La nouvelle Internationale syndicale – par Dan Gallin (2006)

Paru dans Pages de Gauche, mensuel d’opinions socialistes, Lausanne (No.51, décembre 2006), www.pagesdegauche.ch. Dan Gallin a assisté au congrès de dissolution de la CISL et au congrès de fondation de la CSI. Il y représentait la Fédération internationale des associations d’éducation des travailleurs.


Du 31 octobre au 3 novembre, trois congrès syndicaux internationaux se sont réunis à Vienne: les deux premiers étaient les congrès de dissolution de la Confédération internationale des Syndicats libres (CISL) et de la Confédération mondiale du Travail (CMT); le troisième, avec 1700 délégué/es, était le congrès de fondation de la Confédération Syndicale Internationale (CSI).
La CISL, fondée en 1949 à la suite d’une scission de la Fédération syndicale mondiale (FSM) elle-même fondée en 1945 et tombée sous la domination du bloc soviétique, regroupait, pour l’essentiel, les centrales syndicales nationales de tradition social-démocrate et socialiste (dont l’USS), d’autres issues de la tradition communiste (CGIL Italie, Commissions ouvrières Espagne), la fédération syndicale américaine (AFL-CIO), de nombreuses centrales d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie liées à des partis socialistes ou populaires. Au moment de sa dissolution elle représentait 155 millions de membres dans 241 organisations affiliées dans 156 pays et territoires.
La CMT, issue de la tradition chrétienne (très majoritairement catholique) avait été fondée en 1920 comme Confédération internationale des Syndicats chrétiens. Elle s’était “déconfessionnalisée” en 1968 en adoptant le nom de CMT et en s’ouvrant à d’autres courants. Au moment de sa dissolution elle déclarait 26 millions de membres (un chiffre fortement exagéré) dans 110 organisations dans 89 pays.
La nouvelle CSI comprend la grande majorité des organisations affiliées de la CISL et de la CMT, plus huit centrales sans affiliation internationale antérieure, notamment la CGT française, affiliée à la FSM jusqu’en 1995, l’OPZZ de Pologne, créée en 1984 alors que le syndicat libre Solidarnosc était dans l’illégalité, la CUT de Colombie et la CTA d’Argentine. Elle représente 168 millions de travailleurs et travailleuses dans 306 organisations dans 154 pays et territoires.
La présidente de la CSI est Sharan Burrow, présidente de la fédération syndicale australienne ACTU, et le secrétaire général est Guy Ryder, britannique. Les deux exerçaient les mêmes fonctions à la CISL. Le siège du secrétariat de la CSI reste Bruxelles, qui était déjà le siège de la CISL et de la CMT. Son organe directeur est un Conseil général de 77 membres, chacun avec deux suppléants. L’USS y est représentée par Jean-Claude Prince (premier suppléant).
La toute nouvelle CSI doit faire face à de nombreux problèmes, en partie structurels, en partie politiques. Une première difficulté a été le problème des organisations régionales. En Amérique latine, l’organisation régionale de la CMT, la CLAT, radicale dans ses déclarations et conservatrice dans son action, ne comprend que des syndicats d’Amérique latine, alors que celle de la CISL, l’ORIT “interaméricaine”, comprend également celles du Canada et des Etats-Unis. Longtemps un instrument de la politique extérieure des Etats-Unis, l’ORIT s’est radicalisée depuis dix ans environ, comme d’ailleurs sa plus grande affiliée, l’AFL-CIO, depuis son congrès de 1995. Les relations entre CLAT et ORIT restent cependant tendues, et elles ne sont pas parvenues à un accord de fusion. Le congrès leur a donné une année pour donner suite, sur le plan régional, à la fusion mondiale.
En Europe, la Confédération européenne des syndicats (CES), fondée en 1973 et qui englobait dès le départ des affiliées européennes de la CISL et de la CMT, rejoints par la suite par la CGT française et la CGTP du Portugal, n’est pas devenue une organisation régionale de la CSI mais a gardé son indépendance. Cependant, la CSI a créé une nouvelle structure, le comité de co-ordination paneuropéen, dont la CES fait partie et qui comprend en plus les organisations de l’Europe géographique qui ne sont pas membres de la CES, notamment celles de l’ex-USSR.
Une autre difficulté a été celle de définir les relations de la CSI avec les Fédérations syndicales internationales, organisées par secteur (UITA pour l’alimentation, FIOM pour la métallurgie, ITF pour les transports, etc.). Il y en a dix, liées à la CISL par un accord de coopération, mais indépendantes, et très conscientes que leur indépendance est une condition de leur efficacité. La CMT par contre avait ses propres fédérations professionnelles, beaucoup moins importantes, et intégrées dans sa structure centralisée. Pour finir, les structures professionnelles de la CMT ont été simplement absorbées par les FSI, et un “Conseil syndical mondial” a été créé pour chapeauter la CSI, les FSI et le Conseil syndical consultatif auprès de l’OCDE. Il est peu probable que les FSI, “chapeautées” ou non, accepteront une mise en cause de leur indépendance. Le “Conseil syndical mondial” restera sans doute une coquille vide.
La FSM communiste, qui a tenu son dernier congrès à La Havane en décembre de l’année dernière et qui a maintenant son siège à Athènes, n’a pas été invitée à participer au processus de fusion. En effet, cela aurait obligé la CSI de reconnaître et d’accepter comme membres les centrales syndicales de Cuba et du Vietnam, principales affiliées de la FSM, rouages d’un Etat lui-même contrôlé par le parti unique. Ni la CISL, ni la CMT, n’étaient prêtes à leur reconnaître une quelconque légitimité. Pour les mêmes raisons, la centrale chinoise n’avait pas été invitée. Par contre, les centrales indiennes AITUC et CITU, communistes et membres de la FSM, avaient été invitées, mais avaient refusé de se joindre à la nouvelle Internationale si la FSM en était exclue.
L’appareil communiste international a tout fait pour saboter la CSI. Le gouvernement cubain, par ses ambassades, avait convoqué les fractions communistes de la CUT Colombie, du PIT-CNT Uruguay et de la CGTP Portugal pour leur donner l’ordre d’empêcher l’adhésion de leur centrale à la CSI. Ils ont échoué en Colombie, mais ils ont réussi en Uruguay et au Portugal. Ce n’est que partie remise. Mais imaginons les cris d’orfraie si, par exemple, l’ambassade des Etats-Unis s’était permis ce genre d’intervention.
Le plus grand danger qui menace la CSI ne vient cependant pas de l’extérieur, c’est plutôt celui de rester trop longtemps préoccupée par elle-même, à régler des problèmes internes. Autant la CISL que la CMT étaient des structures vivant dans une bulle bureaucratique, privilégiant le travail de lobby dans les institutions internationales, sans capacité d’action et sans prise sur la réalité vécue par leurs millions de membres qui, dans leur grande majorité, ignoraient même leur existence.
Sur le plan politique, autant la CISL que la CMT étaient empêtrées dans l’idéologie du “partenariat social”, alors que le capital transnational prend le pouvoir sur l’économie et la société mondiales et fait la guerre aux syndicats dans le monde entier. Aucune des deux Internationales avait produit la moindre analyse du capitalisme réellement existant, et des moyens d’en sortir. Ce n’est pas elles qui proclamaient qu’un autre monde était possible.
La CSI échappera-t-elle au sort de ses prédécesseurs? L’addition de deux faiblesses peut-elle donner lieu à la naissance d’une nouvelle force?
Le pire n’est jamais sûr. Malgré les traditions d’inertie bureaucratique, un frémissement d’optimisme animait le congrès de fondation. De nouveaux thèmes d’action syndicale sont apparus. Dans une intervention très remarquée, soutenue par d’autres intervenants, la déléguée de l’Association des femmes auto-employées de l’Inde (SEWA), affiliée à la CISL depuis juillet dernier, insistait sur l’importance d’organiser le secteur informel. Vania Alleva, responsable du département Migration à UNIA et déléguée de l’USS, est intervenue avec force pour une action internationale de soutien aux travailleurs migrants, avec ou sans papiers. Le président de la centrale américaine, John Sweeney, n’a pas hésité à nommer l’ennemi: “la priorité de l’AFL-CIO aujourd’hui est de faire tomber George W. Bush, pour notre liberté et la vôtre.”
La CSI porte une somme énorme d’attentes, d’espoirs et d’énergie latente, enfermées dans un carcan bureaucratique qui lui vient de ses prédécesseurs.
Comment peut-elle s’en libérer? De deux façons: d’abord par l’action: une action qui relativise et finalement résout les problèmes de cuisine interne, qui la positionne et la légitime aux yeux de l’opinion mondiale et, le plus important, aux yeux de ses propres membres.
Dans une de ses premières prises de position, la CSI a dénoncé la Suisse pour avoir mis en doute l’autorité de l’OIT qui l’avait condamnée pour atteinte à la liberté syndicale. Cette dénonciation, salutaire et nécessaire, ne saurait être qu’un début. Il faudrait maintenant que la CSI s’attaque à un plus gros gibier, non seulement par la dénonciation mais par l’action. Le gouvernement australien, par exemple, semble être une cible toute désignée.
Le deuxième acte de libération doit être politique. La CSI doit trouver le courage de nommer ses ennemis, car elle en a, et de “nommer le bien et le mal par leur nom”, comme le disait le dernier pape. La CSI devrait pouvoir se positionner comme adversaire de l’ordre mondial du capital transnational et devrait pouvoir se donner comme objectif un autre ordre mondial, avec les étapes nécessaires pour y parvenir. C’est faisable sur son plan intérieur: il n’y a pas de divergences sur le fond entre la gauche socialiste, chrétienne ou communiste. Les clivages se situent plutôt entre la gauche et la droite de chacune de ces trois composantes.
Est-ce que la plus grande organisation syndicale mondiale dans l’histoire du mouvement ouvrier peut se passer d’un projet de société? Oui, elle le peut, mais au prix de faillir à sa mission historique et de rester dans l’histoire comme le plus grand appareil bureaucratique jamais vu du mouvement ouvrier, tournant à vide.
Mais le pire n’est jamais sûr.