Il est agréable – et à tout le moins inhabituel – d’assister à une conférence syndicale marquée par l’esprit de conquête. Celui-ci a déserté les arènes des syndicats européens voire de tous ceux du monde développé, un monde qui, en réalité, ne développe plus que les revenus des actionnaires et du petit nombre tandis qu’une partie croissante des populations ne connaît qu’une précarité grandissante et un recul des droits sociaux sans équivalent depuis la fin de la seconde guerre mondiale.
Ce chaos rampant imposé par les mutations du capital ne trouve face à lui que des syndicats désemparés, affaiblis par un recul généralisé de la syndicalisation et un affaiblissement considérable des croyances dans les bénéfices de l’action collective. Dans notre pays, mais aussi dans bien d’autres de l’Union européenne, montent des partis d’extrême droite dont l’audience croît à mesure de la popularité des idées d’exclusion, exclusion de l’autre, de l’étranger, de l’immigré, éternel bouc émissaire des périodes de crise.
Ce sentiment de montée du racisme dans les urnes comme dans les relations sociales ne doit pas toutefois être exagéré : en France, les enquêtes ou les sondages montrent que ces logiques progressent certes, mais restent minoritaires dans l’opinion publique, du moins lorsque les questions posées ne visent pas à démontrer le contraire. L’influence électorale de l’extrême droite et en particulier du Front national est d’abord l’envers de la montée de l’abstention électorale des milieux populaires, abstention qui s’étend aujourd’hui à une partie de ce qu’on appellera, pour faire vite, les classes moyennes.
La désaffiliation sociale et électorale des ouvriers en France – pour reprendre un concept de Robert Castel – est contemporaine de cette montée du Front national, elle l’accompagne et elle l’explique en partie. Une autre explication est la faillite de la social-démocratie, en France comme ailleurs en Europe. Cette gauche s’est diluée dans le néolibéralisme, elle n’offre plus aucune digue contre la résignation à l’ordre capitaliste du monde, à un capitalisme redevenu sauvage et sans limite.
Ce préambule est nécessaire à la compréhension de ce qu’il est advenu du syndicalisme français en trois décennies. Plus que ses voisins européens, il tirait nombre de ses ressources d’autres champs que celui de ce qu’on appelle les « relations professionnelles ». Nous sommes dotés historiquement d’un patronat de combat qui ignore la notion de compromis social ; cette ignorance lui est permise par un État fort, interventionniste dans l’économique comme dans le social. Cette longue tradition étatiste a été renforcée par les conditions de la reconstruction du pays après la deuxième guerre mondiale, une reconstruction qui s’est faite par et à travers le rôle moteur de l’État.
La négociation collective a une histoire heurtée en France. Les chiffres produits chaque année par le ministère du travail donnent le sentiment d’une intense activité de négociation, dans les entreprises, les branches et aussi au niveau national interprofessionnel ; si l’on examine ce que tout cela produit en termes de compromis sociaux, le regard est différent. Les relations sociales en France sont de mauvaise qualité, elles sont tendues dans la plupart des entreprises, de nombreux économistes y voient même un facteur handicapant de l’économie française.
Historiquement, les syndicats de travailleurs et les organisations patronales ne se parlent pas beaucoup, elles parlent à l’État qui tranche, qui arbitre et, jusqu’à la crise des années 70, il a souvent arbitré dans le sens de la protection des travailleurs en raison de la pression que les syndicats et le mouvement social dans son ensemble parvenaient à exercer sur les gouvernements. Cette relation positive s’est rompue dans les années 80, paradoxal moment d’une gestion gouvernementale socialiste sans hostilité à l’égard des syndicats mais qui a mis en œuvre une politique axée sur la modernisation des entreprises dans une veine typiquement libérale.
Cette décennie 80 a été particulièrement difficile pour les syndicats français. Cette désaffiliation sociale déjà évoquée a particulièrement marqué le monde ouvrier, il s’est traduit par un recul de la participation électorale – dont l’effondrement du parti communiste a été une des facettes – mais aussi par un retrait massif du mouvement syndical : les syndicats ont perdu entre 50 et 70 % de leurs membres en une dizaine d’années, la CGT a été particulièrement touchée par le phénomène ; sans équivalent en Europe par sa brutalité et sa précocité, la désyndicalisation a d’abord été celle des ouvriers qui n’ont toujours pas retrouvé, si ce n’est en nombre restreint, le chemin de la syndicalisation.
Sans entrer trop dans le détail, je dirai simplement qu’en une décennie se sont accumulés et se sont nourris de nombreux facteurs, politiques, économiques sociologiques qui ont distendu à l’extrême les relations entre syndicats et salariés en France. La situation est devenue critique, elle se traduit par un taux de syndicalisation extrêmement bas, autour de 8 % et qui ne bouge pas depuis le début de ce siècle. Le pays perd beaucoup d’emplois industriels, le secteur public se contracte, les lieux historiques de la plus grande puissance des syndicats se sont affaissés tandis qu’ils peinent à s’implanter dans les activités du commerce et des services.
Les syndicats en France bénéficient également d’une autre ressource qui est la relative disposition de la population à se mobiliser face à un enjeu largement perçu. C’est une tradition de longue durée et cela a été encore visible en janvier 2015 lors des attentats de Paris.
Entre 1995 et 2010, nous avons traversé un cycle de mobilisations importantes mettant dans la rue des millions de salariés luttant contre le démantèlement des services publics, les réformes de la sécurité sociale ou des retraites. La plupart du temps, ces mobilisations ont été défaites donnant le sentiment d’une inutilité de l’action collective. Elles n’ont pas été inutiles, qui sait ce que nos gouvernants auraient fait de plus si elles n’avaient pas montré que les travailleurs gardaient une certaine combativité ? Mais la perception a été celle d’une défaite. Le mouvement syndical ne s’est pas renforcé, les travailleurs lui font confiance le temps de la lutte mais retournent à leurs affaires une fois la lutte terminée.
Cette extériorité entre salariés et syndicats est difficile à réduire, les syndicats ont une difficulté à retrouver une assise sociale dans le salariat d’aujourd’hui : cette difficulté a de nombreuses raisons, s’il fallait n’en garder qu’une, je dirai que les syndicats restent organisés sur la base de l’entreprise ou de l’établissement là où la communauté de travail a profondément changé en une trentaine d’année.
Jadis, l’entreprise était plus ou moins ajustée aux frontières du travailleur collectif, chacun participant et œuvrant à la production d’un bien ou d’un service : le syndicat cristallisait une identité collective, identité sociale ou professionnelle, autour de la communauté de travail constituée autour du partage de la tache; il parvenait à rassembler pour promouvoir un devenir collectif au sein de celle-ci mais aussi en lien avec un devenir global du monde du travail.
L’entreprise aujourd’hui, c’est un nœud de contrats commerciaux, le travailleur collectif est éclaté le long d’une chaine de sous-traitance, de travail externalisé, mêlant des travailleurs d’entreprises différentes entre donneurs d’ordre et sous-traitants, entre grandes entreprises et PME peuplées de précaires de toute nature travaillant sous des contrats différents, selon des temporalités différentes, dans le même lieu ou sur un bassin d’emploi plus ou moins étendu. Le syndicat lui, est resté arrimé à l’établissement au mieux à l’entreprise, aspiré par le fonctionnement des institutions représentatives du personnel. Les comités d’entreprise ou les comités d’hygiène et de sécurité sont des lieux essentiels pour la vie des syndicats : mais, affaiblis par la désyndicalisation, l’activité des militants a été peu à peu absorbée par les institutions. La réponse à cette situation ne consiste pas à abandonner la présence dans ces institutions, ils sont aujourd’hui un objet de lutte car le patronat tente d’en limiter les moyens afin de réduire la possibilité d’agir des équipes syndicales ; le durcissement des conditions de travail a même donné une importance particulière à l’action à travers les CHS-CT que les organisations d’employeurs ont récemment cherché à étouffer.
Partout ou presque, l’activité syndicale, lorsqu’elle existe, est devenue très défensive, contre les réductions d’emploi ou la précarisation de l’emploi, elle s’est aussi enfermée dans l’entreprise et ne parvient plus à promouvoir la solidarité entre travailleurs.
C’est pourquoi je disais en introduction à quel point il était devenu rare d’entendre revendiquer de nouveaux droits et l’amélioration des conditions de vie et de travail des salariés. La défense des acquis sociaux est montrée du doigt par les dominants comme du conservatisme et la possibilité de droits nouveaux susceptibles de permettre un regain de la puissance d’agir des travailleurs apparaît comme une idée d’un autre temps.
Un tel contexte rejaillit sur l’image des syndicats parmi les salariés : leur efficacité est mise en doute, ce doute est conforté par l’idéologie managériale qui insiste sur la seule valeur de l’individu ; mais l’action syndicale est mise en doute également par un gouvernement voulu par des électeurs de gauche et qui pratique une politique très proche et parfois au-delà de celle de la droite. La présidence de François Hollande se déroule depuis bientôt trois ans sous le signe du renoncement imposé par des règles européennes et une politique économique jugées stupides par le reste du monde mais qui continuent de constituer l’horizon indépassable de nos élites pour le plus grand profit des partis anti système. Les syndicats avaient œuvré à des titres divers à l’éviction de Sarkozy lors de l’élection présidentielle de 2012, la déception et le doute des travailleurs à leur endroit n’en sont que renforcés comme sont renforcées les méfiances à l’égard de gouvernements dits de gauche mais dont la politique n’a pas grand-chose à voir avec la référence historique à la politique social-démocrate.
Ce discrédit du politique a des effets importants sur la perception du syndicalisme qui, en France, a toujours emprunté nombre de ressources idéologiques au champ politique.
Mais il faut reconnaître également que l’affaiblissement des syndicats français n’a pas que des causes exogènes ; ils portent aussi tous une part de responsabilité dans leur propre déclin. La bureaucratisation, les routines, un « certain » affaiblissement de la démocratie interne et une étrange irresponsabilité au regard des enjeux de la période peuvent leur être reprochés. Un facteur positif doit être mentionné car il est important et il a été débattu ici, celui de la place des femmes. Elles constituent en France plus de 45 % des travailleurs salariés, un tiers d’entre elles travaille à temps partiel, dont une grande partie de façon non choisie. Si la place des femmes dans le système politique et les institutions restent encore concernés par le plafond de verre, si les salaires masculins et féminins restent encore en défaveur des femmes, la situation a nettement progressé dans le syndicalisme. Elles sont à peu près dans les syndicats en même proportion que sur le marché du travail mais surtout on les voit en grand nombre accéder aux responsabilités syndicales, au moins à la CGT et à la CFDT mais aussi ailleurs.
Pour le reste et pour illustrer ce que j’appelle de l’irresponsabilité, je n’insisterai que sur un point, celui de la division entre les syndicats.
Comme vous le savez, le champ syndical français est pluraliste, oh combien pluraliste. Il a longtemps été marqué par la prédominance d’une organisation, la CGT, la plus ancienne confédération qui fête cette année ses 120 ans d’existence. Fêter est un bien grand mot parce qu’elle est au même moment déstabilisée par une crise de direction qui met à jour des dysfonctionnements internes liées à son incapacité à mettre en œuvre ses propres décisions. En tout état de cause, cette prééminence est aujourd’hui réduite, elle fait désormais jeu égal avec la CFDT aussi bien en nombre d’adhérents qu’en nombre d’électeurs puisque vous savez que les syndicats français connaissent régulièrement l’épreuve des élections à l’occasion des renouvellements des comités d’entreprise.
La CGT recule dans presque toutes ces élections, en particulier dans le secteur public qui constituait ses derniers bastions. Affaiblie par la scission de Force ouvrière au moment de la guerre froide, le rassemblement n’a pas eu lieu avec la fin de celle-ci et avec la quasi disparition du communisme en termes d’influence politique en France.
La CGT reste marquée par son ancrage dans cette histoire. FO reste marquée de son côté par son anticommunisme et aussi ses accointances historiques avec certaines franges du patronat dans l’industrie notamment. De l’autre côté, la CFDT, issue de la tradition catholique, avait adopté dans les années 60 une orientation laïque et plutôt réformiste de gauche ; elle avait même emprunté une voie radicale après mai 68, mais elle a totalement changé d’orientation au cours des années 80 pour devenir un partenaire social à temps plein, délaissant l’action collective au profit d’un principe syndical étrange consistant à signer tous les accords possibles avec le patronat ou le gouvernement au prétexte que la France manque d’une régulation négociée. De cette prémisse qui est juste, elle tire une conclusion qui pose de sérieux problèmes à ses partenaires syndicaux, qu’elle ne considère d’ailleurs plus comme des partenaires mais comme des adversaires.
Il existe enfin d’autres organisations comme la CFTC, vieil héritage d’un syndicalisme chrétien qui ne voulait pas mourir, qui reste résiduelle mais qui est toujours dans le paysage; il y a aussi une centrale représentant une partie minoritaire de l’encadrement, la CFE-CGC, elle aussi un peu anachronique mais qui demeure ; deux autres organisations de moindre importance ont émergé depuis quinze ans: un regroupement de syndicats radicaux sous la bannière « Solidaires » et, du côté des réformistes, une Union de syndicats autonomes qui gagne en importance même si elle est loin de se voir reconnaître une représentativité interprofessionnelle.
Cette floraison illustre la fragmentation croissante du mouvement syndical. Certaines de ces nouvelles organisations prétendent incarner une réponse à la crise des grands modèles confédéraux dont elles ne sont en réalité que des symptômes supplémentaires. Et tout cela ne vit que dans une guerre de tous contre tous, du moins au niveau national, ce qui achève de désorienter les salariés et nuit un peu plus à l’image du syndicalisme. C’est en cela, en tout premier lieu, que je pensais en parlant d’une certaine irresponsabilité : jamais le syndicalisme français n’a étalé avec autant de complaisance ses divergences, comme s’il n’y avait pas cinq millions de chômeurs sur le carreau, comme s’il n’y avait pas dans le monde du travail lui-même la montée d’idées néfastes, comme s’il n’y avait pas un Front national frappant à la porte des institutions politiques.
Vous évoquez, je l’ai lu, à juste raison la nécessité de combiner le pluralisme et l’unité d’action dans une reconnaissance respectueuse de la diversité syndicale, laquelle au fond peut se justifier par les diversités même du salariat. Mais vous voyez comment il peut être difficile de concilier les deux. Nos voisins italiens ont longtemps montré la possibilité de tenir ensemble ces deux réalités. Eux aussi connaissent aujourd’hui cette tension mais ils trouvent encore les ressorts pour limiter l’effet de leurs désaccords. Ce souci n’existe pas chez nous. La crise, les crises, ne font en général qu’amplifier les divergences, ce qui est le cas en Italie aujourd’hui et ce qui affaiblit un peu plus en conséquence le camp des travailleurs.
Ce portrait semble pessimiste et il l’est à bien des égards. Il n’empêche pas de conserver de l’espoir car la nature sociale a horreur du vide : les jeunes générations ne se reconnaissent pas dans les syndicats actuels, elles sont en train de se construire une expérience sociale différente de celle de leurs ainés et dans bien des domaines plus difficile que celle de leurs ainés, en particulier en matière de précarité de l’emploi. Le capitalisme séparateur qui les atteint particulièrement connaît des tensions et des contradictions que des crises politiques peuvent accroître. Ils sauront, tôt ou tard, traduire cette expérience en forme de résistance et celle-ci trouvera ses formes d’organisation collective.
A ce moment-là, il y aura des syndicats capables d’être des réceptacles de ces engagements et ceux-là connaîtront cette nécessaire refondation, et il y en aura d’autres qui ne sauront pas et qui disparaîtront de la scène. C’est la grande loi de l’évolution et il y a des moments où il tarde qu’elle advienne.
En attendant, la situation du syndicalisme en Europe et tout particulièrement en France est dans un état critique qui fait regarder avec un peu d’envie le dynamisme que vous manifestez dans vos actions et dans vos débats.
Cet papier si-dessus etait un Intervention par Jean-Marie Pernot, Politologue, Confédération générale tunisienne du travail (CGTT), à la Conférence sur la refondation du mouvement syndical tunisien, 30 avril 2015, Tunis.