Introduction
Le Conseil d’Etat de la République et du Canton de Genève organise chaque année un rassemblement pour les droits humains, sur des thèmes différents. En 2006, le thème de cet événement (le 4ème Rassemblement pour les Droits Humains) était: Droits Humains et Droits Syndicaux. Dan Gallin avait été pressenti pour présenter ce thème et pour présider la première séance.
Monsieur le Conseiller d’Etat,
Messieurs, Mesdames,
Camarades,
Chers Amis,
Il est bon que les droits syndicaux soient le thème de ce quatrième rassemblement pour les droits humains, car les droits syndicaux sont des droits humains fondamentaux et universels.
Ils sont affirmés comme tels dans tous les accords internationaux qui sont à la base de notre conception des droits de la personne, à commencer par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, qui dit que “toute personne a le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.”
Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies de 1966 est encore plus explicite. Il affirme le même droit, dans des termes presque identiques, mais il affirme en outre “le droit qu’ont les syndicats de former des fédérations ou confédérations nationales et le droit qu’ont celles-ci de former des organisations syndicales internationales ou de s’y affilier.” Il précise que les syndicats ont le droit “d’exercer librement leur activité, sans limitations autres que celles qui sont prévues par la loi” et il affirme en outre le droit de grève qui, ne l’oublions pas, est aussi un droit humain fondamental.
La Déclaration de Philadelphie de 1944 concernant les buts et objectifs de l’Organisation internationale du Travail reconnaît “l’obligation solennelle” de l’OIT de promouvoir “la reconnaissance effective du droit de négociation collective”.
Les conventions de l’OIT sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical (87, 1948) et sur le droit d’organisation et de négociation collective (98, 1949) font partie des huit conventions fondamentales de l’OIT. Il faut y ajouter la convention qui protège les droits des représentants des travailleurs, notamment des délégués syndicaux, au niveau de l’entreprise (135, 1971).
La Déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail, de 1998, déclare que l’ensemble des Etats membres, même lorsqu’ils n’ont pas ratifié les conventions en question, ont l’obligation, du seul fait de leur appartenance à l’Organisation, de promouvoir les principes qu’elles énoncent, en premier lieu la liberté d’association et la reconnaissance effective du droit de négociation collective.
Pourquoi les droits syndicaux en particulier ont-ils une telle importance?
Il y a deux raisons: d’abord, parce qu’ils concernent le travail, et le travail est au cœur de la vie en société. L’énorme majorité de la population du monde sont des travailleurs, hommes et femmes, salariés ou auto-employés, dans l’agriculture, l’industrie ou les services, dans la plus grande variété imaginable d’occupations.
Ce qu’ils ont en commun, c’est que les conditions dans lesquelles ils travaillent sont déterminantes, dans la vie de tous les jours, de leur qualité de vie, et même souvent s’ils vont être libres ou esclaves, et dans quelle mesure.
La deuxième raison est que les travailleurs sont dans une situation de dépendance. Les relations de travail sont des relations de pouvoir et le travailleur individuel est sans défense devant ceux qui détiennent le pouvoir sur son travail et sur sa vie. Il ne peut rétablir une égalité de relations, et récupérer sa liberté individuelle, que par l’association avec d’autres travailleurs et par l’action collective. Le syndicat est ainsi d’abord une organisation d’auto-défense des travailleurs. Il est le moyen qui leur permet d’affirmer leur dignité d’hommes et de femmes libres, la dignité qui appartient en propre à toute personne humaine.
Pour des millions d’hommes et de femmes dans le monde entier, une convention collective ouvre un espace de liberté. Leur espace de liberté. Il n’y a aucun droit humain, hormis le droit à l’égalité – et il y a des recoupements – qui touche un aussi grand nombre d’habitants de cette planète.
La communauté internationale reconnaît que les relations de travail sont inégales, elle reconnaît aussi que les travailleurs doivent pouvoir se défendre par l’action collective, et elle protège par conséquent les droits syndicaux.
En principe. Car, dans la réalité, il y a peu de droits humains qui sont aussi systématiquement violés que les droits syndicaux. Je ne pense pas seulement aux cas flagrants: à la Colombie, où 2,240 syndicalistes ont été assassinés impunément depuis quinze ans, ou à la Chine, où les syndicats sont un rouage de l’Etat, ou à la Birmanie et à l’Arabie saoudite où les syndicats sont tout simplement interdits, ou encore au Zimbabwe, ou â d’autres régimes autoritaires où les droits syndicaux sont réprimés. Là, le combat pour les droits syndicaux se confond avec le combat pour la démocratie et l’ordre de bataille est clair.
Mais je m’inquiète tout autant du recul des droits syndicaux dans quelques grands pays à forte tradition démocratique, notamment dans le monde anglo-saxon, car ils marquent un recul des principes de liberté et de justice, fondamentales dans une société démocratique, que nous croyions plus fortement ancrées et que nous découvrons plus fragiles qu’il ne paraissait.
Aux Etats-Unis, des millions de travailleurs sont exclus, par la loi, du droit de se syndiquer et vingt-mille travailleurs en moyenne, par an, sont licenciés, sans recours efficace, pour avoir essayé de former un syndicat sur leur lieu de travail. Le gouvernement, loin de protéger les droits syndicaux, encourage les entreprises à nier les droits de leurs employés, même par des moyens illégaux. Pourtant, selon des enquêtes d’opinion, 42 millions de travailleurs souhaiteraient s’affilier à un syndicat s’ils en avaient la possibilité.
En Grande-Bretagne, les syndicats ont attendu en vain du gouvernement travailliste l’abolition de la législation anti-syndicale de l’ère Thatcher et, en Australie, le gouvernement a imposé une législation qui, sans abolir les syndicats, leur ôte tous leurs moyens d’action. Je pourrais continuer cette énumération; les exemples, hélas, ne manquent pas.
Ne nous étonnons de rien. Dans un contexte politique mondial où le but déclaré de l’économie est d’assurer des bénéfices et une puissance sans précédent au capital transnational, il est clair que le syndicalisme est perçu par les puissants comme un obstacle, le grain de sable dans les rouages, l’empêcheur de tourner en rond, et pour finir, l’ennemi à abattre.
Devant ce défi nous sommes maintenant en droit de poser la question que posait, en son temps, le grand écrivain italien Ignazio Silone: est-ce que le nez est fait pour le mouchoir ou le mouchoir pour le nez? Est-ce que l’économie est faite pour servir le bien commun ou est-ce que le travail humain n’est destiné qu’à assurer les profits faramineux de quelques-uns?
Quelle société voulons-nous? Dans quel monde voulons-nous vivre? Les travailleurs ne sont pas faits pour le rôle de victimes, et les droits humains sont justement les droits de ceux qui refusent d’être des victimes.
Le syndicalisme est, par son existence même, porteur d’un projet de société fondé sur les valeurs de la coopération, de la justice, de l’égalité et de la liberté. Une société qui est faite pour assurer une vie digne pour l’ensemble de l’humanité. Ce n’est pas la société dans laquelle nous vivons.
Nous allons entendre aujourd’hui des experts, des militants: des représentants de l’OIT, de mouvements sociaux, de syndicats. Ils nous éclaireront sur la signification des droits syndicaux, et sur ce qu’ils signifient en pratique, sur le terrain. Espérons que cette journée nous aidera à les défendre partout où ils sont menacés.
Je vous remercie de votre attention.
9 octobre 2006 à Genève