Travailleurs/euses migrants en Suisse (Vasco Pedrina,18 août 2014)

„Just Work? Migrant workers, globalisation and resistance“ : Organisation et mobilisation des travailleurs/euses migrants en Suisse ; une expérience riche d’enseignements.
Pour comprendre l’expérience syndicale suisse dans l’organisation et la mobilisation des travailleurs/euses migrants, il y a lieu d’abord d’en illustrer le contexte.

Rôle des migrants dans l’économie et évolution de la politique migratoire
Après le Luxembourg, la Suisse est le pays en Europe avec la plus forte présence d’immigrés : 24 % d’une population totale de 8 Mio. C’est deux fois plus que l’Allemagne, l’Italie et l’Autriche ou 4 fois plus que la France. Plus d’un tiers des heures travaillées dans le pays est effectuée par les travailleurs immigrés. Des branches entières ne pourraient pas fonctionner sans eux. Tout cela est dû aussi à une politique de naturalisation fort restrictive.

Encore au milieu du 19ème siècle la Suisse était un pays d’émigration. Mais depuis la fin de la 2ème guerre mondiale, les Suisses n’ont pratiquement plus à émigrer par nécessité. Grâce à un appareil industriel resté intacte, la croissance économique a été telle dans les « 30 années glorieuses » de l’après-guerre que la Suisse a eu un recours de plus en plus massif à la main-d’ouevre immigrée. Au sortir de la guerre, le réservoir de main-d’œuvre à la recherche d’un emploi était dans le Sud de l’Europe très grand. C’est ainsi que des centaines de milliers d’Italiens, puis d’Espagnols et de Turques et plus tard encore des ex-Yougoslaves et des Portugais par cycles successifs sont venus travailler en Suisse.

La politique visant à régler la migration des autorités suisses a connu différentes phases :

– Après la révolution démocratique de 1848 et jusqu’au début du 20ème siècle, période marquée par le 1er essor industriel, la politique migratoire officielle fut caractérisée par l’ouverture. La Suisse fut à l’époque terre d’asile de militants syndicaux et de réfugiés politiques ayant marqué l’histoire du mouvement ouvrier.
– La politique de restriction de l’immigration par des contingents commença avec la 1ère guerre mondiale et se poursuivit après sous l’impact du chômage, des mouvements conservateurs et du nazi-fascisme.
– Le retour à une politique migratoire ouverte, tout au moins par rapport aux citoyens de l’Union européenne (UE), a coïncidé avec l’entrée en vigueur en l’an 2000 des accords bilatéraux entre la Suisse et l’UE.
– Suite à une initiative populaire de la droite populiste et xénophobe, le peuple suisse a décidé lors d’un vote le 9.2.2014 de remettre en cause l’accord CH-UE sur la libre circulation des personnes, non sans provoquer une crise dans les relations avec l’UE, dont l’issue est incertaine.

Le mouvement syndical se base sur les principes de l’égalité et de la solidarité. L’histoire de l’évolution des rapports entre travailleurs/euses indigènes et immigrés illustre que dans la pratique l’application de ces principes n’est toutefois pas du tout simple. Si au début de son chemin, le mouvement syndical s’est conçu comme internationaliste, le « siècle des extrêmes » (E. Hobsbawm) s’est chargé de le pousser à céder aux tentations destructives du nationalisme.

Dans la période de forte immigration des années ’50 et ’60, ce ne sont pas uniquement les forces xénophobes qui ont appelé les autorités suisses à mettre en œuvre une politique d’immigration plus restrictive, mais aussi les syndicats, sous la pression de leur base indigène. Celle-ci ressentait cette nouvelle main-d’œuvre venue de l’étranger comme une menace pour les salaires et l’emploi et était réceptive aux sirènes xénophobes.

Dans tout régime capitaliste, une partie du patronat n’a effectivement pas de scrupules à faire pression sur les salaires en recourant aux travailleurs migrants. Deux sont les voies pour y faire face: la lutte commune indigènes-migrants contre le dumping salarial et social ou la revendication de contingents, dans l’espoir que la pénurie de main-d’œuvre sur le marché du travail ainsi créée conduise automatiquement à une pression vers le haut des salaires. L’histoire est là pour prouver que cette 2ème voie conduit à l’impasse. Tout d’abord, il n’y a pas de systèmes de contingents qui n’aille pas main dans la main avec des statuts discriminatoires pour les migrants. Or, les statuts discriminatoires conduisent à des salaires et des conditions de travail détériorées, avec une dynamique de dumping salarial. En outre, en période de haute conjoncture, les employeurs passent outre le système de contingents pour engager au noir des immigrés, dans des conditions déplorables. Et enfin, une telle politique discriminatoire est source de divisions parmi les travailleurs, qui affaiblissent la capacité de lutte et de négociation syndicale.

L’un des principaux buts du système des contingents, avec ses statuts discriminatoires, était de tout faire pour empêcher qu’une majorité d’immigrés ne reste définitivement dans le pays. Le statut qui devait le mieux se prêter à parvenir à réaliser le principe d’une rotation permanente des immigrés était celui de saisonnier. Dans une première phase, les saisonniers ne pouvaient leur vie durant obtenir même pas une autorisation de séjour annuelle. Du point de vue des droits humains, le statut de saisonnier était une honte pour la Suisse : « Examens sanitaires à la frontière » indignes, interdiction de changer d’emploi, interdiction inhumaine de regroupement familial, des dizaines de milliers d’enfants cachés. Bref, un système qui rappelait l’apartheid sud-africain d’hier ou le système « Kafala » pour les migrants au Qatar d’aujourd’hui !

Organisation des migrants dans les syndicats suisses dès les années ’60 …
L’histoire du mouvement syndical international montre qu’il y a plus de syndicats nationaux ayant loupé le coche de l’intégration dans leurs rangs des immigrés que le contraire. Or, le mouvement syndical suisse a été parmi les précurseurs et parmi ceux qui ont le mieux réussi dans cette entreprise. L’un des facteurs déterminants a été la clairvoyance d’un certain nombre de dirigeants syndicaux indigènes ouverts d’esprit et celle de travailleurs migrants déjà formés politiquement. Cette clairvoyance ne consistait pas seulement dans la conviction que seule l’union fait la force, mais aussi dans la reconnaissance – contre le « mainstream » – que l’immigration n’était pas un phénomène passager et que malgré tous les statuts discriminatoires pour forcer la rotation, même les saisonniers allaient un jour pouvoir rester dans le pays avec leur famille. Bien que d’inspiration social-démocrate modérée, les dirigeants du syndicat du bâtiment et du bois en premier, dès le milieu des années ’60 – vu la croissance énorme du nombre d’immigrés sur les chantiers – ont fait le choix stratégique d’organiser de manière offensive les travailleurs migrants et cela en dépit du « risque » de se retrouver en leur sein des militants des partis communistes italien et espagnol. Ces partis y ont contribué de leur côté en appelant leurs membres à adhérer aux syndicats suisses. Il faut dire que cela était loin d’être possible partout, car en pleine « guerre froide », la peur du « danger rouge stalinien » était fortement ancrée dans les rangs syndicaux. C’est ainsi que les portes n’ont été ouvertes aux immigrés dans d’autres syndicats que 10 à 15 ans plus tard par rapport à celles du syndicat du bâtiment. Non sans conséquences : d’une part, les immigrés sont encore aujourd’hui sous représentés dans certains d’entre eux et, d’autre part, 20 ans plus tard – grâce aux immigrés – le syndicat de la construction a dépassé en nombre d’adhérents le syndicat des métallos, en devenant ainsi le plus grand syndicat de Suisse.

La clairvoyance précitée se rapportait aussi et surtout aux modalités pour parvenir à organiser les immigrés et à faire en sorte que le syndicat devienne véritablement leur organisation, leur nouvelle patrie ! Deux éléments-clé de l’approche choisie se sont avérés décisifs pour réaliser la percée recherchée:

– Le choix d’engager en tant que secrétaires syndicaux des ressortissants du pays d’origine pour le travail de recrutement et d’organisation. La grande chance consistait dans le fait que, dans le réservoir des nouveaux venus, il y avait des nombreux militants des partis socialistes et communistes formés dans les luttes sociales. Le soi-disant problème précité quant au « danger rouge » a été résolu de manière pragmatique par le dirigeant syndical suisse le plus en vue de l’époque, Ezio Canonica. Le « deal » proposé aux militants communistes consistait dans l’échange suivant : « Nous vous engageons comme secrétaires syndicaux même si vous êtes membres du parti communiste, mais vous devez nous promettre de renoncer à tout engagement actif pour votre parti ici en Suisse »…
– Le choix de créer au sein du syndicat des structures propres pour les travailleurs migrants, leur permettant de s’organiser en « Groupes d’intérêts » soit par nationalité ou plutôt par langue, soit sur une base interculturelle.

En engageant des secrétaires syndicaux d’origine italienne, puis espagnole, turque, portugaise, de l’ex-Yougoslavie, etc., le syndicat résolvait d’abord le problème de communication avec les nouveaux venus. En outre, un rapport de confiance et d’identification pouvait s’établir de manière beaucoup plus facile avec le syndicat. La création des « Groupes d’intérêts » a permis par ailleurs aux immigrés de vivre collectivement dans leur propre culture et d’articuler ainsi sans obstacles insurmontables leurs exigences. Après coup, on peut bien dire que l’histoire a donné raison à ceux qui ont osé sortir des chemins battus d’un « conservatisme structurel » fort ancré dans les traditions syndicales et qui dans d’autres pays européens a souvent empêché jusqu’à aujourd’hui l’organisation sur une large échelle des travailleurs immigrés. A la fin des années ’80, le syndicat du bâtiment et du bois comptait 130’000 membres, dont les deux tiers étaient des immigrés !

… et organisation des migrants dans les structures syndicales d’aujourd’hui
Avant d’aborder les questions de politique syndicale, il y a lieu brièvement de décrire les réalités d’aujourd’hui de l’organisation des migrants à partir de l’exemple du syndicat interprofessionnel le plus grand du pays, Unia. Celui-ci est issu de la fusion en 2004 de 4 syndicats du secteur privé, dont ceux de la construction et des métallos. Il organise env. 200’000 travailleurs/euses, dont la moitié est d’origine immigrée. Leur nationalité varie en fonction des vagues migratoires, mais globalement leur part croît chaque année.

Des GI par langue n’existent plus aujourd’hui qu’en Suisse alémanique sur une base locale. Autrement, les GI sont organisés plutôt régionalement sur une base interculturelle, ce qui ne les empêche pas de temps en temps d’organiser des assemblées spécifiques lorsqu’il s’agit d’aborder un thème qui concerne une seule nationalité. Les GI sont des organes statutaires avec des droits de représentation aux niveaux des comités de section, de région et des organes nationaux. Ces groupes ont bien sûr un droit de propositions lors des assemblées et des congrès, comme il ressort du graphique ci-après :
Unia structures
Les membres immigrés du syndicat bénéficient – à côté des services et prestations destinées à tous les membres – d’une offre de services spécifiques :

– L’information est diffusée en plusieurs langues. Selon les besoins, les tracts peuvent être traduits en 7 ou 8 langues et distribués sur les lieux de travail, dans les quartiers ou lors des assemblées des associations d’immigrés. A côté des journaux syndicaux en italien, français et allemand, publiés toutes les semaines ou tous les 15 jours, un bulletin en espagnol, portugais, serbo-croate et albanais est édité tous les 2 à 3 mois. Des brochures thématiques sont produites en différentes langues et adaptées aux besoins de chaque nationalité. Le recours aux médias de la migration est régulier pour diffuser les messages syndicaux. Un canal de contact important est constitué par les associations d’immigrés. Mais la collaboration est étroite également avec les services consulaires des ambassades. Enfin, une coopération de plus en plus serrée avec les syndicats des pays d’origine a permis de développer un système d’informations pour les migrants avant qu’ils quittent leur pays. Cette information pour les saisonniers venant pour la 1ère fois dans le pays – notamment par des assemblées avant le début de la saison – a rendu de grands services. Dans les zones-frontières, des permanences syndicales sont organisées dans les locaux des syndicats des pays d’origine. Comme les immigrés syndiqués participent également aux autres structures syndicales, telles que le groupes professionnels, le syndicat est dans l’obligation de prévoir un service de traduction lors des assemblées, ce qui représente un gros investissement. Mais c’est le prix à payer pour favoriser réellement la participation et l’intégration !
– Un gros effort est fait en matière de formation, soit en termes de cours de langue pour favoriser l’intégration, soit en termes de rattrapage d’une formation professionnelle de base ou de perfectionnement professionnel. Ces cours sont souvent organisés dans le cadre d’institutions paritaires ou d’entente avec des institutions de formation spécialisées, comme la Fondation ECAP d’origine italienne. Un exemple original est constitué par les cours de formation pour acquérir un diplôme professionnel en emploi organisés paritairement avec les employeurs – et soutenus par les Ministères du Travail des pays d’origine – pour les saisonniers du secteur de la construction en hiver, lors de ladite «saison morte». Ces cours ont permis à des milliers de saisonniers non qualifiés d’acquérir une formation de base, de progresser tant sur le plan salarial que professionnel et de s’intégrer définitivement dans le pays. Un autre volet concerne la formation syndicale. Celle-ci prévoit des cours spécifiques par langue et sur une base multiculturelle pour les membres immigrés.

Les grandes batailles pour l’égalité des droits…
Pour assurer la réussite de l’organisation syndicale des migrants, il est essentiel d’offrir les services dont ils ont le plus besoin : comme les informations et les leviers pour défendre leurs droits face à leur employeur, pour leur vie quotidienne dans les pays d’accueil, pour tout ce qui a trait aux assurances sociales, etc.. Mais pour atteindre la visibilité et l’impact médiatique et politique nécessaires pour être reconnus comme interlocuteur attrayant, les campagnes syndicales pour l’égalité des droits sont décisives.

Lorsque dans les années ‘60/’70, le syndicat de la construction en premier a commencé la longue marche de l’organisation des migrants, il a mis au centre de ses priorités le combat contre le statut de saisonnier. Tassés dans des baraques insalubres en marge des villes ou des grands chantiers, le 1er objectif a consisté dans la lutte pour améliorer leurs conditions de logements. Discriminés sur le plan salarial, le syndicat les a mobilisés lors des renouvellements conventionnels pour la parité salariale. Sur le plan politique, on s’est attaqués aux visites sanitaires à la frontière lors de leur entrée en début de saison; puis au fait que même après plusieurs saisons ils ne pouvaient pas avoir droit à un permis annuel, leur permettant d’amener leur famille en Suisse ; ou encore au fait qu’ils ne pouvaient pas changer d’emploi, ce qui les rendait totalement dépendants du bien vouloir patronal. Ces batailles ont amené le syndicat dès la fin des années ’70 à exiger l’abolition du statut de saisonnier, à organiser une première manifestation nationale en 1980 et à soutenir une initiative populaire à ce sujet, qui dans la votation de 1981 a été toutefois refusée par le peuple. La propagande patronale peignant la catastrophe économique sur la muraille suite à l’abolition visée du statut de saisonnier avait eu son effet. Ce n’est finalement qu’à la fin des années ’80, qu’une nouvelle offensive syndicale menée à l’occasion du débat politique sur la manière de régler les rapports bilatéraux entre la Suisse et l’UE a permis de parvenir au but. Cette offensive a consisté

– à développer une argumentation se fondant certes sur les droits humains, mais aussi sur un discours économique pouvant répondre aux craintes qui avaient amené à l’échec 10 ans auparavant
– à persuader les gouvernements des pays d’origine des migrants, tout particulièrement l’Italie, l’Espagne et le Portugal, pour qu’ils exercent leur pression politique sur la Suisse
– à mobiliser les salarié-e-s en Suisse dans une logique d’égalité des droits et d’unité, en leur faisant comprendre que l’une ne va pas sans l’autre.

En septembre 1990, le syndicat du bâtiment a organisé une manifestation nationale pour l’abolition du statut de saisonnier, qui est entrée dans l’histoire syndicale du pays non seulement par son ampleur (20’000 manifestants), mais aussi car elle a marqué le début d’une réorientation vers un syndicalisme combatif axé à nouveau sur les mobilisations des salariés.

Cette campagne, qui aurait déjà abouti en 1992 si le peuple suisse n’avait pas de justesse refusé l’accord d’Espace économique européen avec l’UE, a finalement permis d’éliminer le statut de saisonnier avec l’entrée en vigueur en l’an 2000 des accords bilatéraux CH-UE. Cette campagne a servi de référence pour toutes celles que les syndicats ont dans de multiples domaines conduites au cours des 30 dernières années :

– Pour répondre aux exigences de l’une ou l’autre des nationalités : à titre d’exemple, dans les années ’90 la parité des droits pour les travailleurs de l’ex-Yougoslavie par rapport au traitement réservé à ceux de l’UE; un nouveau règlement des droits à l’assurance-chômage au Portugal pendant la « saison morte » pour les saisonniers ; ou encore les droits en matière de caisse de pension pour les citoyens UE ; dans les années 2000, la longue bataille réussie en vue de supprimer l’obligation de visas dans l’Espace de Schengen/Dublin (assurant la libre circulation au sein de l’UE, mais imposant un « rideau de fer » à ses bords) pour les immigrés de l’ex-Yougoslavie non membres de l’UE ; ou encore la lutte encore en cours pour la réintroduction d’un accord bilatéral en matière d’assurances sociales avec le Kosovo.
– Pour répondre aux exigences spécifiques des travailleurs migrants dans le cadre des batailles conventionnelles dans les branches, mais aussi dans les processus législatifs. A ce sujet, il y a lieu de relever les deux campagnes, dès les années 2000, pour un salaire minimum de 3’000 francs et, dès les années 2010, pour un salaire minimum de 4’000 francs. Celles-ci ont permis de relever sensiblement les bas salaires – au profit surtout d’immigrés ; et cela indépendamment du refus populaire en mai 2014 d’un salaire minimum légal. À signaler encore les deux campagnes politiques des années ’90 et des années 2010 pour la régularisation des «sans papiers», qui n’ont connu que des succès partiels ( comme le droit à l’école pour les «enfants clandestins» des saisonniers et des «sans papiers», ou le droit à l’assurance-maladie pour tous, y compris les «sans papiers») ; et enfin celles – malheureusement sans succès – pour obtenir le droit de vote au moins au niveau communal et cantonal ou encore un droit de naturalisation facilitée (avec comme succès partiels, l’introduction de la possibilité de la double nationalité et l’abolition d’une taxe très élevée pour la naturalisation).

Ces campagnes sont menées en recourant aux instruments de pétitions, de référendums (comme contre le durcissement du droit d’asile) et d’initiatives populaires (comme pour le droit de vote), d’actions symboliques ou de manifestations qui accompagnent des interventions politiques auprès des autorités suisses et de celles des pays d’origine. Bref, pour reprendre les paroles de Vania Alleva, Co-Présidente du syndicat Unia : « Egalité des chances, participation et sécurité du permis de séjour constituent les leviers de toute intégration. Leur promotion doit dépasser le monde du travail et saisir tous les domaines, y compris au niveau politique. Ce faisant, il revient aux syndicats en Suisse un rôle central … Les syndicats d’industrie sont parmi les seuls mondialement qui organisent dans leurs rangs d’un tiers à trois tiers de travailleurs sans droit de vote politique. Les syndicats sont de fait le seul endroit, où les travailleurs migrants – au moins indirectement – peuvent faire valoir une influence politique » (www.Widerspruch.ch – 41/2001, p. 105).

… et pour assurer l’unité indigènes-immigrés
Une logique d’unité entre indigènes et immigrés n’est jamais acquise, même dans un pays où le combat pour l’égalité des droits a une longue tradition. Elle n’est même pas acquise entre les résidents immigrés de longue date et les nouveaux migrants. Ce combat est marqué sans cesse par des hauts et des bas.

Les tensions peuvent être très fortes au sein même des syndicats, surtout dans les phases de réorientation de la politique syndicale. A titre d’illustration, le choix de se battre pour l’abolition du statut de saisonnier a été contestée à l’époque par le courant conservateur des syndicalistes suisses, qui voyaient les avantages matériels pour le syndicat acquis au fur des années avec le système des contingents remis en cause. A vrai dire, le système forfaitaire de contributions payées au syndicat par le entreprises pour les saisonniers dans le cadre du système de fonds paritaire prévu par la convention du secteur de la construction rapportait effectivement pas mal d’argent. Celui-ci servait certes à assurer les services pour cette catégorie d’immigrés, mais il permettait en outre de contribuer au financement de l’appareil syndical.

Ces tensions sont revenues régulièrement à la surface notamment lors des nombreux votes sur des initiatives populaires, dès 1970 anti-immigrés, et puis, surtout depuis le milieu des années ’90, aussi anti-requérants d’asile, qui ont marqué l’agenda politique. À chaque fois, la droite xénophobe a cherché à contester la légitimité des syndicats dans leur rôle de défense des travailleurs indigènes. Au-delà du travail de persuasion par l’information et les campagnes, le meilleur antidote contre le venin xénophobe reste toutefois la lutte dans l’unité pour des objectifs communs. Les années ’90 et 2000 ont été caractérisées par de nombreuses luttes politiques et grèves d’entreprises et de branches dans lesquelles cette unité a été visiblement la clé des succès obtenus. Dans le cycle de luttes qui a commencé en 1992 avec la grève d’une semaine dans la branche du marbre et du granit contre le démantèlement de la convention collective de travail et qui s’est poursuivi depuis lors par de multiples grèves d’entreprises dans différentes autres branches, le point le plus haut a été atteint en 2001/2002 avec le 1er mouvement de grève national de la branche de la construction depuis 50 ans. Alors que dans le débat politique, il était question d’un relèvement de l’âge de la retraite, grâce à une action de mobilisation et d’unité fort déterminée, dans laquelle les travailleurs immigrés ont joué un grand rôle, il a été possible de conquérir un modèle de pré-retraite faisant passer rapidement l’âge de la retraite pour les ouvriers du bâtiment de 65 à 60 ans, avec une rente de 90% du salaire !

L’intégration des migrants dans les structures syndicales n’est pas une « promenade du dimanche ». En effet, il ne suffit pas de leur donner de l’espace dans des structures propres, comme les « Groupes d’intérêts ». Le défi le plus grand consiste dans leur intégration dans les structures ordinaires et surtout dans les comités et organes de direction aux différents niveaux. Il n’y a pas que l’obstacle de la langue, les différences culturelles et les avantages de position des indigènes jouent aussi leur rôle. C’est un processus long, qui va bien au-delà de quelques années pour vraiment parvenir à un niveau de représentation équilibré. Et comme dans le combat pour l’égalité hommes-femmes, sans mesures promotionnelles durables, le renversement de tendance guette en permanence au contour, d’autant plus que la rotation des phénomènes migratoires pose sans cesse de nouveaux défis en matière d’intégration. Le fait qu’aujourd’hui 5 des 9 membres du Comité directeur d’Unia sont des «secondos», souvent fils d’anciens saisonniers, et qu’environ la moitié des secrétaires syndicaux sont d’origine immigrés ou des doubles nationaux représente quand-même un acquis, dont le syndicat a le droit d’être fier!

Les syndicats sont désormais l’organisation de la société qui joue le plus grand rôle dans l’intégration des immigrés et dans la prévention des tensions entre nationalités. D’ailleurs, cela vaut aussi en ce qui concerne les immigrés entre eux. Le cas le plus pénible a été celui de la guerre dans les Balkans au cours des années ’90. Le syndicat du bâtiment et de l’industrie organisait à l’époque à lui seul plus de 15’000 travailleurs serbes, croates, albanais du Kosovo. Les tensions furent très fortes entre ces nationalités au sein même de nos rangs. Chaque nationalité se sentait tout d’un coup prétéritée. Des lettres et pétitions de protestation circulaient et des menaces de démission collective pleuvaient assez régulièrement. Il nous est mêmes arrivés d’avoir été confrontés avec des menaces de mort lors d’un engagement d’un secrétaire syndical ne correspondant pas à la nationalité souhaitée. Dans un tel contexte, préserver l’unité est un exercice d’équilibre extraordinairement difficile. Mais il a réussi sans pertes grâce aux choix suivants :

– L’orientation exclusive sur la défense des intérêts des travailleurs en Suisse indépendamment de leur ethnie
– Le refus de se laisser impliquer dans le conflit en ex-Yougoslavie par une stricte neutralité politique n’empêchant pas le soutien humanitaire. C’est ainsi que nous nous sommes engagés avec succès pour que les saisonniers kosovo-albanais – au moment le plus terrible de la guerre – puissent apporter leur famille en Suisse
– La suspension de toute mesure qui pourrait donner lieu à des conflits interethniques, comme le refus de céder à toute pression de type mafieux pouvant gangréner l’organisation.
Les critiques d’opportunisme contre ces choix n’ont pas manqué, mais ceux-ci ont permis de préserver l’unité au sein du mouvement et ont sensiblement contribué à ce que les conflits armés dans les Balkans ne débordent pas en Suisse en actes de violence. Cette contribution des syndicats à la vie communautaire, leur rôle de force d’intégration des immigrés dans la société du pays d’accueil sont encore aujourd’hui largement sous-estimés.

Impact de l’intégration des travailleurs migrants sur l’orientation de la politique syndicale
L’intégration d’un grand nombre de travailleurs migrants dans nos rangs n’a pas uniquement permis d’éviter un recul des effectifs syndicaux comme l’ont connu d’autres syndicats en Europe ayant loupé le coche. Il a aussi au cours du temps changé la culture syndicale dans le sens de l’ «unité dans la diversité» et il a surtout contribué à accroître sa combativité.

Le mouvement syndical suisse a eu longtemps la réputation sur la scène internationale d’être plutôt conservateur dans un pays économiquement privilégié. Aujourd’hui, si la Suisse reste un pays à haut niveau de vie, ses syndicats – notamment le syndicat interprofessionnel Unia et l’Union syndicale suisse – sont considérés parmi les forces innovantes et combatives du mouvement syndical européen. Le mérite en revient pour une bonne part aux syndiqués immigrés. Comment l’expliquer? En ouvrant les portes à des militants et en engageant des secrétaires syndicaux d’origine immigrée en provenance d’horizons politiques divers dès la 2ème moitié des années ’60, le syndicat du bâtiment de l’époque a jeté à temps les bases de la construction syndicale dans la phase de la plus forte poussée migratoire.

Cette 1ère ouverture a facilité l’intégration dès les années ’80 – dans un syndicalisme longtemps contrôlé fermement par des socio-démocrates conservateurs – d’une nouvelle génération de militants issue des mouvements de la gauche extra-parlementaire de ’68. La coalition des ces deux nouvelles forces avec ce qui restait de la tradition de combativité chez les syndicalistes indigènes formés aux luttes du début de l’après-guerre a permis dès le début des années ’90, à partir du syndicat du bâtiment, de mettre en marche un mouvement général de réorientation de la politique syndicale vers un syndicalisme de mouvement combatif et de parvenir enfin à faire les premiers pas vers une réorganisation profonde des structures syndicales vers un syndicalisme interprofessionnel à même de rendre viable la nouvelle orientation politique visée. Il était temps, car les décennies de croissance de l’après-guerre et une politique syndicale se limitant de plus en plus à la négociation «au tapis vert» avec les employeurs (à savoir sans pression par la lutte collective) avaient affaibli terriblement les réseaux syndicaux sur les lieux de travail et ainsi la capacité de mobilisation syndicale tant sur le terrain conventionnel que sur le plan politique. Or, la longue crise des années ’90 ainsi que la percée du néolibéralisme antisyndical avaient mis à nu ces faiblesses de manière dramatique. Une course contre la montre s’est dès lors engagée : retrouver la capacité de grève sur le terrain social et gagner une nouvelle capacité référendaire sur le plan politique étaient devenus une question de vie ou de mort. Finalement, le pari a pu être gagné. Grâce à des fusions successives dès 1992 – d’abord dans le secteur privé, puis dans le secteur public – au sein des deux principales confédérations syndicales, et grâce à une politique d’ouverture au niveau confédéral à des organisations originairement à caractère professionnel, et grâce enfin à la redécouverte progressive de l’instrument de la grève – avec l’ancrage du droit de grève dans la Constitution fédérale en l’an 2000 – il a été possible de redonner un nouveau souffle à un mouvement qui a failli chuter dans l’insignifiance politique. Il est à peu près certain que sans l’apport de la base et des cadres immigrés des syndicats, cela n’aurait pas été possible. Encore aujourd’hui et malgré le fait que les nouvelles générations d’immigrés n’ont plus l’héritage des militants des partis issus de la lutte antifasciste, cette composante constitue toujours encore une force de progrès et de dynamisation dans la vie syndicale.

Crise en Europe, dumping social, montée de la xénophobie : une nouvelle grande épreuve pour l’unité de la classe ouvrière
Le 9 février 2014 le peuple suisse a dit OUI – avec un vote très serré – à une initiative populaire du parti de la droite populiste et xénophobe exigeant de supprimer la libre circulation des personnes entre la Suisse et l’UE par la réintroduction d’un système des contingents. Cela représente une césure aux graves implications pour l’économie et le marché du travail suisses, mais aussi pour les syndicats et leur politique. Une nouvelle forte poussée migratoire depuis 10 ans liée tant à la bonne santé de l’économie suisse qu’à la crise en Europe y a joué un rôle. Mais il y a d’autres raisons pour expliquer ce résultat, qui tiennent e.a. au refus des employeurs et des autorités politiques d’accepter un ultérieur renforcement des mesures sociales d’accompagnement à la libre circulation des personnes. La perte d’attractivité de l’UE comme projet de paix et de progrès social, après 5 ans de politiques d’austérité brutales, s’est chargée du reste. Or, si le nouvel article constitutionnel est mis en œuvre tel quel, il aura pour effet :

– de remettre en cause fondamentalement tous les accords et rapports entre la Suisse et l’UE, qui avec 58% d’exportations et 75% d’importations est le principal partenaire de la Suisse
– de réintroduire avec les contingents, un système de statuts discriminatoires pour les immigrés qui élimine tôt ou tard la plupart de nos conquêtes en matière d’égalité des droits et sur le plan salarial et social de trois décennies.

Pour les syndicats, il est hors de question d’accepter de telles conséquences. C’est pourquoi, en vue des négociations qui se sont rendues inévitables entre la Suisse et l’UE, nous avons défini 3 principes qui doivent guider toute solution au conflit qui s’est créé :

– Le principe de la non-discrimination, qui est à la base de la libre circulation des personnes avec l’UE doit être préservé aussi à l’avenir. Comme il n’y a pas de système de contingents sans discriminations, cela revient à s’opposer à toute réintroduction d’un tel système
– Il faut plus et non pas moins de protection des salaires et des conditions de travail. Ceux qui travaillent en Suisse, qu’ils soient indigènes ou immigrés, doivent recevoir des salaires suisses et non pas par exemple polonais. Toute pratique de dumping salarial et social doit être combattue. Les instruments légaux pour faire valoir le principe « A travail de valeur égale, salaire égal au même endroit », à savoir au pays de destination, doivent être renforcés
– Les accords bilatéraux CH-UE doivent être préservés.

En échange de la libre circulation des personnes avec l’UE et en vue de votes populaires en matière de relations CH-UE, les syndicats avaient réussi ces 15 dernières années à arracher un dispositif de mesures d’accompagnement sociales protégeant les salaires et les conditions de travail parmi les meilleurs en Europe. Les néolibéraux et les néoconservateurs du camp patronal et en politique oeuvrent en direction d’une suppression de ce dispositif et en même temps de l’isolement du pays dans la logique nationaliste de tous les forces de droite et d’extrême-droite populiste et xénophobe. Pour leur barrer la route, nous puiserons dans la riche expérience accumulée lors des luttes passées en jouant sur les claviers de la mobilisation et des alliances.

Sur le plan de la mobilisation, nous mettrons l’accent sur :

– la poursuite de la campagne de dénonciation et de l’élimination des cas d’abus en matière de dumping salarial et social, que nous conduisons désormais depuis plusieurs années. Celle-ci nous permet de montrer – notamment par des grèves et interruptions de travail – que l’unité paye et d’accroître la pression en vue de renforcer les mesures légales et conventionnelles anti-dumping
– une campagne de sensibilisation large sur les conséquences négatives de l’ancien système de contingents et de son statut le plus discriminatoire, celui de saisonnier. C’est aussi un message de solidarité envers des immigrés démoralisés par un vote populaire choquant.

Grèves et interruptions de travail contre le dumping salarial et social
La 1ère de ces grèves a eu lieu en 1994 sur un des grands chantiers des nouvelles transversales ferroviaires alpines. Des mineurs sud-africains avaient été engagés à un salaire nettement inférieur à celui prévu dans la convention collective de travail. Les cas de ce type se sont multipliés depuis les années 2000, suite à l’augmentation du nombre d’entreprises étrangères détachant en Suisse leurs travailleurs pour quelques semaines ou mois. Dans la plupart des cas, celles-ci agissent en tant que sous-traitantes, ce qui facilite les abus. Deux exemples récents concernent :

– Le chantier de la boutique de la multinationale de l’habillement Zara à Zurich en mars 2014. Une chaîne de sous-traitants occupaient des travailleurs détachés espagnols avec un horaire allant jusqu’à 60 heures (horaire admis 42 heures), pour des salaires d’un tiers à la moitié de ceux prévus conventionnellement. Après 3 semaines d’interruption de travail imposée par le syndicat, les travailleurs concernés ont obtenu le paiement rétroactif des montants manquants. L’entreprise principale a même accepté de payer 150’000 francs à l’organisation d’entraide « Solidar Suisse ; cela « pour témoigner de sa responsabilité sociale » comme le précise l’accord !
– Sur un grand chantier de la multinationale pharmaceutique Roche à Bâle, une trentaine de travailleurs détachés polonais ont été payés le tiers de ce que prévoyait la convention collective depuis août 2013. Après une semaine d’interruption de travail en juillet 2014, ils ont été indemnisés pour un montant dépassant 500’000 francs.

Sur le plan des alliances, nous concentrerons nos efforts sur l’établissement d’une coalition avec les dirigeants d’entreprises, des associations patronales et les forces de la société civile de bonne volonté, qui sont persuadés que la Suisse et ses habitants – avec ou sans passeport suisse – ne peuvent avoir un avenir prometteur que si l’on soigne des relations réglementées avec l’UE, dont une libre circulation des personnes socialement bien encadrée. Face à des politiques d’austérité brutales, il faut aussi enfin que nous donnions notre contribution à la lutte syndicale pour un changement de cap social et politique en Europe. Ce n’est que comme cela que la Suisse pourra sortir de la voie sans issue dans laquelle elle s’est empêtrée et que le projet d’intégration de l’UE pourra redevenir une source d’espoir ; ceci dans le sens d’une Suisse solidaire et d’une Europe sociale !

Vasco Pedrina etait le Secrétaire central, puis président du syndicat du bâtiment et du bois de 1988 à 1992 ; président du syndicat du bâtiment & industrie de 1992 à 2004, co-président du syndicat Unia de 2004 à 2006. De 1994 à 1998, il a été aussi co-président de l’Union syndicale suisse et, de 2006 à 2013, vice-président de la Fédération internationale du bâtiment et du bois. Il est actuellement membre du conseil de fondation du Global Labour Institute.