition de gauche, qui réunit des socialistes démocratiques (6) et des trotskystes, a pris part au Maidan de Kiev depuis les premiers jours (7). Ils sont descendus sur la place avec des slogans euro-socialistes en brandissant un drapeau rouge aux couleurs de l’UE (8). Etaient aussi présents sur le Maidan les anarchistes, l’organisation la plus active étant Terra Libera, éco-anarchiste, associé à des militants de toutes organisations, aux artistes de gauche de l’union Khudrad et au syndicat étudiant Action Directe. A cause des symboles qu’ils utilisaient, des escarmouches se sont produites entre eux et Pravy Sector, encore peu connu. Les militants de gauche de divers groupes ont réussi à affirmer leur présence, non pas tant sur la place que dans les bâtiments occupés, les étudiants faisant fonctionner une cinémathèque, où se tinrent des réunions et où était disponible la presse de gauche. Si l’on peut pas dire qu’à Kiev ces militants se sont imposés comme partie intégrante du mouvement avec leur pleine identité politique, on ne peut pas dire non plus qu’il n’y avait pas de gauche sur le Maidan, ou qu’elle aurait été «complètement expulsée». Les anarcho-syndicalistes de l’Union Autonome des Travailleurs de Kiev avaient pris initialement une position neutre envers le Maidan, car ils ne voyaient pas la possibilité d’avoir une influence efficace sur le mouvement dans les conditions d’hégémonie de la droite, mais ils ont fini par lui apporter leur soutien quand Ianoukovitch a fait adopter le 16 janvier les lois contre le droit de manifestation et de réunion. La cellule de Kharkov de cette organisation a pris part, quant à elle, dés le début au Maidan de Kharkov, dans lequel l’influence de l’extrême-droite est restée largement minoritaire et où ils ont pu développer sans obstacles, avec leurs emblèmes, une orientation centrée sur les questions sociales.
A partir du début des combats rue Hurshevsky, de nombreux militants de gauche et anarchistes ont pris part aux actions humanitaires et c’est un groupe d’anarchistes et de libéraux de gauche qui ont organisé la «Brigade hospitalière», qui intervenait dans les hôpitaux pour interdire l’enlèvement des blessés par les forces de répression. Les militants d’Action Directe se sont portés aux avant-postes le 1° décembre, impulsant la formation de la Brigade des premiers secours. Plusieurs se sont retrouvés en première ligne, soit comme médecins et infirmiers, soit directement dans les combats. L’un des blindés incendiés l’a été par les anarchistes. Les menaces des formations armées d’extrême-droite nous ont empêché d’aller jusqu’à la constitution explicite d’une Centurie anarchiste, qui aurait associé aussi les ultras du club de football d’Arsenal, lesquels, à la différence des autres supporters, se sont définis comme «antiracistes». Les anarchistes, ensemble avec les militants du mouvement étudiant, ont réussi à prendre leur petite revanche [sur Pravy Sector, NDT] suite à la prise d’assaut du Ministère de l’Education.
L’accès au bâtiment des militants de Svoboda et de Pravy Sector leur fut interdit (9), et une série de revendications furent adressées au nouveau ministre de l’Education qui ne put se rendre à son ministère tant qu’il n’avait pas signé. Une partie des participants à l’action jugeaient ce succès biaisé, car le choix de Sergey Kvit [Serhiy Kvit] en raison de son passé d’extrême-droite, n’était pas acceptable. Malgré la pression des anarchistes, les «leaders étudiants» professionnels sont parvenus à éviter une escalade du conflit, préférant collaborer avec le ministre.
Il faut aussi faire leur place aux nationalistes de gauche de Résistance Autonome. Jusqu’il y a peu cette organisation était étroitement associée à Svoboda et plus particulièrement a un de ses dirigeants, Yuriy Mikhalchishin. Mais un conflit s’est ouvert entre les élèves et le maître et Résistance Autonome est entré en opposition à l’influence de Svoboda en Ukraine occidentale. Une partie de la gauche a vu en Résistance Autonome un allié possible, une autre maintient la distance car ils utilisent toujours une rhétorique nationaliste et conservatrice. Il ne faut pas sous-estimer son rôle dans le Maidan de Lviv, qui fut opposé non seulement au Parti des Régions au pouvoir à l’échelle nationale, mais aussi au pouvoir local de Svoboda. Résistance Autonome a pris part activement à la «nuit de la colère», une série de prises d’assaut contre les bâtiments du Ministère de l’Intérieur des Services de Sécurité (SBU) et de la chancellerie [à Lviv] (10).
L’Antimaidan
La seule formation de gauche significative à s’être opposée au Maidan du début à la fin est Borotba, bien que sa position ait connu en fait des évolutions (11). En novembre et décembre [2013] Borotba critiquait le Maidan, mais tout en prenant ses distances envers l’Antimaidan (entre autres choses ils ont publié une résolution pour constituer un Krasny Sector [Secteur Rouge] qui n’existait que virtuellement et ont revendiqué la responsabilité de quelques voitures incendiées à Kiev) (12). Avec la radicalisation de la situation Borotba a de plus en plus basculé du côté Antimaidan, qualifié de «forces antifascistes». Fin février-début mars [2014] Borotba a manifesté côte à côte avec les prorusses d’Oplot et d’Unité Slave, à Kharkov et à Odessa. Borotba en outre collabore avec le PC ukrainien, qui de longue date n’a jamais été considéré comme de gauche en quelque manière que ce soit par les militants radicaux (13).
Une grave et violente confrontation entre militants de gauche (même si chaque partie dénie à l’autre le droit de s’appeler ainsi) partisans et adversaires du Maidan s’est déclenchée en mars, à partir de l’occupation de l’administration régionale de Kharkov (14). Les prorusses et Borotba, ensemble, ont roué de coups les militants locaux d’Euromaidan barricadés à l’intérieur du bâtiment, frappant également ceux qui n’avaient opposé aucune résistance. Parmi leurs victimes figuraient des anarchistes, dont le célèbre écrivain Serhiy Zhadan, gravement blessé. Affirmant en de nombreuses occasions son soutien à l’Antimaidan, Borotba y a englobé ses composantes explicitement à droite. Qualifiant le régime de Kiev de « junte fasciste », Borotba a appelé à un « large front antifasciste ». Ce large front s’est matérialisé à Odessa, où Borotba a fait équipe avec Rodina et Unité Slave, deux organisations qu’en son temps Borotba avait dénoncées pour nationalisme russe (15).
Une grande cassure
Suite aux évènements de Kharkov diverses organisations de gauche et anarchistes ont publié une lettre ouverte de prise de distance à l’encontre de Borotba (16). La plaie s’est aggravée avec les tragiques évènements de la Maison des syndicats à Odessa (17) : si quelques uns ont sympathisé avec Borotba, les autres l’ont accusé de soutien direct aux provocateurs armés [dans la première phase des évènements du 2 mai] et ont attribué une partie des responsabilités dans ce qui s’est passé au responsable de Borotba à Odessa, Aleksy Albu. Pourtant, durant la première phase du Maidan, la section d’Odessa de Borotba avait mené des actions communes avec la cellule locale de Résistance Autonome, sans se préoccuper alors de son nationalisme ukrainien. Il n’est donc pas exact de parler simplement de sympathies «prorusses» ou «pro ukrainienne» pour expliquer cette division, car la ligne de cassure ne porte pas sur l’aspect national.
Cette ligne de fracture a d’ailleurs un caractère international. En Allemagne on a vu des militants mener des actions avec le «ruban de Saint George» et brandir des drapeaux russes, d’autres tentant de bloquer de telles actions. Il n’y a pas d’unité dans les rangs des principaux partis de gauche : ainsi dans Die Linke on a des positions opposées, allant du soutien aux «républiques populaires» du Donetzk (RPD) et de Lougansk (RPL) à une attitude violemment critique envers elles. Rote Hilfe, une organisation qui se consacre à l’aide aux détenus politiques et aux victimes de l’extrême-droite, a dans un premier temps récolté des fonds pour Borotba, mais a ensuite cessé de le faire, sous l’influence des anarchistes. Des tendances analogues peuvent être observées dans les forces de gauche en Pologne, Espagne, Suède, France, Angleterre et pratiquement tout le reste du monde. On retrouve en Russie cette division entre ceux qui soutiennent RPD et DPL et ceux qui les condamnent catégoriquement (18).
(Ce n’est pas) notre guerre
La résolution «Stop à la guerre en Ukraine» adoptée début juin lors d’une conférence tenue dans la capitale biélorusse Minsk, exprime par le flou de ses formulations deux positions antagoniques en même temps, donnant lieu à des interprétations publiques différentes de la part de ses auteurs. Sur le site de gauche russe Rabkor on peut lire une intéressante polémique entre Denis Denisov (de l’Opposition de Gauche) et la rédaction du site. Le premier voit dans la résolution de Minsk un appel à déposer les armes s’adressant aussi bien à l’armée ukrainienne qu’à ses adversaires. La rédaction du site y voit un appel à la capitulation du gouvernement de Kiev et à la reconnaissance de la RPD (19).
Le manifeste des anarchistes intitulé «Guerre à la guerre» laisse moins de place à diverses interprétations et a reçu le soutien d’une série d’organisations de gauche et d’organisations libertaires, de diverses régions du monde. Dans ce texte les régimes de la RPD et de la RPL sont caractérisés comme réactionnaires et comme des oppresseurs qui menacent consciemment les populations des deux régions, en même temps que sont dénoncées les menaces potentielles provenant du gouvernement ukrainien et de l’extrême-droite qui reçoit des armes. La solution du conflit doit reposer sur le développement d’un mouvement des travailleurs partant du bas.
Une conception similaire : condamnation de l’extrême droite des deux camps, soutien aux mouvements des travailleurs et aux syndicats, affirmation du discours portant sur la question sociale comme instrument de défense contre la guerre) est également formulée par l’Opposition de gauche (20).
Après le Maidan
Malgré ces nombreux problèmes, après le Maidan l’activité politique de la gauche n’a pas pris fin, et s’est même intensifiée. L’Union Autonome des Travailleurs (UAL) de Kiev organiser fréquemment des actions contre le gouvernement actuel et les autorités de la ville. A la manifestation anarchiste du premier mai ont pris part des centaines de personnes, bien qu’il ait fallu changer le point de rassemblement au dernier moment pour des raisons de sécurité. De telles manifestations ont eu lieu aussi à Kharkov et à Zhitomir.
L’UAL de Kharkov est activement engagée dans le soutien aux réfugiés. A la manière des anarchistes européens, ils ont occupé un édifice municipal abandonné depuis quelques années pour en faire un centre social. Les réfugiés qui ont été contraints d’abandonner Slaviansk s’y sont organisés en autonomie, avec les anarchistes. Les autorités locales font des menaces d’expulsion, mais ne sont pas disposés à trouver un foyer pour les réfugiés.
Les représentants de l’Opposition de Gauche ont participé aux élections municipales à Kiev, et, bien que n’ayant pas obtenu de résultats significatifs, ils continuent à agir pour une présence de la gauche dans l’arène parlementaire, actuellement toujours plus déserte. Sur cet objectif ils ont donné vie à l’ «Assemblée de la Révolution Sociale», qui rassemble des militants syndicaux et des «intellectuels de gauche» désireux de trouver un point d’ancrage dans la politique réelle.
Borotba a choisi la voie de l’intégration aux structures des «républiques populaires». Le leader de ce mouvement, Sergey Kirichuk, se trouve actuellement en Allemagne, où il demande le statut de réfugié. Il y agit en liaison étroite avc des groupes de gauche «anti-impérialiste», en particulier ceux qui soutiennent «les manifestations du lundi pour la paix». Une partie de la direction de Borotba s’est transférée en Crimée, alors que les militants de base sont restés dans leurs régions respectives, ou certains ont été arrêtés par les services de sécurité et la police.
On peut affirmer avec certitude qu’en Ukraine il n’y aura plus d’«unité de la gauche». Les héritiers de la tradition politique soviétique et leurs opposants sont maintenant divisés non seulement par leur mémoire historique, mais par un sang encore frais, qui pourrait même être versé encore plus abondamment, tant le conflit est loin d’être terminé.
Notes et commentaires sur «la gauche ukrainienne» (par Vincent Présumey)
(1) La thèse principale d’Alexandr Volodarskiy est la suivante : ce ne sont pas au départ des affinités nationales, prorusses ou pro ukrainiennes, qui expliquent les prises de positions des uns en faveur des premiers et des autres en faveur des seconds, mais c’est le rapport au passé «soviétique».
Les courants pour qui l’URSS étaient peu ou prou «socialiste» et qui pensent que c’est son effondrement qui est la seule cause des reculs du niveau de vie des plus larges masses, tendent à voir dans la Russie actuelle, même lorsqu’ils admettent peu ou prou que sa société est capitaliste, et son Etat policier et oligarchique, une sorte de continuation de ce passé valorisé. On trouve aussi l’idée selon laquelle les enclaves de minorités nationales manipulées par la Russie, voire occupées par la Russie (Abkhazie, Ossétie du Sud, Transnistrie) ou qui pourraient l’être (Gagaouzie), ainsi que la Crimée perçue comme fondamentalement russe et à condition d‘écraser celles de ses composantes qui s‘y opposent, seraient au fond des morceaux d’URSS, restes de la vieille banquise. Des théories de ce genre circulent à propos du Donbass.
Mais en fait, la seule organisation «de gauche», comme l’explique plus loin Alexandr Volodarski, qui, en Ukraine, relève complètement de cet arrière-plan culturel, est Borotba.
De plus, le rapport «positif» de ces milieux au passé «soviétique» est maintenant en train de connaître une évolution rapide, se transformant en adhésion à la «révolution eurasienne» prônée jusque là par l’ultra-droite russe, à laquelle s’est ralliée une vieille figure de l’intelligentsia moscovite «de gauche», Boris Kagarlitsky, lié justement à Borotba.
Le point de vue d’Alexandr Volodarsky implique donc que tous les courants « de gauche » autres que Borotba ont une vision fondamentalement négative du passé soviétique : cette vision est surtout celle des anarchistes, ce qui peut contribuer à expliquer, d’ailleurs, leur importance actuelle en Ukraine.
(2) Toute la démonstration d’Alexandr Volodarsky aboutit à cette conclusion : d’un point de départ mélioratif ou péjoratif envers le passé soviétique, les uns et les autres en sont arrivés à s’affronter directement sur le terrain et à soutenir des forces opposées. L’unité de « la gauche » est donc maintenant un rêve, car ce terme, « la gauche », regroupe des choses trop différentes.
Toutefois, A. Volodarsky critique dans son article une déclaration adoptée ce printemps lors d’une conférence de groupes de gauche russes, ukrainiens et biélorusses tenue à Minsk, qui semble rechercher une telle « unité ». Et grande est la tentation, dans la « nouvelle gauche » ukrainienne représentée par exemple par l’Opposition de gauche (ou Ligue socialiste-Opposition de gauche), de « mettre de côté » la « question nationale » pour ne traiter que de la « question sociale ». Ceci tendrait à montrer que la séparation fondamentale n’est pas, pour des groupes jeunes se trouvant dans une situation mouvante avec peu de moyens et peu de bagage politique, aussi évidente que semble ici l’affirmer A. Volodarsky.
Mais ne pas traiter de la «question nationale» pour pouvoir traiter de la «question sociale», n’est-ce pas se condamner à l’impuissance ? Un précédent historique mériterait d’être médité : le destin de la gauche irlandaise après l’assassinat de James Connolly par l’impérialisme britannique, se repliant sur le syndicalisme pour l’essentiel, et laissant le «combat national» aux seuls nationalistes, une partie, dans le Nord, se retrouvant aussi à la remorque des orangistes soumis à l’impérialisme.
(3) Cette rapide description peut aujourd’hui être complétée par les premiers enseignements que suggère le scrutin législatif du 26 octobre, voir ci-dessous.
(4) Ce qu’écrit ici A. Volodarskiy correspond très exactement à la manière dont les militants de gauche, qui ne sont à cet égard pas différents de l’écrasante majorité des Ukrainiens, voient le phénomène «Pravy Sector» : avant tout un emballement médiatique, et une organisation qui a joué un rôle de premier plan à un seul moment, dans les combats de rue lorsque les évènements sur le Maidan se sont durcis. On pourrait ajouter une certaine réputation dans la jeunesse, où l’on trouve beaucoup de personnes pour rejeter Pravy Sector en tant qu’organisation en raison de sa direction d’extrême-droite, de son homophobie, voire de ses liens suspects (rappelons que son cher Iarosh a rencontré Ianoukovitch peu avant sa fuite), mais pour adhérer à un «esprit Pravy Sector» se voulant fait de patriotisme, de dévouement, de disposition à agir par opposition à l’Etat défaillant, corrompu ou inefficace.
Les Ukrainiens qui découvrent que les chaines d’informations russes couvrant le Sud-Est du pays et les moyens d’«information», notamment par internet, répètent depuis des mois que Pravy Sector serait pratiquement au pouvoir et formerait une sorte de parti nazi de masse terrorisant tout le monde dans leur pays, en ressentent en général un agacement profond mêlé d’humiliation, mais aussi une certaine surprise, car c’est un peu comme si on expliquait qu’en France, les «Identitaires» et Dieudonné font défiler toute la jeunesse au pas tous les dimanche …
(5) On remarquera le parallèle qui est fait ici entre Pravy Sector et l’extrême-droite russophile du Donbass : même situation groupusculaire initiale, même propulsion aux avant-postes quand la révolution a fait irruption et que les forces étatiques et oligarchiques ont eu besoin d’ouvrir des contre-feu et d’exploiter la menace de guerre, puis la guerre.
(6) La Ligue socialiste ou Union socialiste a été créée fin 2011 par la fusion de plusieurs petits groupes, dont le groupe «La tomat » dont la tomate emblématique apparaît toujours sur le site http://gaslo.info/, et dont une grande partie de l’Organisation des marxistes ukrainiens créée en 2006, ayant entre 100 et 200 militants, l’autre partie de cette organisation allant vers Borotba. Il semble que le clivage était celui que pointe A. Volodarskiy : le rapport au passé «soviétique». La Ligue socialiste groupe l’essentiel des militants trotskystes ou trotskisants d’Ukraine de concert avec des militants se réclamant du socialisme et de la démocratie ou de l’altermondialisme. Le texte indique qu’on y trouve des «trotskystes» et des «social-démocrates», cependant, la connotation aujourd’hui très «droitière» de la formule «social-démocrate» en Europe occidentale, ainsi que l’existence d’un petit Parti social-démocrate ukrainien en principe lié à l’Internationale socialiste et organisant surtout des activités de formation syndicale, m’ont conduit à préférer ici l’expression «socialistes démocratiques».
La Ligue socialiste a des liens internationaux significatifs, particulièrement avec la IV° Internationale (comité international, ancien Secrétariat unifié) dont les représentants français se trouvent au NPA et à «Ensemble!». Sur le Maidan, elle a vite appelé à l’unification de tous les courants de gauche, anarchistes compris, dans un LeftMaidan. Il semble que l’expression «Opposition de gauche» se soit alors imposé pour la désigner.
(7) Nina Potarska, animatrice de l’Opposition de gauche, a formé un escadron de femmes (sotnia) sur le Maidan.
(8) Des drapeaux rouges avec les étoiles de l’Union Européenne, en effet visibles sur diverses images du Maidan : ce genre de syncrétisme risque de faire sursauter plus d’un militant de la «gauche» française.
Ce serait pourtant une réaction d’ignorance chauvine : les grands mouvements sociaux brassent les symboles et font avec tout ce qui se présente à eux. Il faut cependant préciser que la Ligue socialiste (Opposition de gauche) s’est prononcée contre l’adhésion de l’Ukraine à l’UE. Il est donc parfaitement possible que les porteurs de ces drapeaux aient voulu exprimer une volonté de «rougir» toute l’Europe.
(9) Ce rapide récit, qui concerne des combats auxquels a pris part l’auteur de l’article, montre que les anarchistes de Terra Libera et de l’Union Autonome des Travailleurs (créée en 2011), en particulier, ont affronté à la fois les Berkuts du régime et Pravy Sector. Se sont joints à eux les supporters de foot d’Arsenal, dont le noyau, le Hoods Hoods Klan, s’était affirmé comme «antif» et démarqué de la plupart des autres «ultras» au moment de l’Euro 2012. Les heurts physiques avec Pravy Sector n’ont pas manqué, les anarchistes ne parvenant pas à imposer sur le Maidan la pleine organisation d’une force armée anarchiste reconnue comme telle, mais parvenant à interdire physiquement le bâtiment du ministère de l’Education à Pravy Sector ainsi qu’à Svoboda. L’affrontement avec le nouveau ministre, issu de l’extrême-droite, aurait dû aller jusqu’à son expulsion, ce qui a été, selon l’auteur de l’article, empêché par les responsables syndicaux étudiants, s’appuyant sans doute sur le sentiment «unitaire» de la foule juste après la fuite de Ianoukovitch.
Qu’il soit permis ici de remarquer que, alors que depuis des mois et des mois une cohorte d’ «anti-impérialistes» dont l’ennemi n’est plus le capital, mais «l’Amérique», traitent à longueur de blogs et de forums de «nazis» tous les combattants du Maidan et ceux qui les soutiennent, les SEULS à avoir affronté physiquement l’extrême-droite, à être allé lui disputer le terrain, sont ceux-là même qui lui sont ainsi amalgamés frauduleusement. La SEULE convergence avec l’extrême-droite est au contraire celle des néostaliniens et de leurs alliés, engagés physiquement et matériellement dans la lutte à ses côtés et sous sa direction, dans les soi-disant «républiques populaires».
(10) Svoboda s’est développé tardivement, surtout en Galicie et en Volhynie, à partir de groupes ethno-nationalistes racistes et antisémites dont le principal était le parti social-nationaliste ukrainien, se présentant comme défenseurs des opprimés et bénéficiant pour ce faire de l’image de victime conférée par la propagande stalinienne, brejnévienne puis russe présentant systématiquement les Ukrainiens comme des «nazis». Le double rejet des oligarques prorusses et des leaders de la «révolution orange» a alors favorisé Svoboda, soutenu en sous-main par Ianoukovitch : jamais l’extrême-droite ukrainienne n’a été aussi forte qu’en 2012, et non pas aujourd’hui (à ce moment là il n’y avait pourtant aucun «résistant anti-impérialiste» pour déclarer la guerre aux «nazis ukrainiens» sur le web), quand la Russie et Ianoukovitch comptaient sur sa croissance pour assurer le maintien de celui-ci aux prochaines présidentielles. La révolution du Maidan ne l’a pas renforcée, mais affaiblie, interrompant la progression de Svoboda.
Comme Svoboda était, avec sa base régionale populaire, pratiquement le seul parti important en Ukraine à ne pas apparaître comme une entreprise privée, un morceau d’Etat, un réseau clientélaire ou tout cela à la fois, mais comme un vrai parti de masse, de graves contradictions l’ont traversé quand la crise révolutionnaire s’est ouverte dans le pays. Son aile la plus «sociale», jusque là influencée par Yuriy Mikhalchishin, antisémite se référant ouvertement au nazisme, s’est en partie retournée violemment contre celui-ci. Les fondateurs de Résistance Autonome (Avtonomia Opir), scission peut-être majoritaire de Svoboda dans la ville de Lviv (berceau du mouvement), ont laissé tomber les discours antisémites et mis en avant de vieux textes de l’OUN (Organisation Nationaliste Ukrainienne) des années quarante et cinquante, condamnant le capitalisme et se prononçant pour la propriété sociale des moyens de production, et se réclament à la fois de Stepan Bandera et de Nestor Makhno. Ce mouvement ne se définit pas comme «de gauche», mais comme «nationaliste identitaire» et a des liens avec une frange minoritaire de l’extrême-droite européenne (doublement minoritaire : par rapport aux soutiens de Poutine, avant tout, et par rapport aux soutiens de Svoboda, ensuite). Rhétorique et imagerie de ce mouvement mélangent des aspects libertaires, écologiques et ethno-identitaires (ceux-ci en général associés), et un discours que l’on retrouve ailleurs dans les mouvements d’extrême-gauche, du type «Intifada globale». Une telle scission ne se serait évidemment pas produite sans la radicalisation d’une partie de la jeunesse se voulant «de droite», engagée dans les affrontements avec l’Etat et les oligarques, et ne faisant pas, ou perdant confiance, envers les impérialismes occidentaux, tout en côtoyant d’autres jeunes hostiles au racisme ou anarchistes.
Autre information importante donnée dans cet article d’Alexandr Volodarskiy : alors que nous étions abreuvés, en France, d’«informations» faisant du Maidan un mouvement dirigé partout par Svoboda et Pravy Sector, il apparaît qu’en réalité, dans la «ville de Svoboda», Lviv, où ce parti avait pris en main l’administration et le pouvoir locaux (en accord avec Ianoukovitch ! ), le «Maidan» a été un mouvement CONTRE Svoboda. Résistance Autonome est loin d’en avoir été le seul bénéficiaire : une floraison de mouvements sociaux et d’associations caractérise en fait la ville de Lviv et sa région, fantasmée comme le cœur du «nazisme» dans la démonologie d’une partie des militants «de gauche» de Russie et d’Occident : association issues du Maidan, syndicat «Défense du travail» (antérieur au Maidan), rejet de toute l’administration locale, blocages de l’appropriation privée des espaces publics, patrouilles contre les mafias, accueil organisé des familles tatares fuyant la Crimée … Ainsi, l’apparition spontanée de groupes se réclamant à la fois de l’anarchisme et du nationalisme est l’un des témoignages de la recherche d’une issue politique dans cette effervescence idéologique.
Cette fermentation politique n’est pas allée jusqu’à se manifester directement dans les élections, qui ne sont pas le terrain de prédilection de ces mouvements. Où plutôt, elle a certainement joué un rôle indirect dans la percée de Samopomitch (voir article précédent).
(11) Borotba a été créé en 2011, par la fusion entre un secteur des jeunesses du KPU, le PC ukrainien, et sans doute la majorité de l’Organisation des marxistes ukrainiens, en opposition avec les courants qui prennent part à la fondation, peu après, de la Ligue socialiste. Je reviendrai spécifiquement sur l’histoire et les positions de Borotba dans un prochain article car cette organisation occupe une place centrale à l’usage fantasmatique d’une partie de l’extrême-gauche occidentale, afin d’aligner celle-ci sur des positions pro-impérialistes russes ou du moins de neutraliser toute velléité d’analyse concrète de la crise révolutionnaire appelée «Maidan».
Borotba signifie «la lutte». Dans l’histoire, cette appellation a déjà été celle d’un parti ukrainien, bien plus puissant, les borot’bistes, socialistes-révolutionnaires de gauche à tendance nationaliste, le plus puissant parti paysan d’Ukraine en 1918-1920. Borotba n’a strictement rien à voir avec cette tradition.
(12) Plusieurs interviews de dirigeants de Borotba diffusées en Occident ont affirmé que toute intervention de gauche ou d’extrême-gauche sur le Maidan s’était avérée impossible. Les faits rapportés ci-dessus démentent cette assertion. Elle semble vraie pour Borotba, s’il est exact que ce groupe a tenté de s’installer sur le Maidan avec un portrait de Staline, et, expulsé, s’est immédiatement plaint des «nazis» : nous aurions là ni plus ni moins qu’une provocation délibérée, ce que la suite de l’article tend malheureusement à confirmer.
(13) Trois partis de grande taille, à un moment ou un autre, héritiers de l’ancien PCUS, ont eu une appellation «socialiste» ou «communiste» en Ukraine depuis 1991. Le Parti Socialiste d’Alexandre Moroz provenait des secteurs pro-Gorbatchev de l’ancien PC au pouvoir et s’est progressivement très affaibli dans les années 2000. Le Parti socialiste progressiste de Natalia Vitrenko, scission du précédent, avait catalysé une partie de la colère populaire contre les oligarques à la fin des années 1990, et est passé sous le financement du milliardaire US «antisystème» Lyndon Larouche (en France : Jacques Cheminade), et par son biais d’oligarques russes; groupusculaire, il est aujourd’hui incorporé aux «républiques populaires» du sud-est.
Le troisième et de loin le plus important de ces partis est le KPU, PC ukrainien dont le dirigeant le plus connu est Petro Simonenko. Constitué en 1993 en opposition avec les apparatchiks ralliés à l’indépendance formelle du pays, le KPU, comportant de véritables morceaux de l’appareil d’Etat et de l’administration et une puissante clientèle, a eu un poids considérable dans les années 1990, où il était ce repoussoir faisant élire les oligarques en place aux différentes élections, que Svoboda tendait plus tard à devenir avant le Maidan. Le Parti des Régions, fédération de fiefs oligarchiques et mafieux, s’est progressivement nourri de la défection d’oligarques quittant, ou faisant quitter à leurs serviteurs, le KPU.
Quand Alexandr Volodarskiy écrit que personne, dans la gauche ukrainienne, ni de prés ni de loin, ne considère le KPU comme «de gauche», il exprime une chose évidente en Ukraine. Non seulement il n’est pas «de gauche» au plan idéologique – conservatisme social et familial, haine des homosexuels, antisémitisme sont largement cultivés par le KPU – mais il n’a aucune racine proche ou lointaine dans le mouvement ouvrier, il est entièrement issu de l’appareil bureaucratique de l’Etat, et n’est pas plus à proprement parler «un parti» que le Parti des Régions.
Seules ses Jeunesses, pour des raisons d’image, de folklore et afin de cultiver des contacts dans le «mouvement communiste» à l’étranger, se sont redonnées une allure idéologique verbalement «communiste». C’est justement un secteur de ces Jeunesses qui s’engage en 2011 dans le lancement de Borotba, qui est donc elle aussi, plus partiellement mais très réellement, l’une des forces politiques ayant une filiation avec l’ancien PCUS.
Le 16 janvier dernier, le KPU, membre de la coalition soutenant Ianoukovitch, était en pointe dans l’élaboration et le vote des lois liberticides suspendant les droits de manifestation et de réunion, à partir desquelles la situation s’est radicalisée.
Le KPU est aujourd’hui engagé, avec l’Eglise orthodoxe du patriarcat de Moscou dont il est proche, dans l’administration des «républiques populaires» du sud-est, tout en tenant un discours «anti guerre» selon les circonstances. Son interdiction a été régulièrement envisagée et jamais réellement effectuée par le gouvernement ukrainien depuis février. Elle est, plus souvent encore, annoncée sur les sites de la «résistance communiste» occidentale fantasmant dans le KPU de nouveaux FTP combattant la Gestapo …
Plus grave, les agissements du KPU (et plus secondairement de Borotba, dont l’importance réside surtout dans sa réputation auprès du «gauchisme» international) permettent au pouvoir et à la droite ukrainienne de lancer des attaques contre «le communisme» et «le socialisme» susceptibles de se retourner, ou d’être dirigées avant tout, contre les luttes sociales.
(14) C’est à l’occasion de ces premières opérations armées que la photo d’un jeune homme remplaçant le drapeau ukrainien par le drapeau russe sur l’hôtel de ville de Kharkiv a largement circulé sur les sites des «communistes résistants» occidentaux, voyant en lui une sorte de héros de l’Union soviétique. L’homme était pourtant connu comme un citoyen russe, membre des organes et réputé être lié à la RNE, Unité Nationale Russe – une organisation se réclamant du nazisme …
Le principal groupe auquel Borotba se lie à Kharkov-Kharkiv est Oplot («bastion»). Oplot s’est développé, en janvier-février 2014, à partir du club de sport du même nom et dans les écoles militaires et la police, organisant des agressions contre le Maidan de Kharkiv, sous la direction d’un chef du FBU, Yevgeny Zhilin, passé en Russie début mars. Ce groupe a joué un rôle clef dans l’articulation de la propagande des «prorusses» autour de l’antisémitisme, centrée sur la dénonciation du gouverneur de Dnipropetrovsk, l’oligarque Kolomoiski, comme «juif financier des nazis». Dans ses communiqués, Oplot attribue aussi les révolutions russes de 1905 et de 1917 aux Juifs.
(15) Rodina est une organisation d’extrême-droite russe dont l’ancien dirigeant, Dmitry Rogovin, est depuis 2007 un personnage important dans les discussions officielles Russie-OTAN. Unité Slave se présente comme une organisation de cosaques russes. Odessa est une ville ukrainienne et multinationale comprenant de nombreux russes : même (surtout ?) par rapport à ces derniers, les antennes locales de ces organisations ne sont rien d’autres que des groupes de nervis manipulés par les organes.
(16) http://avtonomia.net/2014/03/03/statement-left-anarchist-organizations-borotba-organization/
(17) En écrivant «tragiques évènements», A. Volodarskiy exprime là encore parfaitement le sentiment commun des Ukrainiens hostiles aux opérations «prorusses» sur l’affaire dite de la «Maison des syndicats» à Odessa le 2 mai 2014. Rappelons que le 17 avril, Poutine avait appelé à la formation de la «Novorossia» . Le 2 mai au matin, des groupes armés avec le soutien de secteurs de la police et la présence de paramilitaires venus de Transinistrie attaquent des manifestants nationalistes ukrainiens à Odessa. Ils sont écrasés, avec relativement peu de victimes, par une puissante mobilisation spontanée.
L’échec de cette tentative de faire un pas en avant vers la «Novorossia», comme à Kharkiv et à Dnipropetrovsk, doit obligatoirement, pour la puissance impérialiste dominante ici, être masqué sous le mythe d’une opération « nazie » : c’est ici particulièrement vital à la propagande impérialiste.
Borotba, associé à l’attaque armée des manifestants nationalistes le matin avec Rodina, Unité Slave et des scouts chrétiens orthodoxes, lance le mot d’ordre de regroupement dans la Maison des syndicats, à côté du campement des Antimaidan d’Odessa. De nombreux manifestants prorusses ou antimaidan s’y amassent, en l’absence des chefs qui les ont appelés à procéder ainsi. Le bâtiment est assiégé par des contre-manifestants et des militants de Prayi Sector qui envoient des cocktails Molotov, des coups de feux sont tirés, le feu prend – étrangement, au 4° étage- et il y a une quarantaine de morts. Dés la fin d’après-midi du même jour, toute la blogosphère occidentale, «communiste résistante» et d’extrême-droite, alimentée par les antennes diverses de RIA-Novosti, diffuse en boucle que « les nazis ukrainiens » ont commis un «pogrom» contre «les syndicalistes» à Odessa, annonçant jusqu’à plusieurs centaines de morts, des viols, etc. Borotba revendique un mort dans cette affaire.
(18) C’est à vrai dire une ligne de fracture qui traverse les organisations se réclamant de la révolution socialiste à l’échelle du monde entier, séparant progressivement les positions internationalistes des positions préparant une éventuelle guerre mondiale entre puissances impérialistes. Cependant, le déficit d’information et la place sans précédent prise par la propagande, ainsi que par la crédulité envers celle-ci de la part de militants et de courants entraînés (à juste titre) à ne pas croire la «voix de l’Amérique» et à en prendre le contrepied, biaise largement le clivage : une information correcte, une analyse sérieuse, des échanges Est-Ouest rétablis, une pratique internationaliste réelle, doivent rétablir l’équilibre et permettre aux gens sensés de ne pas prendre des vessies pour des lanternes et de voir le fascisme partout!
(19) Et en effet ; proclamer que la guerre, c’est mal, et demander qu’on y mette fin, signifie quoi dans une guerre opposant une nation opprimée à une puissance impérialiste et à ses alliés locaux? Cela d’autant plus que la Russie déclare ne pas être en guerre et vouloir «la paix», censé pouvoir se faire en répondant à la demande de «fédéralisation» des «régions insurgées» ? Le discours «pacifiste» convenu renvoyant les «camps» dos-à-dos ne fait-il pas tout simplement le jeu du plus fort, militairement parlant ?
(20) Le rejet de «tous les nationalismes» est à vrai dire peu étonnant dans la tradition idéologique de l’anarchisme (ou des courants ultragauche et conseillistes). Il n’empêche cependant pas la grande majorité des anarchistes, ukrainiens, mais aussi russes, de soutenir la révolution ukrainienne (plutôt que la nation ukrainienne) contre l’impérialisme, le capitalisme et l’étatisme russe. L’Opposition de gauche apparaît donc plus exposée à des positions renvoyant tout le monde dos-à-dos, ce qui affaiblirait grandement son influence naissante. La prise en charge de la défense nationale, ou de la défense de la révolution commençante, faite du point de vue des exploités et des opprimés, n’implique en effet aucun soutien au gouvernement en place, et n’implique aucune restriction des luttes sociales, au contraire.