Intervention au Forum National de Réseau Solidarité
Tours, 15 Novembre 1997
Chers Camarades,
Chers Amis,
Je vous remercie de l’invitation de participer à ce débat par lequel, je l’espère, nous pourrons dégager quelques idées sur comment construire un contre-pouvoir social dans le contexte de la mondialisation.
Nous avons à répondre à un certain nombre de questions: un contre-pouvoir face à qui et à quoi? dans quelles conditions doit-il se construire, c’est à dire que représente pour nous le contexte de la mondialisation? qui doit le construire? et comment? et, bien sûr, dans quel but?
L’ensemble des phénomènes que recouvre le concept de mondialisation a changé notre paysage économique, social et politique à un tel point, et si vite, que nous avons de la peine à intégrer ces changements dans notre réflexion. Cela conduit certains—aussi bien à droite qu’à gauche—à repousser l’idée que quelquechose d’important est en train de se passer. On fait valoir, par exemple, que le capital a toujours été international et qu’une économie mondiale existe depuis le siècle passé, comme Marx et Engels d’ailleurs le montrent dans le Manifeste Communiste, dans des passages d’une modernité saisissante.
On fait valoir aussi que de vastes domaines de l’économie ne sont pas touchés par la
mondialisation, du moins pas directement, que la plus grande partie des échanges commerciaux se passent à l’intérieur de blocs régionaux, tels que l’Union européenne, que l’ouverture des marchés n’est pas plus grande aujourd’hui qu’avant 1914.
C’est vrai: le capitalisme a toujours été international. Mais une économie internationale reste un assemblage d’économies nationales, reliées entre elles par des réseaux de commerce, d’investissement et de crédit. Ce qui prend forme aujourd’hui, c’est autre chose. Nous entrons dans une économie globale sans cloisonnements ou, si cloisonnements il y a, ils ne correspondent plus aux frontières des états nationaux.
Il faut bien comprendre le rôle déterminant de l’évolution technologique dans l’essor de cette économie globale, notamment dans le domaine de l’électronique, des communications et des transports. Un organisme spécialisé des Nations Unies, dans son rapport pour le Sommet social mondial réuni l’année dernière à Copenhague, explique les conséquences de cette évolution. L’une, à titre d’exemple, est la baisse vertigineuse du prix des télécommunications (trois minutes de téléphone de Londres à New York coûtaient 31 dollars en 1970 et 3 dollars en 1990). Non seulement le coût des communications, mais aussi leur vitesse et leur nature a changé, par la télécopie et le courrier électronique.
L’informatisation a amené des changements comparables dans l’industrie: entre 1982 et 1992 le nombre de robots industriels a décuplé. Les transports ont également été transformés, notamment le transport aérien: dans les trente ans entre 1960 et 1990 les coûts du transport aérien ont baissé de 60 pourcent et aujourd’hui, chaque année, 1,25 milliards et personnes et 22 millions de tonnes de frêt voyagent par avion. En termes de valeur, presque le quart des produits d’exportations est transporté par air.
Le rapport des Nations Unies remarque que cette évolution a “un impact social et économique énorme, transformant les relations de travail, détruisant des emplois et en créant d’autres.”
Prenons l’exemple de la transnationale suisse et suédoise Asea Brown Boveri (ABB). Il y a déjà cinq ans son chef Percy Barnevik prédit dans une interview “un déplacement massif de l’emploi du monde occidental. Nous (ABB) avons déjà 25,000 employés dans les anciens pays communistes. Ils font le travail qui a été fait avant en Europe occidentale.” Dans le même interview, Barnevik, visionnaire, laissait prévoir une baisse brutal et permanent de l’emploi dans les pays industrialisés: “En Europe occidentale et en Amérique, l’emploi industriel ne cessera de rétrécir d’une façon continue. Exactement comme l’agriculture au début du siècle.”
Entre 1990 et 1996, ABB a éliminé 59,000 emplois en Europe et en Amérique du Nord, et en a créé 56,000 en Europe de l’Est et en Asie, avec un effectif plus ou moins constant autour des 215,000. En Thailande, par exemple, ABB avait 100 employés en 1980; il y a cinq ans, ils étaient 2,000, et il est prévu qu’ils seront 7,000 dans deux ou trois ans.
Il y a un mois, elle annonçait la suppression de 10,000 postes de travail de plus en Europe occidentale et aux Etats-Unis. Le même mois, Adtranz, une filiale de ABB et de Daimler-Benz, annonçait la suppression de 3,600 postes et SKF, la société suédoise de roulement à billes, 2,000 postes de moins, soit 5 pourcent de son effectif. Cette année, ces pertes d’emplois viennent s’ajouter à celles déjà annoncées chez Siemens, Electrolux, Ericsson, Peugeot, Renault et Michelin. Il ne passe pas un mois où une transnationale n’annonce pas des suppressions d’emplois dans les pays industrialisés, dans la plupart des cas accompagnées de délocalisations.
Le secteur des services est également touché. Les lignes aériennes et les compagnies d’assurance notamment, sous-traitent leur comptabilité et d’autres travaux sur ordinateur dans des pays à bas salaires. Aux Philippines il existe des douzaines de sociétés où des femmes, pour à peu près FRF860 par mois, frappent 10,000 signes par heure, instantanément retransmis aux Etats-Unis ou en Europe. De telles opérations, de plus en plus nombreuses, se font aussi en Inde, en Chine,à la Jamaïque, en Irlande et dans d’autres pays.
Il faut encore ajouter que près de 1,5 milliards de dollars sont transférés chaque jour à travers le monde par courrier électronique, entièrement hors contrôle des gouvernements ou états.
Quand on minimise l’importance de la globalisation sous prétexte que l’ensemble de l’économie mondiale n’est pas, ou pas encore, globalisé, c’est à dire unifié, cela ressemble à une discussion pour savoir si un verre d’eau est à moitié vide ou à moitié plein. Ce qui compte, c’est d’une part la tendance et, d’autre part, le poids spécifique des secteurs globalisés dans les rapports de pouvoir entre états et à l’intérieur des états.
Pour certains, reconnaître le fait de la globalisation représente déjà une capitulation idéologique. Mais il ne faut pas confondre les états de fait et les conclusions politiques que l’on peut en tirer. Nier la réalité de la globalisation ou dire que l’on est contre, n’a aucun sens. Pas plus que de poser la question si on est pour ou contre la lutte des classes. La lutte des classes est un fait de notre société fondé sur des conflits d’intérêt qui existent dans la réalité. La question ne se pose donc pas de savoir si l’on est “pour ou contre” mais quelles conclusions politiques on tire de cet état de fait, c’est à dire comment on gère cette réalité. Il en est de même pour la globalisation. Elle est un fait, une réalité, et une réalité incontournable et irréversible. Ce qui, par contre, est matière à discussion, ce sont les conséquences politiques qu’on en tire. Là, il n’y a rien qui soit inévitable ou irréversible. Là, la question est de savoir comment on organise le rapport de force entre les intérêts représentés dans cette nouvelle société globale.
Quels ont été les effets de la globalisation sur ces rapports de force? Je voudrais m’arrêter sur trois aspects qui nous concernent particulièrement: l’essor des sociétés transnationales, le dépérissement des états et la formation d’un marché global du travail.
Les sociétés transnationales (STN) sont le fer de lance et en même temps les principaux bénéficiaires des transformations technologiques de cette dernière décennie. Il y en a à peu près 40,000 et, avec leurs 200,000 filiales, elles contrôlent 75 pourcent du commerce mondial en matières premières, produits manufacturés et services – en fait, probablement plus, si l’on tient compte de leurs sous-traitants. Un tiers de ces échanges commerciaux ont lieu à l’intérieur d’une même société, entre ses différentes unités, et échappent donc dans une large mesure au contrôle des gouvernements et des instances supranationales. Selon la CNUCED (Commission des Nations Unies pour le Commerce et le Développement), “la production internationale est devenue une caractéristique structurelle centrale de l’économie mondiale”.
Le même rapport indique en outre que “la division traditionelle entre intégration au niveau de l’entreprise et de la nation tend à disparaître. Les STN empiètent sur des domaines où la souveraienté et les responsabilités étaient traditionnellement le domaine réservé des gouvernements nationaux.”
Depuis l’effondrement du bloc soviétique il y a six ou sept ans, dont l’une des causes était justement l’incapacité du système du collectivisme bureaucratique à s’adapter aux nouvelles technologies et à leurs conséquences sociales et politiques, le pouvoir des sociétés transnationales est devenu véritablement global, par la colonisation économique et politique des états de l’ancien bloc soviétique et des états successeurs de l’URSS.
Ces “nouveaux pays capitalistes”, auxquels il faut ajouter une grande partie des pays dits en développement, y compris les futurs pays ex-communistes tels que la Chine, qui ne faisaient pas partie du monde capitaliste, ont ajouté près d’un milliard de travailleurs au marché global du travail contrôlé par le capital transnational.
En bref, nous sommes dans une situation où le pouvoir des STN s’est énormément accru, y compris leur influence idéologique, dans à peine deux décennies, et où la mobilité du capital est pratiquement incontrôlée.
Une conséquence politique, avec des répercussions très importantes sur le plan social, a été le rôle changeant de l’état: d’une part, le dépérissement de son pouvoir et de son autorité, évidemment pas de la manière que l’avaient espéré les socialistes du début du siècle, c’est à dire au profit d’une société civile démocratique, mais au profit du capital transnational, et c’est dans la mesure où il sert les intérêts de ce dernier, on constate même que l’état se renforce.
Le pouvoir de l’état national s’est affaibli à plusieurs niveaux: en premier lieu, en tant qu’acteur économique et, par voie de conséquence, dans son rôle d’employeur, de régulateur de l’économie et de mécanisme de redistribution du produit social à travers la fiscalité.
Le nombre de privatisations à l’échelle mondiale a quintuplé entre 1985 et 1990 et continue à croître au fur et à mesure que des économies autrefois protégées, telles que celle de l’Inde, ou les économies du collectivisme bureaucratique évoluant vers une forme de Stalinisme de marché, telles que celles de la Chine, du Vietnam ou de Cuba, et évidemment les pays de l’ancien bloc soviétique, s’ouvrent aux investissements transnationaux. Mais aussi dans les pays industrialisés du groupe de l’OCDE les parties les plus profitables du secteur public sont en train d’être privatisées.
Les privatisations non seulement élargissent le champ d’action et renforcent le pouvoir des STN, mais privent l’Etat d’une partie de ses moyens d’action sur le plan économique et réduisent sa capacité d’influencer la politique économique ainsi que, dans son rôle d’employeur, la politique sociale.
Les accords commerciaux internationaux récents, par exemple dans le cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), ou ceux qui sont en préparation dans le cadre de l’OCDE (l’accord multilatéral sur les investissements) punissent les gouvernements qui cherchent à exercer un contrôle sur les STN. Ils les obligent à renoncer aux mesures législatives ou politiques qui limitent la liberté d’action des STN, notamment dans le domaine des investissements (achats ou ventes de sociétés, fermetures d’entreprises, etc.). Ces accords affaiblissent ainsi le contrôle démocratique sur les politiques sociales et économiques, et transfèrent une autorité qui appartenait à des gouvernements responsables devant leurs électeurs à des STN qui sont responsables devant personne si ce n’est leurs actionnaires.
L’incapacité de l’état de contrôler les flux internationaux de capital (ou, lorsque le capital se met en grève contre l’état, la fuite des capitaux) réduit sa capacité de taxer le capital et diminue ainsi, dans certains cas de façon draconienne, les rentrées fiscales qui financent les services publics et la politique sociale. Cela veut dire que l’état n’arrive plus à financer le consensus social, qui dépend de sa capacité de protéger les plus faibles par la rédistribution du produit social.
Ce qui est le plus grave, c’est que l’incapacité de l’état de contrôler le capital dans le cadre de ses frontières par des mesures législatives ou d’autres mesures politiques conduit non seulement à l’affaiblissment de l’état lui-même, mais à l’affaiblissment de toutes les structures qui agissent dans son cadre: les parlements nationaux, les partis politiques, les centrales syndicales: en d’autres termes, tous les instruments d’un contrôle démocratique potentiel ou réel.
Il s’en suit que les partis politiques, quelle que soient leur origine historique, leur base sociale, leur programme politique, leurs intentions ou promesses électorales ont de plus en plus de peine de présenter des options claires et, à plus forte raison, de les réaliser une fois qu’ils sont au gouvernement. C’est ainsi que tous les gouvernements finissent par faire à peu près la même chose. Leur marge de manoeuvre est réduite. Les citoyens, indifférents ou cyniques, se détournent d’institutions qui n’arrivent plus à résoudre leurs problèmes. Nous assistons à une crise de la démocratie qui vient du fait que ses institutions représentatives n’ont plus prise sur la réalité économique dans le cadre de l’état national.
Je ne vous raconte pas tout ceci pour vous inciter à abandonner la lutte politique dans le cadre de l’état national, pas plus que je vous dirais qu’il faut abandonner la lutte politique au niveau des municipalités ou des régions sous prétexte que ces institutions ont un pouvoir limité. Ce que je veux dire, c’est que nous ne pouvons plus nous attendre à ce que l’état vienne à notre rescousse, même quand nos alliés traditionnels détiennent le gouvernement. C’est en tout cas l’expérience des syndicats, à des degrés variables, en Espagne, an Italie, aux Etats-Unis, en Suède, en France aussi, je crois, et au Royaume-Uni avec le “New Labour”.
Faut-il “défendre l’état”? Cette bataille, je le crains, est perdue depuis longtemps. Il faut être conscient que le pouvoir de l’état ne dépérit pas dans tous les domaines. Il ne dépérit que dans les domaines où il est censé défendre l’intérêt public de la société dans son ensemble. En réalité, l’état reste très présent et se renforce partout où il défend les intérêts du capital, notamment transnational: là où il s’agit par exemple de protéger les intérêts des sociétés pétrolières “nationales”, ou de l’industrie et du commerce des armements. La “guerre des bananes”, des droits d’aterrissage des lignes aériennes ou des parts de marché dans l’aérospatial sont des guerres que se livrent des STN par états interposés. Les subsides agricoles, les garanties à l’exportation, les infrastructures construites au frais du contribuable pour attirer les investissements étrangers, représentent autant d’interventions de l’état qui n’ont rien à voir avec la défense de l’intérêt public. Aucun chef d’état ne se déplace plus à l’étranger sans être accompagné d’une meute de chefs d’entreprise et, comme nous l’avons encore vu lors de la visite récente du président chinois Jiang aux Etats-Unis, c’est le lobby du capital transnational américain, et pas le Département d’Etat, ni même le Président, qui détermine la politique des Etats-Unis en Chine. Qui fait la politique française au Moyen-Orient, Chirac et Jospin ou ELF-Aquitaine? Qui fait la politique britannique en Indonésie, Blair ou Vickers? Qui fait la politique américaine en Chine, Clinton ou Boeing? Poser la question c’est y répondre.
L’intervention de l’état n’est nulle part aussi lourde que sur le marché du travail. La principale conséquence sociale de la mondialisation a été l’émergence d’un marché global du travail. Cela veut dire qu’à cause de la fluidité des communications et de la mobilité du capital les travailleurs de tous les pays, quel que soit leur degré de développement industriel ou leur système social, sont désormais en concurrence, dans tous les domaines de l’économie, avec un éventail de salaires de un à ci
Cette concurrence à la baisse, accompagnée de la sous-enchère des états dans le domaine des coûts sociaux, de la fiscalité et des autres avantages offerts aux investisseurs étrangers, a mis en mouvement une spirale descendante implacable qui se traduit par une détérioration des salaires et des conditions sociales, par la montée du chômage, de la précarisation du travail et la croissance du secteur informel. Cette spirale descendante n’a pas de fond, si ce n’est le travail d’esclave.
Or, ce marché global du travail n’est pas du tout un “marché” dans le sens habituel du terme, régi par des lois économiques. Il est régi par des lois politiques, par des interventions massives de l’état, sous la forme de répression militaire et policière, et c’est cette répression qui, en définitive, fait que le système tient en place.
Arrêtons-nous un moment sur le rôle économique de la répression. Comment est-ce que les pays à bas salaires en sont-ils arrivés là? Aucun peuple n’a choisi dêtre pauvre. Si les peuples pauvres sont pauvres, c’est que la pauvreté leur a été imposée par la violence et la terreur. Les pays qui jouent un rôle important sur le marché du travail mondial, et qui déterminent les conditions au bas de l’échelle, sont des pays où les peuples sont sévèrement réprimés (par exemple la Chine, le Vietnam ou l’Indonésie) où subissent les conséquences d’une répression sévère dans leur passé historique récent (Russie, Brésil, Amérique centrale). Ou encore s’agit-il de “démocratures”, de pays où les formes démocratiques sont observées mais où les rapports de force sociaux s’établissent selon des règles qui n’ont rien de démocratique, tels que l’Inde, ou le Mexique.
A cela s’ajoute le problème des zones franches d’exportation. Il y en a plus de 700 partout dans le monde et leur nombre ne cesse de croître. Ce sont des zones que les états ont réservé au capital transnational où les investisseurs étrangers bénéficient pratiquement de privilèges d’exterritorialité, notamment pour supprimer les droits syndicaux. Ils sont quelquefois entourés de barrières de barbelés et leur accès est contrôlé par la police.
Là, nous aussi, nous pourrions dire: moins d’état, s’il vous plaît! Que veut dire concurrence, que veut dire capacité concurrentielle, quand les règles de la concurrence sont déterminées en dernière analyse par la répression? Est-ce que cela veut dire que nous ferons tous de la sous-enchère jusqu’à atteindre ensemble le bas de l’échelle? Est-ce que les pays doivent continuer à faire de la sous-enchère sur la vitesse avec ils liquident les acquis sociaux? C’est en effet ce que cela veut dire toutes choses restant égales, c’est à dire si nous laissons faire.
Il n’est pas nécessaire d’extrapoler beaucoup, et de faire de la politique-fiction, pour voir où cela nous mène. La forme néo-libérale de la globalisation nous conduit à une société de cauchemar, dans laquelle quelques îlots de prospérité hautement technifiés subsisteront sous protection militaire et policière. Ce ne seront pas des démocraties, mais des états-garnison, sans doute avec un chômage élevé et subsidié. Ils seront entourés d’un océan de misère, avec des millions d’hommes et de femmes en révolte perpétuelle contenue par la répression. Au siècle dernier, Marx disait que l’humanité avait le choix entre le socialisme et la barbarie. Nous n’avons pas réussi le socialisme, et c’est bien à la barbarie que nous devons maintenant faire face.
Voilà pourquoi la lutte pour les droits humains et démocratiques est un élement absolument essentiel dans la construction d’un contre-pouvoir. En ce qui concerne le mouvement ouvrier, les droits démocratiques ne sont pas une question de préférence culturelle, une question de goût ou une question académique: il s’agit d’un intéret de classe fondamental, car c’est seulement dans la mesure où ces droits sont garantis que les travailleurs peuvent s’organiser pour défendre leurs intérêts et pour faire avancer un projet de société alternatif.
Cette lutte pour les droits démocratiques est d’ailleurs un des points de rencontre unificateurs des intérêts communs des travailleurs du Nord et du Sud, entre ceux qui cherchent à se libérer de conditions proches de l’esclavage et ceux qui luttent pour ne pas sombrer dans ces conditions.
Aucun travailleur d’Asie vous dira qu’il accepte volontairement de travailler sans droits, pour des salaires de misère et dans des conditions épouvantables, au nom de prétendues “valeurs asiatiques”, qu’il renonce à la démocratie parce que c’est soi-disant une importation occidentale, et qu’il renonce aux syndicats démocratiques et libres pour ne pas gêner la capacité concurrentielle de son patron. Les travailleurs coréens en tout cas, et pas seulement eux, ont donné, il y a une année déjà, la réponse qu’il convient à ces bêtises véhiculées par des élites autoritaires et corrompues qui s’enrichissent en vendant leur pays au capital transnational.
Les droits humains sont universels et indivisibles; leur universalité se fonde sur le fait que le corps humain est partout fait de la même façon, et sur le caractère universel de l’expérience de la douleur.
Que faire? Si un retour en arrière n’est pas possible, si la “défense de l’état” est désormais une voie sans issue parce que nous n’avons plus les moyens de modifier les rapports de force en notre faveur en nous battant dans le cadre de l’état national, est-il imaginable de nous en sortir par en haut, en nous globalisant aussi, en globalisant notre lutte? Je pense que c’est la seule issue, et que nous n’avons pas le choix. Voyons ce que cela implique.
Il est évidemment possible d’imaginer un nouvel ordre mondial différent du modèle néo-libéral aujourd’hui dominant. La mondialisation que nous vivons n’est qu’une mondialisation partielle: ce qui est mondialisé, c’est le capital, et le réseau politique à son service. On peut même dire qu’il existe une sorte de gouvernement mondial virtuel, dont les élément sont des institutions supranationales telles que le Fonds Monétaire International, la Banque Mondiale, l’Organisation Mondiale du Commerce et d’autres, et bien évidemment ce “gouvernement mondial” échappe complètement à tout contrôle démocratique. Sa politique et ses décisions sont façonnés par les lobbies du capital transnational, les mêmes d’ailleurs qui déterminent la politique des principaux gouvernements qui contrôlent ces instances internationales.
Ce qui n’est pas mondialisé, c’est l’état de droit, les droits démocratiques et les droits de la personne, les droits syndicaux. Nous pouvons dire: mondialisons, mais alors mondialisons tout.
En portant la lutte du mouvement syndical, et plus généralement du mouvement social, à l’échelle globale où elle devrait être, il n’est pas difficile d’imaginer la construction d’un nouvel ordre mondial qui répondrait aux intérêts de l’ensemble de la société. L’absence d’un gouvernement mondial formel, d’un “Etat mondial”—d’ailleurs pas du tout souhaitable dans les circonstances actuelles—n’empêche pas des accords contraignants entre états qui, par exemple, imposeraient des règles de fonctionnement aux STN conformes aux intérêts des populations et de la société civile mondiale, y compris une législation du travail internationale contraignante, ou bien la taxation des flux financiers comme l’imaginait James Tobin aux Etats-Unis déjà en 1974.
Notre difficulté, c’est que nous ne sommes pas dans un concours d’idées sur la façon d’organiser le monde d’aujourd’hui et de demain. Sur ce sujet, nous avons toujours eu les meilleures idées. Nous sommes dans une lutte pour le pouvoir où jusqu’ici nous n’avons fait que perdre. Nous sommes dans une guerre où les intérêts des puissants sont défendus par tous les moyens et où la valeur des idées est déterminée par la capacité de leurs partisans de les imposer.
Nous avons donc un problème d’organisation. La source de la puissance de nos adversaires est l’argent: de très grandes quantités d’argent. La source de notre puissance, c’est l’organisation. L’organisation, c’est ce que nous savons faire. La raison pour laquelle cet outil sert si peu ou si mal en ce moment, c’est que nous restons dans nos esprits prisonniers du cloisonnement imposé par les frontières des états, alors que les centres de décision et de pouvoir dépassent ces frontières depuis longtemps.
Si nous prenons le mouvement syndical comme exemple, nous constatons que pour la première fois dans l’histoire les conditions matérielles et techniques existent pour faire fonctionner efficacement une véritable organisation internationale mondiale. Quand il fallait plusieurs semaines pour aller d’Europe au Japon ou en Chine, et autant de temps pour le courrier, quand le prix des télécommunications était exorbitant, il était difficile de faire une Internationale autre que symbolique et, de fait, les deux premières Internationales ouvrières étaient pratiquement des organisations européennes, c’est à dire fonctionnant dans un espace très restreint et à peuplement très dense, avec des contacts faciles et permanents.
Aujourd’hui, avec les transports aériens modernes, et les moyens que nous donnent la télécopie ou le courrier électronique, c’est à dire les moyens même qui ont contribué de façon si déterminante à globaliser le capital, nous avons les moyens de globaliser le mouvement social.
Mais les esprits n’ont pas suivi. Le mouvement syndical international reste en effet au stade d’un ensemble de réseaux assez relâchés d’organisations nationales, qui continuent à réagir à partir de réflexes nationaux. Devant la crise, beaucoup se replient sur eux-mêmes, exactement le contraire de ce qu’il faut faire à un moment où il faut évidemment chercher à renforcer les liens internationaux, et de les rendre plus efficaces. C’est un réflexe naturel, mais faux, de la même façon que freiner sur du verglas est un réflexe naturel, mais faux.
Même une idée aussi simple que de former des syndicats internationaux qui dépasseraient les frontières apparaît comme utopique alors qu’elle est déjà en retard sur la réalité. Comme nous le disions à l’école, les conditions objectives existent, les conditions subjectives font défaut.
En attendant, dans le contexte actuel, notre tâche est devenue encore plus vaste et complexe. Ce n’est pas seulement le mouvement syndical international qu’il s’agit de mettre en forme, d’en faire des organisations de combat efficaces sur le plan international, mais c’est le mouvement social au sens le plus large du terme qu’il s’agit d’unifier dans l’action et d’organiser pour ensemble former un contre-poids crédible. Je parle des organisations de la société civile dans toute sa complexité: les mouvements de défense des droits humains, les organisations de solidarité, les mouvements de femmes, de la défense de l’environnement, des minorités, du secteur informel et aussi des partis politiques qui nous sont proches, pour autant qu’ils nous restent proches et qu’ils continuent à nous accompagner.
Il faut que nous prenions tous conscience que nous représentons des intérêts convergeants, que nous avons un combat commun à mener et que l’enjeu de ce combat c’est dans quel monde nous vivrons demain: dans 10 ans, dans 20 ans. Nous devons ensemble reconstituer le mouvement social sur le plan mondial, et nous battre avec les moyens que la globalisation, et la technologie qui la sous-tend, nous donnent. Nous devons nous considérer comme le mouvement de libération de l’humanité dont les armes principales sont le télécopieur et l’ordinateur.
Je pense que le mouvement syndical a un rôle de premier plan à jouer dans la constitution d’un contre-pouvoir social sur le plan mondial. Je sais que je le dis après avoir relevé ses faiblesses sur le plan international, et que je le dis dans un pays où le mouvement syndical a le taux d’organisation le plus bas de tous les pays industrialisés, avec moins d’un travailleur sur dix membre d’un syndicat, divisé en cinq centrales ou plus, et avec l’une d’entre elles, représentant encore un tiers des membres et historiquement longtemps dominante, politiquement stérilisée et en marge du mouvement international et de son expérience.
Il n’en reste pas moins que le mouvement syndical, sur le plan mondial, reste le seul mouvement universel et démocratiquement organisé, avec une capacité de résistance remarquable: aucun mouvement ou institution, à part les églises, n’a survécu à deux guerres mondiales, et à deux régimes totalitaires d’une capacité de destruction sociale sans précédent dans l’histoire moderne.
Ce n’est pas un miracle: il est seul à donner du pouvoir par l’organisation à des millions de travailleurs qui mènent tous les jours des milliers de luttes dans le monde entier, grandes ou petites, parce qu’ils n’ont pas le choix et nulle part ailleurs où aller. Ils n’ont que le choix de résister ou de se soumettre, et en général ils ne se soumettent pas, parce que le combat syndical est en premier lieu un combat pour la dignité humaine, c’est à dire un combat où aucun compromis n’est possible sur le fond, pour un bien qui est plus précieux que la vie elle-même puisque les gens meurent pour la défendre.
Le mouvement syndical n’est pas un “groupe de pression” comme un autre et contrairement à ce que certains prétendent, la fiche de paie de ses membres ne saurait être sa préoccupation exclusive. Il n’a pas d’intérêts séparés de ceux de la société civile dans son ensemble. Cela non plus n’est pas étonnant puisque la très grande majorité de la population mondiale sont des travailleurs dépendants et, lorsqu’il prend en charge leurs préoccupations et leurs intérêts, ce sont les préoccupations et les intérêts de l’ensemble de la société civile qu’il prend en charge.
Et enfin, le mouvement syndical est constitué de structures et de réseaux qui, malgré leurs faiblesses et leur relâchement, recouvrent le monde entier et sont autant de noyaux potentiels ou réels de résistance. Ceci est d’une importance capitale, car si nous voulons constituer un contre-pouvoir crédible, il faut être conscient que notre crédibilité dépend de notre capacité de nuisance, c’est à dire de notre capacité de créer des inconvénients majeurs aux patrons et aux gouvernements qui ne nous écoutent pas. Cela suppose des structures, une organisation permanente capable d’agir de façon cohérente sur le long terme.
Ce sont ces structures qu’il s’agit en premier lieu de renforcer et de densifier, notamment en faisant de l’organisation syndicale au niveau des STN une priorité. J’ai déjà mentionné l’importance capitale des droits humains et des droits démocratiques comme thème d’organisation et de lutte. Surtout dans un contexte politique difficile, quand nous avons à faire face à une répression, le mouvement social doit pouvoir s’appuyer sur une alliance large basée sur ce combat.
A titre d’exemple, le combat de l’UITA, l’Internationale des travailleurs de l’alimentation, pour défendre les droits syndicaux des travailleurs de Coca-Cola au Guatemala dans les années 1980, qui a eu des répercussions considérables, aussi bien sur la situation syndicale en Amérique centrale que sur les rapports du mouvement syndical international avec les STN, a dû son succès au fait qu’il a été mené par une alliance qui comprenait aussi bien les syndicats que des organisations de défense des droits humains et des organisations de solidarité.
Plus près de nous dans le temps, c’est une alliance semblable qui a fini par obliger les brasseries Heineken et Carlsberg, ainsi que Pepsico, à se retirer de Birmanie. Des cas semblables existent dans l’industrie de l’habillement.
Le choix stratégique des priorités va devenir de plus en plus important. Etant donné que nous disponsons tous de moyens limités, nous ne pouvons pas nous permettre de nous éparpiller et de perdre de vue l’objectif prioritaire, qui est celui de changer les rapports de force au niveau global. Ceci veut dire que nous devons privilégier les projets et les actions qui renforcent les organisations internationales, ceux qui permettent de relier les combats locaux de façon durable et qui permettent de constituer et de renforcer des réseaux permanents de soutien mutuel.
Il s’agit donc de nous globaliser nous-mêmes, de globaliser nos esprits. Nous n’avons pas gagné grand’chose si nous avons réussi à créer quelques noyaux de résistance locaux qui restent isolés. Créer des phalanstères ou des villages d’Astérix, c’est du gaspillage, car il n’y en aura jamais assez et, tant qu’ils ne sont pas reliés à des structures mondiales de résistance, ils ne gènent personne et ne portent pas à conséquence dans le rapport de force global.
Choisir les priorités, cela veut dire choisir les endroits où une action peut porter à conséquence et souvent cela ne veut pas forcément dire aider ceux qui sont le plus dans le besoin. C’est dur à dire, mais nous n’avons ni la capacité ni la vocation de soulager toute la misère du monde de façon indiscriminée. Notre devoir en priorité c’est de combattre la misère du monde en combattant les structures qui la créent et la perpétuent, en attendant de pouvoir les changer, non pas en traitant les symptômes.
Enfin, ne perdons jamais de vue qu’un contre-pouvoir, pour être efficace et durable, se construit en construisant des rapport de solidarité entre ceux qui sont en mesure d’aider et ceux qui, à un moment donné, reçoivent cette aide. A la différence de la charité, qui est une relation autoritaire et unilatérale, la solidarité est une relation qui implique la réciprocité, c’est à dire des droits et des devoirs réciproques. Dans les relations de solidarité, il n’y a pas de place pour la culpabilité – très mauvaise conseillère en politique – ni pour la manipulation de la culpabilité. Alors que la solidarité renforce, la charité affaiblit.
Dans cet ordre d’idées, veillons aussi à ne pas écraser les gens sous le poids de notre bienveillance. Lorsqu’il s’agit d’aider des organisations, une aide, pour être solidaire, doit rester proportionnelle à la capacité des organisations en question à l’assimiler sans dommage. Nous savons tous, par expérience, que l’on peut tuer des organisations par une aide disproportionnée, de la même façon que l’on peut tuer un affamé en lui offrant un repas trop riche.
Chers Camarades et Amis: J’espère avoir épuisé le sujet, et non pas les auditeurs. J’espère aussi que la discussion sera vive et qu’elle nous permettra d’avancer. Je vous remercie.