Droits sociaux et secteur informel – par Dan Gallin (1999)

Le texte qui suit est l’intervention de Dan Gallin à la Sixième Université d’été de l’Association Club Mohamed Ali de la Culture Ouvrière (ACMACO), tenue à Gammarth (Tunisie) du 23 au 25 juillet 1999.


Le Global Labour Institute
Introduction
Pourquoi parler du secteur informel? En premier lieu, à cause de ses dimensions: il s’agit d’un secteur énorme, englobant des millions de travailleurs, et qui est en croissance. En outre, c’est un secteur largement négligé par les syndicats, et aussi, la plupart du temps, par les gouvernements. Ces millions de travailleurs, ce sont des marginaux et des exclus de la société de travail.
Or, si nous avons le souci, dans le contexte de la globalisation, de changer les rapports de force au niveau mondial, c’est à dire de les rendre plus favorables au mouvement ouvrier, de récupérer le terrain perdu, l’organisation du secteur informel doit être une de nos priorités.
Il y a là un enjeu social et un enjeu politique. Le mouvement syndical basé sur le secteur formel – réglementé – rétrécit et continuera à s’affaiblir s’il n’arrive pas à organiser le secteur informel, c’est à dire d’empêcher que le patronat puisse le contourner par le secteur informel: il faut donc occuper le terrain.
Ensuite, il y a une théorie élaborée par des économistes néo-libéraux, un peu romantique, qui idéalise le secteur informel et cherche à faire de nécessité vertu: selon cette théorie, le secteur informel apporterait une solution au chômage, ou au non-emploi, par la création de micro-entreprises par des centaines de milliers, sinon des millions, de micro-capitalistes. Evidemment: dans une société de libre marché parfaite, où les relations de travail seraient entièrement déréglementés et tous les contrats de travail seraient individuels, le secteur informel engloberait l’ensemble de l’économie. Et il n’y aurait, bien entendu, pas de syndicats.
Ce fantasme n’a évidemment aucun rapport à ce qui arrive dans le monde réel. Loin d’être un premier pas vers une amélioration de leur situation, voire vers une modeste prospérité, le travail dans le secteur informel est une stratégie de survie , et reste précaire, fragile, marginal et misérable. Ce n’est en tout cas pas une alternative à une politique de l’emploi, et si les conditions de travail peuvent être améliorées, c’est par l’organisation, et pas par la magie d’un processus automatique.
Qu’est-ce que le “secteur informel”?
Le concept de “secteur informel” apparaît pour la première fois dans des études du BIT de 1971 sur le Ghana et le Kenya; il reste une préoccupation du BIT dans le cadre des discussions sur l’emploi – récemment aussi par rapport à l’action syndicale: une réunion sur les syndicats et le secteur informel est prévue pour octobre prochain.
On appelle “secteur informel” toute la partie de l’économie qui n’est pas (ou peu) réglementée par des normes légales ou contractuelles. Les travailleurs du secteur informel ne sont souvent pas des salariés dans le sens habituel du terme: ce sont formellement des indépendants, en réalité souvent dans des relations de dépendance vis-à-vis de ceux qui les paient encore bien plus violentes que les travailleurs salariés.
Typiquement, il s’agit de travailleurs à domicile (habillement, alimentation et tabacs, artisanat, saisie et traitement de données informatiques, etc.), vendeurs ambulants ou dans des marchés non réglementés et micro-prestataires de services (nettoyage, transports, etc.), employés de maison, paysans sans terre ou obligés de travailler ailleurs que sur leur terre pour survivre.
On oppose au “secteur informel” le “secteur formel”, donc réglementé, couvert par la législation du travail et les conventions collectives. En réalité, la séparation entre les deux secteurs n’est pas nette: il y a beaucoup d’interpénétration et de va-et-vient entre les secteurs “formel” et “informel”, au gré de la conjoncture économique.
Les limites conceptuelles sont elles-mêmes floues: les jeunes femmes qui travaillent dans les usines d’assemblage des zones franches d’exportation, ou les enfants qui polissent des diamants dans les ateliers de Surat, en Inde, sont ils dans le secteur informel? C’est du travail en usine, mais complètement déréglementé. Faut-il alors parler simplement du secteur déréglementé?
De toute façon, la notion de “classe ouvrière” doit englober en fait les deux secteurs, et pas seulement celui où le travail est salarié.
Tendances récentes: la croissance du secteur informel
Sur le plan mondial, le secteur informel était en déclin jusqu’au début des années 1980, autant dans les pays dits en développement que dans les pays industrialisés. La tendance s’inverse soudainement à partir des années 1980: le secteur informel devient dominant dans la plupart des pays en développement et devient important dans les pays industrialisés.
L’absence de données fiables dans beaucoup de pays rend les estimations difficiles, mais au mieux des connaissances actuelles on estime qu’un quart de la population mondiale économiquement active en dehors de l’agriculture, soit 500 millions de personnes, dépendent pour leur survie du secteur informel.
En Inde, par exemple, 75 pour-cent de la population active (toujours excluant l’agriculture) était dans le secteur informel en 1990; en 1998, c’était le 93 pour-cent. (1). En Afrique, la part du secteur informel dans l’emploi total en zone urbaine est de 80% au Bénin (1992), 57% au Cameroun (1993) 72% en Gambie (1993), 79% au Ghana (1997), 77% au Sénégal (1991), 17% en Afrique du Sud (1995) et 56% en Tanzanie (1991), mais 67% à Dar-es-Salaam (1995). Les chiffres sont 28% pour le Maroc (1988) et 39% pour la Tunisie (1981). Pour la Tunisie, mais recouvrant l’ensemble de l’économie (zones urbaines et rurales) le chiffre est de 38% en 1995.
Dans la zone des pays de l’OCDE, peu de statistiques sont disponibles (curieusement), mais les estimations dont nous disposons sont de 11% pour l’Irlande, environ autant pour la Nouvelle-Zélande, 19% pour l’Allemagne, 20% en Italie (industrie seulement).
Dans les PECO (Pays d’Europe Centrale et Orientale), la part du secteur informel est de 13% de l’emploi urbain et de 15% de l’emploi rural en Pologne, le seul pays pour lequel nous disposons de données. Toutes les informations non-chiffrées reçues notamment de la République Tchèque, de Hongrie, de Roumanie, de Bulgarie, d’Albanie, de Russie, d’Ukraine, de la Moldavie concordent cependant: le secteur informel est en croissance rapide au fur et à mesure que les entreprises d’Etat ferment ou sont privatisées et que le chômage augmente.
Les raisons de la croissance du secteur informel sont en premier lieu les crises économiques mondiales créées par des décisions politiques, en particulier la crise de la dette des pays en développement, les programmes d’ajustement structurels du FMI et de la BM (démantèlement du secteur public, déréglementation du marché du travail); ensuite la crise qui a commencé par l’Asie en 1997, a continué en Russie en 1998 et a frappé le Brésil au début de cette année et qui a provoqué une nouvelle vague de fermetures d’entreprises et des licenciements à une échelle dramatique.
Pour prendre l’Indonésie comme exemple: le chômage a passé de 20m (22%) en 1998 à 38m. au début de cette année. Quant à la population vivant en dessous du seuil de pauvreté officiel (correspondant en Indonésie à un revenu de USD0.55 par jour en zone urbaine et de USD0.40 en zone rurale, à peu près la moitié des taux internationalement comparables) elle a passé de 37% du total (20m) au milieu de l’année 1998 à 48% à la fin de l’année et les projections, sauf redressement économique, sont de 66% pour cette année et de 70% l’année prochaine.
Les tendances sont comparables en Corée et en Thaïlande, alors qu’en Russie et en d’autres pays-successeurs de l’ancienne URSS, en plus des millions de chômeurs, d’autres millions de travailleurs encore dans des relations de travail formelles ne reçoivent plus leurs salaires. Selon un rapport du BIT d’avril dernier, la dernière crise avait détruit 24m. d’emplois en Asie orientale seulement, essentiellement dans les secteurs “industriels modernes”.
Prédominance du travail féminin
La majorité des travailleurs éjectés du secteur “formel” par la crise sont des femmes. Un rapport de la CISL (“D’Asie en Russie et au Brésil – Le coût de la crise”, mai 1999) relève que les femmes sont les principales victimes de la précarisation du travail et de la paupérisation entraînées par la crise.
Mais même avant la crise les femmes ont toujours représenté l’essentiel de la main d’œuvre du secteur informel (le travail des enfants y est aussi fortement représenté). Les femmes représentent notamment la très grande majorité des travailleurs à domicile (soit entre 40 et 50% de la main d’œuvre dans certains secteurs clefs d’exportation en Amérique latine et en Asie, tels que les textiles, l’habillement et la chaussure); aussi la très grande majorité des vendeurs des marchés informels (soit le 30% du total de la main d’œuvre urbaine dans certaines parties de l’Afrique.)
Les femmes représentent aussi 90% de la main d’œuvre des zones franches d’exportation, essentiellement des usines d’assemblage où, dans la plupart des cas, le travail n’est pas réglementé. Les droits sociaux et la protection sociale y sont inexistants. Il en existe actuellement 850, surtout en Amérique centrale et en Asie, mais elles continuent à se multiplier, surtout en Afrique et dans les PECOs.
Stratégies patronales
A part l’effet des crises macro-économiques, l’évolution des technologies (notamment l’informatisation) et de la structure des entreprises contribue à la précarisation du travail, c’est à dire à la déconstruction du secteur formel et l’essor du secteur informel.
L’entreprise, autrefois organisée en structure pyramidale, se présente aujourd’hui de plus en plus sous la forme d’un ensemble flexible de centres d’activité organisés de façon mobile autour d’un petit noyau. Ce noyau est d’ailleurs lui-même pyramidal: il est constitué par la direction et les employés du siège et éventuellement par un noyau de main d’œuvre hautement spécialisée et qualifiée; mais toutes les opérations impliquant une main d’œuvre importante sont sous-traitées, aussi sur le plan international. La société se trouve ainsi au centre d’un réseau interdépendant de sociétés de sous-traitance, qui sous-traitent à leur tour en cascade, avec des salaires et des conditions de travail qui se dégradent au fur et à mesure que l’on s’éloigne du noyau central vers la périphérie.(2)
En réduisant au maximum le noyau dur des travailleurs permanents à horaire et salaire fixe, en décentralisant et en sous-traitant au maximum, en ayant recours partout où cela est possible au travail précaire (temporaire, saisonnier, sur appel, etc.) le patronat réduit ses coûts en déréglementant le marché du travail, comme dans les zones franches d’exportation et dans les cercles extérieurs de la sous-traitance, pratiquement invisibles: micro-entreprises, travailleurs à domicile.
C’est ainsi que le secteur informel fait intégralement partie des chaînes globales de production et de vente. Il est complémentaire du secteur formel et il le prolonge. Il n’a de particulier que l’absence de droits et de protection sociales des travailleurs qui en font partie; économiquement, les secteurs formel et informel forment un tout.
La stratégie de la décentralisation, flexibilisation et précarisation du travail est aussi une stratégie d’élimination du mouvement syndical. La sous-traitance est souvent une façon de se décharger des responsabilités et des obligations légales. La fragmentation et la dispersion de la main d’œuvre, son brassage constant avec l’introduction de couches nouvelles (femmes, jeunes, immigrés) dans des secteurs sans traditions syndicales (informatique, services divers), la pression au rendement au plus bas prix, les intimidations patronales, rendent la syndicalisation difficile.
Le déclin de la densité syndicale dans la plupart des pays industrialisés dans les années 1980 et 1990 est due moins aux délocalisations vers le Sud et l’Est qu’il n’a été dit. Elle est due beaucoup plus à la déconstruction du secteur formel, est c’est dans les pays où la déréglementation du marché de travail a été la plus draconienne que le taux de syndicalisation chute le plus.
Ainsi, le Japon et les Etats-Unis, par exemple, perdent la moitié de leurs syndiqués sur une période de 40 ans, mais la Nouvelle Zélande et le Portugal perdent la moitié de leurs syndiqués sur 10 ans, et Israël perd les trois quarts de ses syndiqués sur dix ans. (3)
Les syndicats qui résistent à cette tendance sont ceux qui se trouvent dans des pays ayant réussi à maintenir pour l’essentiel leur réglementation sociale (le taux de syndicalisation augmente entre 1985 et 1995 de 2.3% au Danemark, de 16.1% en Finlande, de 3.6% en Norvège, de 8.7% en Suède, de 35.8% à Malte) ou bien des pays ou le mouvement ouvrier profite d’une conjoncture politique favorable (Afrique du Sud: plus 130.8%, Philippines: plus 84.9%, Espagne: plus 62.1%)
Stratégies syndicales
Le mouvement syndical dans son ensemble a été lent à réagir au phénomène du secteur informel, ceci pour plusieurs raisons: au départ, le secteur informel lui apparaissait comme une anomalie passagère: la croissance économique allait permettre de le réduire graduellement au profit du secteur formel. Ensuite, il tendait à minimiser l’importance du secteur par réaction aux exagérations des idéologues néo-libéraux qui faisaient croire que le secteur informel, parce que déréglementé et en croissance, pouvait à lui seul résoudre le problème du chômage. Enfin, le facteur d’inertie a joué: la logique d’organisations qui, sollicitées en permanence au-delà de leurs moyens, parent au plus pressé et vont au plus facile, et reculent forcément devant l’effort d’organiser un secteur aussi complexe, hétérogène, fragmenté, donc onéreux (en déclarant parfois qu’il est “impossible” à organiser, ou “pas rentable”).
Cette situation est en train de changer, également pour des raisons multiples: il y a, en premier lieu, la prise de conscience de la permanence du secteur informel: loin de disparaître, il ne fait que croître et des pans entiers de la classe ouvrière traditionnelle y tombent; la stabilisation du secteur informel devient d’un intérêt évident pour les travailleurs organisés du secteur formel. D’autre part, les mouvements de femmes proches du mouvement ouvrier (ou partiellement en concurrence avec lui) s’intéressent au secteur informel, composé de femmes dans sa très grande majorité. Finalement, et c’est peut-être le phénomène le plus intéressant, les travailleurs du secteur informel ont démontré leur capacité de s’organiser eux-mêmes, c’est à dire qu’ils – ou plutôt elles – montrent qu’elles sont capables de devenir des partenaires valables pour les organisations existantes.
Il y a essentiellement deux cas de figure: des organisations syndicales de type traditionnel étendent leur domaine d’action pour prendre en charge certaines parties du secteur informel: par exemple la Fédération des travailleurs des textiles, de l’habillement et de la chaussure en Australie organise avec succès les travailleuses à domicile dans son secteur; ou au Sénégal, la centrale UDTS a créé une fédération des travailleurs du secteur informel. D’autres exemples de ce type, mais assez peu développés, existent en Allemagne, en Irlande, aux Pays-Bas, au Canada.
Ou alors, il s’agit d’organisations nouvellement créées, spécifiquement pour organiser dans le secteur informel. L’organisation archétypale de cette dernière catégorie, qui a donné l’exemple, est la Self Employed Women’s Association (SEWA) (Association des Femmes Auto-employées) de l’Inde (le siège est à Ahmedabad, au Gujarat), qui a commencé il y a vingt-cinq ans avec un groupe de quelques centaines de femmes qui venaient d’être exclues de la Fédération du textile pour insubordination et qui a maintenant près de 250,000 membres dans quatre Etats de l’Inde. Le SEWA organise des femmes qui travaillent à domicile, des vendeuses, des ramasseuses de papier, etc. C’est un syndicat structuré démocratiquement qui s’est donné des moyens auxiliaires impressionnants: une banque de micro-crédit, un programme de formation à différents niveaux, des coopératives dans les domaines de l’artisanat, de la production agricole, de la santé, du logement.
Les syndicats indiens reconnus dans le secteur formel ont longtemps contesté à la SEWA sa qualité de syndicat. Selon eux, le SEWA est une ONG parce que ses membres ne sont pas des salariées dans le sens traditionnel et légal du terme. Mais la SEWA a été reconnue comme organisation syndicale par les Secrétariat professionnels internationaux (SPI) (ou Internationales syndicales par secteur d’activité). Elle est affiliée à trois d’entre eux: les Internationales de l’agro-alimentaire, du textile/habillement et de la chimie. La SEWA s’est d’ailleurs récemment associée à d’autres syndicats pour créer une nouvelle centrale syndicale nationale en Inde.
En Afrique du Sud, une organisation syndicale (entre temps affiliée au COSATU), la Self Employed Women’s Union (SEWU) s’est créée sur le modèle de la SEWA et, plus récemment, une organisation semblable s’est créée en Turquie.
A part des affiliations aux SPI, le SEWA a donné naissance à deux réseaux internationaux du secteur informel: l’Alliance Internationale des Vendeurs Ambulants (International Alliance of Street Vendors, ou StreetNet), qui est composée de d’organisations et de groupes militants de onze pays et qui a adopté, en 1995, la “Déclaration de Bellagio” sur les droits des vendeurs ambulants; le deuxième est HomeNet, un réseau de syndicats, tels que la SEWA, SEWU, un Syndicat de Brodeuses à Madère ou d’autres groupements (Bangladesh, Philippines, Thaïlande) qui représentent des travailleuses à domicile.
HomeNet et StreetNet, ensemble avec le SEWA, certains autres syndicats et des groupes d’appui universitaires ou dans des organisations internationales, ont formé un autre réseau, le WIEGO (Women in Informal Employment Globalizing and Organizing), fondé en 1997. Il s’agit d’une coalition créée pour renforcer la position des femmes dans le secteur informel, par de meilleures statistiques (la question de la visibilité est fondamentale), de recherches, de programmes d’action et l’élaboration de propositions politiques.
Dans le secteur informel rural, il faut encore citer le cas du Mouvement des paysans sans terre (MST) du Brésil, qui organise l’occupation des terres en friche de grands propriétaires. En ce moment, dans l’Etat fédéral brésilien du Paranà où le MST maintient 82 campements (acampamentos) rassemblant plus de 7,000 familles, le Mouvement est la cible d’une répression policière qui cherche à disperser ces campements et qui devrait provoquer une action de solidarité internationale. Le MST est affilié à Via Campesina, un réseau international d’organisation de paysans sans terre ou de petits paysans.
Organisation du secteur informel
Nous avons vu que le caractère multiforme et complexe du secteur informel rend toute généralisation difficile. Il en est cependant trois que nous pouvons légitimement faire:
(1) Le secteur informel est composé de travailleurs, et tous les travailleurs sont organisables, avec comme point de départ la défense de leurs intérêts en tant que travailleurs.
(2) L’immense majorité des travailleurs du secteur informel sont en fait des travailleuses.
(3) Le secteur informel n’est pas près de disparaître; en fait, il continue de croître.
Il s’en suit trois conclusions: la première, c’est que les travailleurs du secteur informel ne seront jamais aussi bien organisés que par eux (elles)-mêmes. Quand le préambule de l’Association internationale des Travailleurs dit en 1864 que “l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes”, ce n’est pas une directive ou un décret, mais une constatation. L’organisation de n’importe quelle catégorie de travailleurs, dans n’importe quel pays, ne se fait jamais par décret, de haut en bas, sauf en cas d’imposture. Si l’organisation est authentique et indépendante, si elle doit avoir une capacité de résistance et de lutte, et une capacité de durer, elle doit être organisée “par les travailleurs eux-mêmes”. Personne n’a inventé les syndicats. Le rôle de syndicats extérieurs au secteur informel devrait donc être un rôle d’accompagnement et d’appui, en tout cas pas un rôle de substitution.
La deuxième conclusion, c’est que toute organisation du secteur informel doit intégrer au départ les besoins et les revendications des femmes au travail et dans la société. Cela est impossible si les dirigeants et les décideurs des organisations concernées ne sont pas majoritairement des femmes. La question de la féminisation du mouvement syndical est donc posée. Elle se pose de toute façon partout, mais surtout dans le cadre de l’organisation du secteur informel.
La troisième conclusion, c’est que toutes les stratégies d’organisation fondées sur l’hypothèse de la disparition à plus ou moins brève échéance du secteur informel par son intégration graduelle dans le secteur formel, sont vouées à l’échec. Il ne s’agit pas de démanteler le secteur informel, mais de l’organiser dans le cadre de ses propres réalités.
Une constatation pour finir: le secteur informel est, pour une partie importante, intégré dans l’économie globale. Les organisations de ses travailleurs auront donc besoin de liaisons et de soutiens internationaux. Comme certains SPI (Agro-alimentaire, Chimie, Bâtiment, Textile/Habillement) l’ont déjà reconnu, l’organisation du secteur informel est une responsabilité du mouvement syndical international.
La nécessité d’organiser le secteur informel est une pression de plus qui, s’ajoutant à d’autres, pose le problème de la transformation de la culture syndicale dans beaucoup de pays et sur le plan international: il s’agit de débureaucratiser, démocratiser et féminiser le mouvement pour le rendre plus apte à créer de nouveaux rapports de force, à survivre et à prévaloir dans une lutte pour le pouvoir qui est désormais globale.
Notes
(1) Pour la même année, le chiffre était de 80 % aux Philippines, 75 % en Thaïlande. Aux Mexique, la part du secteur informel dans l’emploi total a passé du 25% en 1989 à 35% en 1996, au Pérou (Lima) de 38% en 1984 à 49% en 1995; en Colombie, il plafonne à 55% environ entre 1984 à 1994.
(2) Le noyau central dirige la production et la vente, contrôle les lieux de sous-traitance, décide à brève échéance quoi produire, où, quand, comment et par qui, et d’où certains marchés seront approvisionnés. Il vend un ensemble d’éléments, tels que la marque, l’organisation, le design et le marketing, le contrôle d’un réseau de distribution, l’accès à un marché protégé et le contrôle de la qualité. La production elle-même est faite par d’autres. Le producteur de chaussures Nike “ne se considère pas comme un fabricant, mais comme une société de recherche, de développement et de marketing.” Toyota, en 1991, avait 36,000 sous-traitants. Une bonne partie de la production de sociétés telles que General Motors, General Electric, Kodak, Caterpillar, Bull, Olivetti, Siemens est réalisée par d’autres firmes.
(3) Au Japon, le taux de syndicalisation chute de 56% en 1950 à 28% en 1990, essentiellement par l’effet de la sous-traitance, et il continue à chuter (de 16.7% entre 1985 et 1995). Aux Etats-Unis, le taux de syndicalisation maximum était atteint en 1945 avec 35,5%; il se situe actuellement à 14%. Quelques autres exemples (recul du taux de syndicalisation entre 1985 et 1995, selon le BIT): Argentine: 42.6%, Mexique: 28.2%, Etats-Unis: 21.1%, Venezuela: 42.6%, Australie: 29.6%, Nouvelle Zélande: 55.1% ,Autriche: 19.2%, République Tchèque: 44.3%, France: 37.2%, Allemagne: 17.6%, Grèce: 33.8%, Hongrie: 25.3%, Israël: 77.0%, Pologne: 42.5%, Portugal: 50.2%, Royaume-Uni: 27.7%.