Le mouvement ouvrier – par Dan Gallin (2005)


Qu’est-ce que le mouvement ouvrier ?
Dans l’acceptation la plus courante du terme, on pense au mouvement syndical. En fait, le mouvement ouvrier est beaucoup plus que cela. Historiquement, il comprend aussi les partis politiques créés par les travailleurs pour défendre leurs intérêts, tels que les partis travailliste, socialiste et social-démocrate, ainsi qu’un grand nombre d’institutions à but spécifiques : des coopératives (de production et de consommation), des banques ouvrières, des associations pour l’éducation des travailleurs, des écoles et universités, des cliniques, hôpitaux, services sanitaires, des institutions culturelles (théâtres, bibliothèques, chorales, orchestres, clubs de lectures, loisirs, sports et « amis de la nature », des organisations de femmes, de jeunesse, des organisations de solidarité et de défense (y compris des milices armées), des stations de radio et de télévision, des journaux et des revues, des maisons d’éditions, des librairies : c’est tout cet ensemble qui constitue le mouvement ouvrier historique.
L’éventail complet de toutes ces institutions et organisations a rarement existé au même moment et au même endroit. L’important est que prises ensemble, elles ne constituaient pas seulement un système de soutien aux travailleurs dans tous les aspects de leur vie mais elles représentaient aussi le projet d’une société alternative et une contre-culture. Le mouvement ouvrier est un mouvement social à facettes multiples, avec une cause et un projet de société.
Le mouvement syndical est la composante la plus importante du mouvement ouvrier au sens large du terme. Il est la première et souvent la dernière ligne de résistance des ouvriers pour se défendre et sans laquelle aucune autre institution du mouvement ne pourrait survivre. C’en est aussi la partie la plus représentative : il existe dans tous les pays du monde, sauf dans les dictatures les plus extrêmes.
Depuis ses origines, le mouvement ouvrier a été inspiré et organisé par nombre d’idéologies différentes : le marxisme, dans ses diverses interprétations, parfois contradictoires ; l’anarcho-syndicalisme ; les doctrines sociales chrétiennes ; les doctrines de libération nationales et autres. Chacune d’elles tient ses valeurs et ses objectifs de ses propres traditions mais elles ont un terrain commun qui fonde des valeurs et des objectifs partagés.
Valeurs
Le mouvement ouvrier est le mouvement social le plus ancien qui cherche à transformer la société, au nom de valeurs universelles, afin qu’elle satisfasse les besoins et aspirations de tous les humains. La valeur fondamentale dont dérivent toutes les autres est le sens de la dignité de la personne humaine. C’est une valeur plus forte que même la survie puisque des gens sont prêts à mourir pour elle. En découle une autre : l’égalité, selon laquelle tous les êtres humains ont une valeur égale et devraient donc avoir des droits égaux. En découle ensuite la justice : il est intolérable que certains s’octroient les privilèges et la richesse du fait de la répartition du pouvoir dans la société alors que d’autres, le plus grand nombre, sont voués à la misère, la faim et la mort prématurée. Enfin, tous les humains aspirent à la liberté : être libres de l’exploitation et de l’oppression. Ce sont les valeurs qui ont inspiré tous les mouvements de résistance à l’exploitation et à l’oppression dans l’histoire et qui ont inspiré le mouvement ouvrier moderne.
Ce qui différencie le mouvement ouvrier moderne des nombreux mouvements de libération précédents, c’est qu’il est par nature international. La transnationalité du mouvement ouvrier est fondée sur la perception que les travailleurs constituent une classe avec une cause commune. Et parce que c’est la seule classe à n’avoir aucun intérêt à une forme quelconque d’exploitation, mais au contraire à son abolition, le mouvement ouvrier n’est pas seulement un mouvement d’autodéfense des travailleurs mais aussi le mouvement de libération de l’humanité.
Les valeurs du mouvement ouvrier expliquent sa conception de la démocratie comme processus et méthode et pas seulement comme but. C’est-à-dire que la fin et les moyens sont liés étroitement : des moyens non démocratiques ne peuvent pas conduire à des résultats démocratiques. La démocratie est un processus vivant, un chantier toujours ouvert.
Buts
Les buts du mouvement ouvrier dérivent naturellement de ses valeurs. Ils se situent à des niveaux différents.
· La défense des intérêts immédiats de ses membres au travail : rémunérations décentes, sécurité de l’emploi, conditions de travail non menaçantes pour la santé mentale et physique des travailleurs, protection sociale.
· Une législation sociale qui soit dans l’intérêt de tous travailleurs ce qui signifie dans l’intérêt de la grande majorité de la population.
· Une société politique où les droits des travailleurs et de tous les citoyens sont garantis. Les premières batailles du mouvement ouvrier ont été menées pour obtenir le suffrage universel, objectif politique, ainsi que l’éducation universelle et gratuite, la liberté d’association et la liberté de presse. C’est dans ce but que le mouvement ouvrier a cherché dans la plupart des pays du monde à exercer son pouvoir politique à travers ses propres partis.
· Le mouvement ouvrier a toujours eu des perspectives et objectifs internationaux car ses acquis sont toujours menacés, partout, tant que l’injustice et l’oppression existent quelque part. La prise de conscience des travailleurs qu’ils dépendent les uns des autres pour la défense de la justice et de la liberté s’exprime par le concept de solidarité.
La force du principe de solidarité est démontrée par la capacité de résistance du mouvement ouvrier international qui a survécu aux guerres et aux dictatures totalitaires du vingtième siècle alors qu’il en était la cible principale. Pour s’établir, toute dictature doit d’abord détruire les syndicats. Les Eglises, le patronat ont pu survivre et même prospérer sous des dictatures qui envoyaient les militants ouvriers en prison, dans des camps de concentration ou à la mort.
Histoire
Il y a grosso modo quatre périodes dans l’histoire du mouvement ouvrier international. La première depuis ses origines jusqu’à la Première guerre mondiale. La deuxième entre les deux guerres. La troisième de la fin de la Seconde guerre mondiale jusqu’à l’effondrement du stalinisme comme système politique. Et enfin la période actuelle de globalisation du capital.
La première période est celle de la montée du mouvement ouvrier, de la Première et de la Deuxième Internationale. C’est là que sont posés les fondements.
Les origines
L’histoire du mouvement ouvrier moderne commence en Europe et son origine s’étend sur plusieurs décennies entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle selon les pays, à la suite de la révolution industrielle et l’essor de la production capitaliste de masse et la formation d’une classe ouvrière non plus artisanale, appauvrie mais de plus en plus puissante. Les injustices brutales de la société qui prend forme amènent les réformateurs sociaux des premières décennies du XIXe siècle à proposer un ordre social plus rationnel et plus juste.
Vers la fin des années 1830, des petits groupes de syndicalistes, socialistes et démocrates, en Grande-Bretagne et en France, rejoints par les exilés politiques d’Allemagne, de Pologne, de Hongrie, d’Italie et d’autres pays, projetaient une « association internationale pour l’émancipation de la classe ouvrière ».
En 1843, Flora Tristan Moscoso (1803-1844), militante sociale en France et au Pérou, publia L’Union ouvrière dans laquelle elle proposait la création d’un syndicat ouvrier général et international. « L’Union ouvrière, écrivait-elle, devrait établir … dans toutes les capitales d’Europe des comités de correspondance. » Dans son pamphlet, elle anticipait Marx et Engels en affirmant que les travailleurs devaient s’émanciper eux-mêmes, que personne ne le ferait à leur place et qu’ils devaient s’unir internationalement parce que la société elle-même était devenue internationale.
Le Manifeste communiste
Entre 1845 et 1847, un groupe de travailleurs et d’exilés politiques à Londres organisa un « groupe pour l’éducation communiste ». Les Allemands parmi eux connaissaient Karl Marx (1818-1883), qui avait été le rédacteur d’un journal radical démocratique à Cologne et avait émigré à Paris en 1843 pour échapper aux persécutions des autorités prussiennes. Marx avait étudié la philosophie de Hegel en Allemagne. A Paris, il avait étudié les penseurs socialistes français et anglais ainsi que les économistes anglais Adam Smith et David Ricardo. A partir de 1844, Marx, qui était devenu socialiste, travailla étroitement avec son ami Friedrich Engels (1820-1895), qui lui aussi étudiait les questions économiques et sociales tout en étant journaliste et expert en sciences militaires. Le « groupe pour l’éducation communiste » prit contact avec Marx et Engels pour qu’ils l’aident à créer une Fédération communiste. Une réunion tenue à Londres en novembre 1847 n’aboutit pas à la création d’une organisation mais à l’adoption d’une déclaration et d’un programme écrits par Marx sur la base d’un premier projet de Engels. Ce texte est connu depuis lors comme le Manifeste communiste.
Le Manifeste, un document court à l’argumentation serrée et très condensée, contient une philosophie de l’histoire, une analyse critique des doctrines socialistes et un appel à l’action révolutionnaire. Son point principal consiste en une analyse de l’histoire comme un processus de lutte entre les classes sociales issues de changements technologiques. Le résultat final – une société socialiste – ne peut être atteint que par les travailleurs eux-mêmes organisés en parti politique.
Contrairement aux écoles de pensée autoritaires qui dominaient le mouvement socialiste de l’époque, le Manifeste proclamait que le premier objectif de la révolution était de « gagner la bataille de la démocratie ». La société socialiste ne pouvait pas surgir par décret ni par des conspirations élitistes mais de la lutte de la classe ouvrière dans son ensemble, démocratiquement organisée pour et à travers cette lutte.
La lutte ouvrière, selon le Manifeste, bien que nationale dans sa forme, était internationale par essence : la bourgeoisie avait créé un marché mondial, elle détruisait les formes de production qui s’étaient développées dans le cadre national, elle créait de nouvelles industries « cosmopolites » utilisant « des matières premières en provenance des zones les plus reculées…dont les produits sont consommés non seulement sur le marché intérieur mais dans tous les coins du globe. » Ceci avait créé « l’interdépendance universelle des nations » et par conséquent l’action unie des travailleurs « au moins dans les principaux pays civilisés » était une condition première de l’émancipation de la classe ouvrière. Le Manifeste finissait avec le message « Travailleurs de tous les pays, unissez-vous » qui est apparu depuis en exergue sur des centaines de publications de gauche et qui reste le message fondamental du mouvement ouvrier contemporain.
Publié une première fois en février 1848, le Manifeste était devenu entre temps le fondement de la version marxiste du socialisme, de plus en plus influente. Il devint explicitement ou implicitement le fondement théorique du courant majoritaire du mouvement ouvrier moderne.
La première Internationale
La première Internationale a été fondée lors d’une réunion à Londres en 1864 sous le nom d’Association internationale des travailleurs avec son quartier général à Londres et des sections dans la plupart des pays européens. Plus tard dans l’année, son Conseil général a approuvé un programme – « l’adresse inaugurale »- et des statuts préparés par Karl Marx. Le préambule des statuts commence avec ces mots : « Considérant que l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre de la classe ouvrière elle-même… ». L’adresse inaugurale, comme le Manifeste, se termine par l’appel : « Travailleurs de tous les pays unissez-vous ! ».
La première Internationale était ouverte à des sociétés de travailleurs locales et nationales appelées « sections » qui représentaient toutes les formes imaginables d’organisations ouvrières : partis politiques, groupes de propagande, syndicats, coopératives, sociétés de secours mutuel, etc.
Le premier congrès de l’Internationale, le premier congrès ouvrier jamais tenu dans l’histoire, s’est réuni à Genève en 1866. A partir de 1868, l ‘Internationale s’est développée rapidement, au fur et à mesure que se créaient des syndicats dans de nombreux pays. Aux Etats-Unis, le National Labor Union, qui était alors l’organisation syndicale centrale, a déclaré à son congrès de 1870 son adhésion aux « principes de l’Association des travailleurs » et son intention « de s’y affilier à brève échéance ».
Marx est devenu le dirigeant politique de l’Internationale mais il était contesté par les anarchistes, partisans de Mikhail Bakounine (1814-1876) et de Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), influents dans l’Europe méditerranéenne.
Alors que les marxistes considéraient que le mouvement ouvrier devait conquérir l’Etat par l’action politique, les anarchistes considéraient que n’importe quel Etat ne pouvait être qu’autoritaire par nature et devait donc être détruit pour être remplacé par un système de communes fédérées. La variante syndicaliste de cette école de pensée pensait que les syndicats pouvaient simplement remplacer l’Etat : puisque leurs membres assuraient de toute façon l’ensemble de la production et des services, les superstructures politiques devenaient inutiles et parasitaires.
Le conflit entre marxistes et anarchistes a été à l’origine de plusieurs scissions et a contribué à la dissolution de l’Internationale en 1876.
Un autre facteur de déclin de l’Internationale a été la répression de la Commune de Paris. Après la défaite militaire de la France dans la guerre franco-prussienne de 1870-1871 et le retrait des troupes prussiennes, un gouvernement insurrectionnel avait pris le contrôle de Paris en mars 1871. Composé de démocrates radicaux, de socialistes et d’anarchistes de différentes tendances, il avait proclamé une République démocratique et avait introduit des éléments d’une législation sociale avancée : le salaire minimum, l’interdiction du travail de nuit dans les boulangeries, la réforme de l’éducation publique, etc. La « Commune » avait gouverné Paris pendant onze semaines. En mai, des troupes commandées par le gouvernement national conservateur avaient repris Paris après des combats sanglants d’une semaine. Environ 25 000 citoyens de Paris avaient été tués pendant les combats et lors des massacres qui ont suivi. Des milliers d’autres avaient été déportés comme travailleurs forcés en Nouvelle-Calédonie, avaient été emprisonnés ou s’étaient exilés.
Contrairement à ce qui s’était souvent dit à l’époque, la Commune n’avait pas été l’œuvre de l’Internationale bien que certains de ses membres y avait joué un rôle important. Cependant, l’Internationale l’avait appuyée. Marx a écrit une analyse et un rapport des événements, publiés par l’Internationale sous le titre La guerre civile en France. Il y affirmait que la Commune avait démontré la capacité des travailleurs d’exercer le pouvoir démocratiquement et de réorganiser la société et l’Etat et qu’elle était ainsi le prototype des révolutions socialistes à venir.
Comme organisation internationale des travailleurs, la première Internationale avait des faiblesses évidentes : malgré des liens avec le mouvement ouvrier des Etats-Unis, elle resta en fait une organisation européenne et, en Europe, l’organisation d’une minorité de militants. Ses sections représentaient une mince couche de travailleurs politiquement conscients dans des sociétés essentiellement conservatrices. Ses revenus, provenant des cotisations, n’ont jamais suffi à assurer ses tâches essentielles comme la publication d’un bulletin ou un travail de recherche.
Son œuvre en a été d’autant plus remarquable. Elle a donné la première expression concrète de l’internationalisme ouvrier et elle a établi les premiers contacts réguliers entre les organisations de travailleurs de différents pays qui allaient survivre à sa dissolution et devenir les bases des organisations qui lui ont succédé. Elle a été la première à formuler des revendications générales telles que la journée de huit heures qui allaient devenir les revendications communes des syndicats sur le plan international et elle a donné au mouvement ouvrier un cadre théorique et politique pour son action internationale.
La deuxième Internationale
Plusieurs tentatives ont été faites dans les années qui ont suivi pour recréer une organisation internationale des travailleurs. Dans cette période, des partis socialistes de masse sont apparus en Europe centrale et occidentale étroitement liés au mouvement syndical, lui-même devenu beaucoup plus puissant et représentatif. Des syndicats anarcho-syndicalistes importants ont aussi émergé en Europe méditerranéenne. La fondation de la deuxième Internationale ou « Internationale ouvrière », à Paris, en 1889 (l’année du centenaire de la révolution française) était le reflet de cette évolution.
Une des décisions les plus significatives du congrès de Paris fut de déclarer le Premier mai comme jour international de lutte pour la journée de huit heures. La plupart des délégués ne se sont pas rendus compte de l’importance de cette résolution et c’est seulement lors des préparations de la première journée du Premier mai que sa signification plus vaste est apparue, en grande partie à cause des réactions qu’elle suscitait dans les classes dirigeantes.
Le premier mai 1890 fut une manifestation beaucoup plus impressionnante et puissante que n’avaient osé l’espérer ses organisateurs et l’Internationale ouvrière se révéla à ses partisans et à ses ennemis comme une nouvelle réalité politique et sociale. Le congrès de l’Internationale, en août 1891, prit acte du fait que les manifestations du Premier mai avait donné une énorme impulsion au mouvement ouvrier mondial. Le Premier mai est ainsi devenu le premier jour officiel de lutte, de mémoire et de célébration du mouvement ouvrier international et il l’est resté jusqu’à aujourd’hui.
Comme la première Internationale, la deuxième comptait parmi ses membres des partis politiques, des syndicats et d’autres organisations ouvrières. Bientôt cependant, le besoin d’une division du travail plus claire s’est fait sentir. Ses principales composantes, partis, syndicats, coopératives, mutuelles ont graduellement affirmé leur autonomie. Après 1900, la deuxième Internationale est devenue une organisation de partis socialistes. L’Alliance coopérative internationale s’est fondée en 1895 et la Fédération internationale des mutuelles en 1906.
Les syndicats s’organisent internationalement
Certains des syndicats qui avaient participé au congrès de fondation de l’Internationale ont décidé de créer des organisations internationales de travailleurs du même métier ou de la même industrie : les « secrétariats professionnels internationaux » (SPI), première forme d’organisation permanente de solidarité syndicale internationale. En 1911, il y avait vingt-huit de ces SPI avec un effectif total de 6,3 millions de membres. Leurs activités principales consistaient à organiser la solidarité en cas de grève et l’échange d’information sur les conditions de travail et de salaire dans leur branche et sur les lois du travail. Bien que politiquement indépendants, tous avaient des liens étroits avec les partis socialistes.
Les centrales syndicales nationales de différents pays, dont certaines n’avaient aucun lien avec la deuxième Internationale (notamment la CGT française, syndicaliste révolutionnaire à l’époque, et les syndicats anglais) ressentaient aussi le besoin d’une organisation internationale indépendante. Elles ont créé un secrétariat en 1903 qui est devenu la Fédération syndicale internationale (FSI) en 1913. En cette année, la FSI avait des membres dans vingt pays, tous en Europe et aux Etats-Unis, avec un effectif total de 7,7 millions de membres, chevauchant en partie les effectifs des SPI.
Les SPI, rebaptisés « Fédérations syndicales internationales » en 2002, n’étaient pas seulement les premières organisations syndicales internationales mais elle se montrèrent aussi comme les plus résistantes et adaptables et les plus efficaces à long terme, sur le terrain syndical et également dans certains cas sur le terrain politique.
A l’origine, la plupart des SPI avaient leurs racines dans le syndicalisme de métier et leur culture étaient souvent proches des guildes d’artisans pré-industrielles qui l’avait précédé. Avec le développement de la production industrielle de masse, ils se sont transformés en organisations de syndicalisme d’industrie. Cette évolution a conduit à une série de fusions. En 2005, il y avait dix Fédération syndicales internationales avec un effectif approximatif total de 120 millions de membres couvrant presque tous les domaines du travail salarié (très peu cependant dans l’économie informelle).
Dans la période entre les deux guerres mondiales, la Fédération internationale des travailleurs des transports (ITF), sous la direction de son secrétaire général d’alors, Edo Fimmen (1881-1942), était le SPI le plus important sur le plan politique et de l’organisation. Il était aussi le seul SPI réellement global à travers ses membres de la marine marchande. Fimmen s’était rendu compte dès le début des années 1920 que l’internationalisation du capital appelait une réorganisation du mouvement syndical international. Il proposa qu’une nouvelle organisation syndicale internationale, plus puissante, soit créée en se basant à la fois sur les centrales nationales (les membres de la FSI) et les SPI. Cette idée a refait surface et a été discutée à plusieurs reprises depuis mais n’a jamais rencontré de soutien suffisant. Aujourd’hui, les SPI (ou FSI) restent des organisations indépendantes, bien qu’associées à la Confédération internationale des syndicats libres (CISL) et à son successeur depuis 2006, la Confédération syndicale internationale (CSI).
Guerre et effondrement politique
L’éclatement de la Première guerre mondiale en août 1914 a mis une fin abrupte à la première phase du mouvement. Ni la deuxième Internationale, ni la FSI n’y ont survécu.
Dans la décennie précédente, le mouvement ouvrier socialiste était devenu un mouvement de masse qui avait pris des positions fortes contre le militarisme et la guerre. Néanmoins, quand la guerre a éclaté, un raz-de-marée de ferveur nationaliste et patriotique a tout détruit devant lui. Les députations parlementaires des partis socialistes, dans leur grande majorité, ont soutenu les gouvernements de la plupart des pays européens et ont voté les crédits de guerre.
Après une année de guerre, le mouvement ouvrier se trouva divisé en trois camps : les partis et les syndicats qui soutenaient les alliés (Grande-Bretagne, France, Belgique, Russie), ceux qui soutenaient les pouvoirs centraux (Allemagne, Autriche-Hongrie, Bulgarie, Turquie) et ceux des pays neutres (Pays-Bas, Suisse, Danemark, Norvège, Suède et Italie jusqu’en 1916). Des minorités de socialistes et de syndicalistes révolutionnaires s’opposèrent à la guerre dans tous les pays européens, comme le firent parti socialiste et le IWW aux Etats-Unis en 1917. Cette opposition s’amplifia au fur et à mesure que la guerre continuait et qu’augmentait dans toute l’Europe la révulsion contre ce qui apparaissait de plus en plus comme une boucherie insensée.
Révolution et reconstruction
En 1917, la révolution éclatait en Russie. En avril, le tsar avait abdiqué et une assemblée constituante de centre gauche avait pris le pouvoir. En novembre le gouvernement était à son tour renversé et remplacé par un gouvernement de coalition de socialistes révolutionnaires où la branche radicale de la social-démocratie russe, les bolcheviks , était la force politique dominante. En janvier 1918, ceux-ci dissolvaient l’assemblée constituante et mettaient en place un gouvernement basé sur les « conseils » (soviets) : en mars, ils sortaient la Russie de la guerre et en juin, ils nationalisaient la terre et les principales industries. Une guerre civile de deux ans éclatait, avec plusieurs armées « blanches » cherchant à renverser le nouveau gouvernement soviétique qui, à son tour, créait une Armée Rouge et un système de répression de l’opposition politique par la terreur.
L’impact de la révolution bolchevik sur le mouvement ouvrier fut double. D’une part, elle stimulait fortement l’agitation en faveur de la paix et de réformes politiques, sociales et économiques. En même temps, le bolchevisme causa une scission profonde dans le mouvement socialiste. La plupart des partis et syndicats socialistes rejetaient le système bolchevik d’une dictature politique appuyée sur la terreur et insistaient sur le fait que la démocratie politique était une partie inséparable du socialisme.
En mars 1919, les bolcheviks réunirent une conférence internationale à Moscou pour fonder l’Internationale communiste ou troisième Internationale. Cette conférence, organisée à la hâte pour prévenir la reconstruction de la deuxième Internationale, était très peu représentative : la plupart des délégués représentaient de petites minorités et le seul grand parti présent, l’allemand, était opposé à la constitution d’une nouvelle Internationale. Néanmoins, la conférence adopta un manifeste appelant les travailleurs à se soulever et à créer des républiques soviétiques sur le modèle russe, appela à une lutte sans compromis contre tous les autres partis ou mouvements socialistes qui n’étaient pas prêts à accepter sa direction, adopta des statuts provisoires et élut un comité exécutif provisoire.
En juin 1921, immédiatement après le troisième congrès de l’Internationale communiste, un congrès international de syndicalistes à Moscou créa une nouvelle internationale syndicale : l’Internationale Syndicale Rouge (ISR), une coalition de syndicats à direction communiste et syndicaliste révolutionnaire étroitement liée à l’Internationale communiste.
Entre temps, la FSI avait été reconstituée lors d’un congrès à Amsterdam en juillet 1919, représentant 23 millions de membres dans 22 pays. La deuxième Internationale s’était reconstituée en 1923 en tant qu’ Internationale ouvrière et socialiste( IOS) après avoir surmonté avec quelques difficultés les scissions causées par la guerre et par les bouleversements politiques de la décennie précédente.
En 1919, les puissances alliées donnèrent satisfaction à une revendication de longue date du mouvement ouvrier social-démocrate en créant à Genève l’Organisation internationale du travail (OIT) dans le cadre du traité de paix de Versailles. L’OIT, institution tripartite avec une représentation des gouvernements, des employeurs et des travailleurs (en général représentés par des syndicats mais pas toujours) a survécu à la Seconde guerre mondiale et fait maintenant partie du système des Nations Unies. Elle prépare la législation sociale sous forme de conventions qui sont ensuite ratifiées par les Etats membres tenus de les intégrer dans leur législation nationale. Dans le contexte de l’époque, l’OIT était censée constituer l’alternative réformiste à la menace révolutionnaire émanant de Russie.
La période allant des années vingt jusqu’à la Seconde guerre mondiale en 1939 a été dominée par la scission grave et de plus en plus irréparable entre le mouvement social-démocrate et le mouvement communiste. La suppression de la gauche non bolchevik en Russie suivie de la suppression des tendances organisées au sein du parti bolchevik, l’invasion et l’occupation de la Géorgie social-démocrate en 1921, la stalinisation des partis communistes après 1926 et finalement l’extermination de toute forme d’opposition dans les années trente rendait une réconciliation impossible. Les politiques « d’unité » anti-fasciste et de fronts populaires avancées par les partis communistes se sont avérées des manœuvres tactiques répondant aux besoins de la politiques étrangère de l’URSS. L’intervention de Staline dans la guerre civile espagnole (1936-1939) a démontré que la seule unité acceptable aux partis communistes était celle où ils exerçaient un contrôle total.
Nouvelle descente dans la guerre
Ces luttes politiques se déroulaient au milieu d’une catastrophe historique d’énorme proportion. Le fascisme avait anéanti les institutions du mouvement ouvrier dans la plupart des pays européens : d’abord en Italie et au Portugal, ensuite en Allemagne et en Autriche, puis en Espagne et, alors que les armées allemandes occupaient presque tout le continent, partout ailleurs sauf en Grande-Bretagne et dans quelques pays neutres ou non occupés. Le Bund, organisation des travailleurs juifs, qui était le plus fort en Pologne, a été détruit avec la population qui le soutenait. Le stalinisme pour sa part avait exterminé des centaines de milliers de socialistes, d’anarchistes et de communistes en Russie et plus tard dans les pays occupés d’Europe centrale et orientale.
Personne n’a jusqu’ici établi des statistiques fiables sur les pertes du mouvement ouvrier dans les trois décennies qui ont suivi la révolution russe. Mais on peut tenir pour acquis que deux générations politiques de militants et de cadres ont disparu dans cette période, encore plus au Portugal et en Espagne où le fascisme a duré cinquante et quarante ans, plus aussi en Europe orientale avec quarante ans de stalinisme ou sur le territoire de l’ancienne URSS avec septante ans de stalinisme.
Le 23 août 1939, l’URSS et l’Allemagne nazie avaient signé un traité de non agression et divisé l’Europe orientale en sphères d’influence ; le 1er septembre, l’Allemagne commença la Seconde guerre mondiale en envahissant la Pologne et le 17 septembre, l’URSS envahissait à son tour la Pologne et annexait sa partie orientale. Quand la Grande-Bretagne et la France déclarèrent la guerre à l’Allemagne, les partis communistes dénoncèrent la « guerre impérialiste ». Le 22 juin 1941, l’Allemagne attaquait l’URSS et en quelques semaines, son armée avait pénétré profondément dans le territoire russe. D’un jour à l’autre, les partis communistes changèrent de ligne et déclarèrent que la guerre n’était plus une « lutte entre puissances impérialistes » mais une guerre pour la démocratie et la liberté. L’URSS était devenue une partie de la coalition alliée.
L’Internationale Syndicale Rouge, qui n’était plus utile à la politique étrangère de l’URSS dans le cadre des fronts populaires des années 1935 à 1939 cessa son activité et fut formellement dissoute en 1939. En mai 1943, l’Internationale communiste elle-même était dissoute pour rassurer les puissances alliées sur le fait que l’URSS n’entretenait plus d’ambitions révolutionnaires.
L’aube trompeuse de l’unité
Le mouvement ouvrier social-démocrate émergea de la guerre en apparence victorieux, en réalité très affaibli par ses pertes et beaucoup plus dépendant des Etats qu’il ne l’avait été avant la guerre. Cela était dû en partie à son alliance avec les puissances alliées pendant la guerre, en partie à la faiblesse des économies dévastées par la guerre et en partie parce que les gouvernements de l’après-guerre dans les principaux pays industrialisés étaient ou bien social-démocrates ou en tout cas favorables aux revendications ouvrières et disposés à soutenir le programme législatif du mouvement ouvrier.
L’Internationale socialiste, reconstituée en 1951 lors d’un congrès à Francfort, évolua de plus en plus en un forum ouvert faiblement lié au mouvement syndical. Ses tentatives de s’étendre au-delà de l’Europe dans les années 1980 ont principalement eu pour effet une perte de substance politique. Vers la fin du vingtième siècle, elle avait cessé d’exercer une influence significative dans la politique internationale du mouvement ouvrier.
Le mouvement ouvrier communiste avait aussi émergé en tant que force dominante en France et en Italie mais également fort ailleurs en Europe, du fait de son prestige dans la résistance (qu’il avait rejointe seulement après 1941) et par le prestige de l’URSS comme principale puissance terrestre en Europe qui avait défait l’Allemagne nazie.
Après 1945, beaucoup pensaient que l’alliance du temps de guerre pouvait se traduire en termes syndicaux, et qu’une organisation syndicale unifiée comprenant les syndicats soviétiques et les syndicats social-démocrates occidentaux était possible. Après plusieurs réunions internationales exploratoires, une telle organisation, la Fédération syndicale mondiale (FSM) fut créée à Paris en octobre 1945 tandis qu’en décembre, la Fédération syndicale internationale (social-démocrate) était formellement dissoute par son Conseil général.
Bientôt, cependant, des différends apparurent entre les syndicats social-démocrates et communistes. En Europe orientale, sous occupation soviétique, les cadres survivants de la social-démocratie, de la gauche indépendante et des dissidences communistes disparaissaient dans les prisons et les camps de travail de la police politique (KGB). Les syndicats étaient dissous par la force et remplacés par des organisations d’Etat pour l’administration du travail selon le modèle soviétique. En Europe occidentale, le plan Marshall d’aide à la reconstruction économique était bien accueilli par les syndicats social-démocrates alors que les syndicats communistes s’y opposaient. Les Secrétariats professionnels internationaux (SPI) rejetaient les tentatives soutenues par les syndicats communistes de devenir une partie intégrale de la structure de la FSM et cessèrent toute relation avec elle. Ces conflits politiques conduisirent à des scissions syndicales en France, en Allemagne et en Italie, dans la plupart des cas avec le soutien de l’American Federation of Labor (AFofL) qui, contrairement au Congress of Industrial Organizations (CIO) , avait refusé de se joindre à la FSM. Vers 1949, ces conflits accumulés devenaient impossibles à surmonter et les syndicats non communistes quittèrent la FSM. A la fin de cette année, ils avaient créé une nouvelle organisation, la Confédération internationale des syndicats libres (CISL).
La FSM continua comme organisation sous contrôle soviétique basée sur les syndicats d’Etat du bloc soviétique et quelques syndicats à direction communiste en Europe, en Asie et en Amérique latine. Quand le bloc soviétique s’est effondré dans les années 1990, la FSM s’est effondrée avec lui. Un petit secrétariat a subsisté à Prague, et maintenant à Athènes, avec un petit nombre d’organisations de quelque importance : Cuba, Vietnam, deux centrales syndicales en Inde. En Afrique, toutes ses organisations affiliées et quelques centrales nationales qui avaient maintenu une position neutre ont rejoint la CISL. La CGIL italienne avait déjà quitté la FSM en 1978 et la CGT française en 1995 .
La Guerre froide qui commença en 1949 a également jeté son ombre sur le mouvement syndical mais en fait, elle a été un facteur moins décisif qu’on le dit dans la scission. En réalité la FSM était une construction artificielle répondant aux exigences de l’alliance du temps de guerre entre les pouvoirs alliés et l’URSS. Aucun des contentieux qui avaient causé la scission antérieure en 1921 entre la FSI et l’ISR n’avaient été résolus. Ceux-ci n’avaient rien à voir avec la Guerre froide. Ils avaient beaucoup à voir avec des questions comme celle de savoir si la « démocratie bourgeoise » était préférable à pas de démocratie du tout, si les syndicats étaient responsables devant leurs membres ou devant les autorités de l’Etat et si cet Etat , dans le cas de l’URSS, représentait une forme de socialisme ou une nouvelle classe exerçant un contrôle total sur la société – classe ouvrière comprise – par la terreur (comme le théoricien socialiste Karl Kautsky (1854-1938) l’avait dit en 1929).
Le début de la Guerre froide signifiait que l’étau politique de l’alliance anti-fasciste du temps de guerre qui avait brièvement maintenu ensemble les organisations avec des cultures, des opinions et des pratiques incompatibles s’était desserré et qu’une division politique qui avait existé pendant trente ne pouvait plus être camouflée.
La CISL était beaucoup moins fondée dans la tradition socialiste que ne l’avait été la FSI. L’anti-communisme y était une motivation beaucoup plus forte, allant jusqu’à limiter son engagement pour les droits humains et les droits des travailleurs. Par exemple, elle accepté comme membre la Fédération chinoise du travail de Taïwan alors qu’à l’époque, Taiwan était un Etat contrôlé par un parti unique et que les syndicats étaient tout autant sous le contrôle du parti unique (le Kuomintang) et de l’Etat que dans n’importe quel pays du bloc soviétique. L’acquis majeur qui reste de la CISL est qu’elle est devenue une vraie organisation mondiale alors que toutes les organisations syndicales internationales antérieures avaient été essentiellement européennes, non pas dans leur intention mais dans les faits.
Le syndicalisme chrétien
A la fin du dix-neuvième siècle, l’Eglise catholique s’inquiétait de la propagation des idées socialistes et anarchistes parmi les travailleurs et décidait de créer son propre mouvement syndical. La base idéologique de départ était l’encyclique « De Rerum Novarum » du pape Léon XIII en 1891. Dès ce moment, des syndicats chrétiens se sont formés essentiellement parmi les travailleurs catholiques dans nombre de pays européens. La Confédération internationale des syndicats chrétiens (CISC) a été créée en 1920. Politiquement, la plupart de ses membres soutenaient des partis catholiques mais dans leur pratique syndicale, ils travaillaient soouvent avec les affiliés de la FSI. Comme les autres syndicats, les syndicats chrétiens furent interdits sous le fascisme et le nazisme et nombre de leurs militants ont rejoint ceux de la gauche dans les mouvements de résistance anti-fasciste, d’abord en Italie, en Allemagne et en Autriche puis dans l’Europe occupée.
En 1945, la CISC s’est reconstruite. Elle a rejeté les invitations que la FSM lui faisait de la rejoindre comme plus tard, en 1949, elle a refusé celles de la CISL. Elle a commencé à ce moment là de s’étendre hors d’Europe avec des affiliés au Canada (Québec), dans les anciennes colonies françaises en Afrique où les syndicats chrétiens français s’étaient implantés, en Amérique latine et en Asie. Elle s’est aussi ouverte à des syndicats d’autres obédiences religieuses (comme les bouddhistes du Sud-Vietnam) et, en 1968, elle s’est rebaptisée « Confédération mondiale du Travail »(CMT). En même temps, elle s’est donné un programme anti-capitaliste incorporant des éléments de la théologie de libération et cherchant à se positionner quelque part sur la gauche de la CISL.
Alors qu’il cherchait à élargir son champ d’action, le syndicalisme chrétien perdait d’importants affiliés au profit de la CISL, notamment en Italie, en France et aux Pays-Bas. S’agissant des branches industrielles, les principaux affiliés de la CMT (Belgique, Luxembourg, Pays-Bas) avaient rejoint les SPI dans les années 1979-1980. Car bien que la CMT ait maintenu ses fédérations professionnelles internationales, celles-ci ne pouvaient en aucune façon entrer en compétition avec les SPI.
En 2002, la CMT annonçait 25 millions de membres. Selon les estimations les plus sérieuses, un chiffre plus réaliste établissait à 3 millions le nombre de membres réellement cotisants. Dans un seul pays, la Belgique, son organisation membre représente une légère majorité des travailleurs syndiqués. Sa faiblesse numérique est compensée par le soutien financier des organismes de développement catholiques et chrétiens démocrates, essentiellement en Belgique, aux Pays-Bas et en Allemagne. Le commentaire d’un auteur américain, Lewis Lorwin, sur la CISC de 1929 valait encore pour la CMT: « Elle ne pouvait ni lancer des actions importantes dans le monde syndical ni exercer une influence indépendante sur la politique sociale internationale. » En décembre 2006, la CMT fusionnait avec la CISL pour donner naissance à la Confédération syndicale internationale (CSI).
Syndicats internationaux et capital transnational
La montée en puissance des sociétés transnationales (STN) à partir des années 1980 pour occuper une position dominante dans l’économie mondiale a créé de nouvelles priorités pour les FSI. Celles-ci sont en effet la structure naturelle pour la coordination des activités syndicales nationales dans la même transnationale et pour mobiliser le soutien international de tout syndicat en conflit avec une telle STN.
Un exemple a été la campagne menée par l’Internationale des travailleurs de l’alimentation (UITA) de 1979 à 1981 puis de 1984 à 1985 contre Coca Cola pour protéger un syndicat dans une usine d’embouteillage en franchise au Guatemala. Dans le contexte d’une dictature militaire brutale, le directeur de l’usine avait essayé de détruire le syndicat en faisant assassiner ses dirigeants par des escadrons de la mort. L’UITA tenait Coca Cola pour responsable et organisa une action internationale de boycottage, grèves et manifestations de protestation dans dix-sept pays répartis partout dans le monde. Cette première campagne a obligé Coca Cola à acheter directement l’usine. Les nouveaux directeurs mis en place ont reconnu le syndicat et ont signé une convention collective. A la fin de 1983, ces directeurs ont essayé de fermer l’usine et ont disparu après avoir déclaré la faillite. Les travailleurs ont alors occupé l’usine. Coca Cola a de nouveau refusé toute responsabilité et l’UITA a organisé une deuxième campagne internationale, plus forte que la première. Mais il a fallu une année avant qu’un accord puisse être conclu, l’occupation levée et l’usine remise en marche : Coca Cola avait vendu l’usine à un homme d’affaire guatémaltèque qui avait accepté de reconnaître le syndicat et de signer une nouvelle convention collective. Aujourd’hui, le syndicat est encore là et l’accord tient toujours.
Les campagnes internationales peuvent aussi être menées au niveau d’une industrie globale. Par exemple, l’ITF, l’Internationale des transports, a mené campagne pendant presque 55 ans pour réglementer les salaires et les conditions de travail des marins travaillant sur des bateaux enregistrés dans les pays autres que ceux de leur propriétaire (« pavillons de complaisance » , FOC selon l’acronyme anglais communément employé). Les pays FOC typiques ont des réglementations peu contraignantes ou minimes. Une fois qu’un bateau est enregistré sous un FOC, la plupart des armateurs cherchent à recruter des marins au plus bas prix possible et réduisent leurs coûts aux dépens des conditions de vie et de travail des équipages. L’objectif de la campagne de l’ITF était l’élimination du système FOC et la création d’un cadre réglementaire mondial de la marine marchande. Elle l’a partiellement obtenu en ce qui concerne les employés en imposant des normes syndicales certifiées par elle sur tous les bateaux, quels que soient leur pavillon et en utilisant tous les moyens politiques, syndicaux et légaux à sa disposition. L’ITF a des inspecteurs dans la plupart des ports du monde qui peuvent immobiliser un bateau quand ces normes ne sont pas respectées. Ceux-ci ont ainsi réussi à récupérer des arriérés de salaire s’élevant à 163,3 millions de dollars de 1996 à 2001 pour des équipages qui n’avaient été payés, c’est-à-dire 28 millions de dollars par année en moyenne. De nombreux navires FOC sont maintenant couverts par des accords avec l’ITF, donnant une protection directe à plus de 140 000 marins.
L’internationalisation croissante des sociétés oblige de plus en plus les syndicats locaux à négocier directement avec les directions internationales de ces entreprises sur des questions comme la sous-traitance ou la délocalisation de la production. Ils sont donc obligés d’échanger des informations et des expériences avec des syndicalistes d’autres pays ou régions, souvent très éloignés. Ils doivent aussi se donner les moyens d’être présents dans les actions de solidarité.
Pour répondre à ce besoin, les FSI (SPI) de la métallurgie (FIOM), de la chimie (ICF et maintenant ICEM) et de l’alimentation (UITA), ont cherché dès le milieu des années soixante à créer des structures permanentes de coordination (parfois appelées « conseils mondiaux ») dans les principales transnationales de leur branche. Cette coordination et les contact avec certains compagnies prêtes à établir des relations formelles avec les FSI, ont conduit à la négociation d’Accords Cadres Internationaux (ACI).
Ces accords concernent en général des questions de principe : les droits des travailleurs et les normes ou conventions internationales du travail, mais peuvent concerner aussi d’autres questions telles l’égalité hommes/femmes, la formation professionnelle, la santé et la sécurité au travail, etc. Dans presque tous les cas, ils engagent la transnationale à respecter la liberté d’association et de négociation collective selon les conventions de l’OIT. Ils ne remplacent pas la négociation collective au niveau local ou national mais ont pour but d’assurer les droits fondamentaux des travailleurs dans toutes ses entreprises, ouvrant ainsi des espaces nouveaux à la négociation collective locale. En ce sens, ils sont aussi un outil d’organisation, spécialement dans les entreprises de la transnationale où les syndicats sont faibles ou non existants.
Le premier accord de ce type a été signé en 1988 entre l’UITA et la transnationale française de l’alimentation Danone. En 2005, il y avait 31 ACI, en 2006, 48. Pas tous cependant sont surveillés et appliqués de la même façon. Certains ont de ce fait peu d’effets sur les lieux de travail. Etant donné qu’il existe plus de soixante mille sociétés transnationales, le nombre des ACI est encore trop faible pour apporter des changements significatifs dans les relations de travail globales.
Leur importance réside dans le fait qu’ils représentent la première forme de négociation collective au niveau international et qu’ils pourraient servir de modèle pour les relations de travail internationales futures. En cela, les ACI sont fondamentalement différents des « codes de conduite ». Ceux-ci sont proclamés unilatéralement ou volontairement souscrits par les STN et peuvent donc être également unilatéralement révoqués ou amendés. Ils sont surveillés selon des procédures décidées également unilatéralement par les STN, en général par des sociétés commerciales de surveillance ou par des ONG souvent complaisantes. Les ACI, comme toute convention collective, représentent des obligations mutuellement reconnues entre interlocuteurs sociaux. Sur le papier, et dans le meilleur des cas dans la réalité, ils comprennent des procédures de contrôle négociées pour vérifier leur application comme la résolution de conflits. Le contrôle est généralement effectué par les syndicats locaux.
Hors de l’Europe
Le mouvement ouvrier étant né de la révolte des travailleurs contre leur exploitation dans les économies capitalistes naissantes, il s’est naturellement développé en Europe où cette économie capitaliste était la plus avancée. La première et la deuxième Internationale, ainsi que la FSI, représentaient essentiellement des organisations européennes ou en tous cas dominées par leurs membres européens. Dans cette petite partie du monde densément peuplée, il était facile de créer des organisations internationales ; maintenir un contact régulier avec des organisations qui ne pouvaient être atteintes depuis l’Europe seulement après des semaines ou des mois de voyage était beaucoup plus difficile. C’est ainsi que les premières organisations syndicales ouvrières étaient mondiales dans leur intention mais restèrent européennes en pratique. Ce n’est que dans seconde moitié du vingtième siècle que des progrès spectaculaires dans la technologie des communications et des transports ont créé les conditions pour des organisations fonctionnant véritablement à un niveau global.
Cependant, les idées socialistes et anarchistes ou syndicalistes révolutionnaires se répandirent rapidement dans le monde, le plus souvent par les marins de la marine marchande et par les émigrants. Des syndicats ainsi que des partis ouvriers et d’autres institutions ouvrières ont été organisés en Amérique latine et en Asie dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, en Afrique quelques décennies plus tard.
Aux Etats-Unis, des syndicats se sont développés au niveau local dès la fin du dix-huitième siècle, à peu près en même temps qu’en Europe. Les premières organisations nationales sont apparues au milieu du dix-neuvième siècle. Et la première fédération syndicale nationale durable, American Federation of Labor (AFofL), précurseur de l’actuelle AFL-CIO, s’est créée en 1886. L’immigration massive en provenance de l’Europe à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle, a changé le syndicalisme américain, en le radicalisant, en créant des organisations socialistes et plus tard en ouvrant la voie à la syndicalisation des industries de production de masse dans les années trente, sous la direction du Congress of Industrial Organizations (CIO). Le CIO a fusionné avec l’AFofL en 1955, donnant naissance à la AFL-CIO.
Les mouvements socialistes étaient influents dans le mouvement ouvrier des Etats-Unis dans les premières décennies du vingtième siècle. Eugène Victor Debs, qui avait fondé le premier syndicat industriel, American Railway Union, en 1893, obtenait 6% du vote populaire comme candidat du parti socialiste à l’élection présidentielle de 1912. Les Industrial Workers of the World (IWW), une fédération syndicale révolutionnaire, était fondée en 1905. A son apogée, en 1917, elle avait près de 200 000 membres aux Etats-Unis et à différents moments de son histoire, elle avait des sections en Australie, Grande-Bretagne, Canada, Chili, Allemagne, Mexique, Nouvelle Zélande, Norvège et Afrique du Sud. Malgré le déclin des organisations socialistes en termes de membres et en termes électoraux, des socialistes sont restés influents dans certains secteurs du mouvement syndical des Etats-Unis.
En Amérique latine, où dominait l’émigration en provenance d’Espagne, du Portugal et d’Italie, les premières organisations syndicales ont été anarcho-syndicalistes. Les luttes sociales, autant en Amérique du Nord que du Sud, étaient souvent violentes. Les employeurs et les gouvernements conservateurs répondaient souvent aux grèves par la répression militaire. A l’exception du Mexique, où le mouvement syndicale restait puissant comme institution d’Etat héritée de la révolution de 1910, du Chili et de l’Uruguay où des mouvements ouvriers importants se sont développés grâce à un contexte politique démocratique, les syndicats et la gauche ont été violemment réprimés dans la plupart des pays latino-américains au cours des années vingt, trente et quarante. En Argentine cependant, la dictature du général Juan Perón (1946-1955), a combiné une idéologie autoritaire avec une politique favorable aux travailleurs. Il a suscité des syndicats puissants liés à son régime tout en réprimant les syndicats plus anciens, socialistes, communistes et anarchistes. Le syndicalisme péroniste a survécu à la seconde présidence de Perón (1973-1974), beaucoup plus conservatrice que la première, et à la dictature militaire de 1976 à 1983, l’une des plus sanglantes dans l’histoire de l’Amérique latine. Il est toujours la force dominante dans le mouvement ouvrier argentin. Au Brésil, après une longue période de contrôle par l’Etat (1937-1954), et une dictature militaire répressive (1964-1985), le mouvement syndical, partiellement lié à un parti socialiste de masse, a émergé comme une force sociale et politique importante dans les années 1990, avec un ancien militant syndical, Luiz Inácio Lula da Silva, gagnant la présidence en 2002.
Dans l’empire britannique, le syndicalisme s’est développé selon le modèle de la puissance coloniale, avec des syndicats en Australie, en Nouvelle-Zélande, au Canada et en Afrique du Sud, spécialement dans les métiers qualifiés et maintenant leur affiliation à l’organisation britannique d’origine. Des syndicats interprofessionnels se sont aussi développés en Australie et au Canada. Au Québec un mouvement syndical francophone s’est développé avec ses propres caractéristiques. Le premier syndicat de travailleurs noirs en Afrique du Sud, Industrial and Commercial Workers Union (ICU), conduite par Clemens Kadalie, était un syndicat interprofessionnel. Fondé en 1919, il avait près de cinquante mille membres à son apogée mais il a décliné vers la fin des années vingt et avait disparu en 1930.
En Asie, l’immigration européenne n’a joué aucun rôle dans l’essor syndical bien que des contacts entre l’intelligentsia asiatique et des révolutionnaires européens et américains influencèrent à des degrés divers la direction qu’allaient prendre les premiers mouvements ouvriers d’Asie. Ainsi, les premiers organisateurs des syndicats japonais avaient fait leurs premières armes en organisant les travailleurs japonais à San Francisco en 1890, Fusataro Takano avec l’aide de l’AFofL et Sen Katayama avec l’aide du IWW. Sun Yat Sen, le leader de la révolution démocratique chinoise de 1911, et d’autres intellectuels progressistes chinois, avaient des relations amicales avec la Deuxième Internationale. Au même moment, des groupes anarchistes chinois se réunissaient à Paris et à Tokyo. Dans ce qui était alors les Indes néerlandaises, Henk Sneevliet, un cheminot hollandais marxiste révolutionnaire, organisa le premier parti socialiste en 1914 avec d’autres socialistes hollandais et avec des Indonésiens comme Semaun, dirigeant du syndicat des chemins de fer et des tramways et plus tard fondateur du parti communiste. Aux Philippines, des intellectuels découvrirent le socialisme et l’anarcho-syndicalisme en Espagne à la fin du dix-neuvième siècle et, avant la Première guerre mondiale, des dirigeants nationalistes indiens participèrent au mouvement socialiste de différents pays européens et des Etats-Unis. Ces liens étaient quelquefois fragiles et concernaient un nombre relativement restreint d’individus. Ils exerçaient toutefois étaient toutefois une très grande influence et démontraient l’universalité des idéologies du mouvement ouvrier. Alors qu’il n’y avait pas les conditions matérielles pour qu’une organisation internationale fonctionne de façon réellement intégrée, une internationale ouvrière globale se mettait à exister virtuellement.
Le Japon était un cas presque unique dans la mesure où il était le principal pays d’Asie à ne jamais avoir été colonisé ou même partiellement occupé par des puissances occidentales (l’autre exception étant la Thaïlande). Ainsi, le mouvement ouvrier ne s’y développa pas comme partie d’un mouvement anti-colonial ou de libération nationale mais plutôt comme une partie d’un mouvement démocratique contre le régime impérial autoritaire.
Des intellectuels libéraux menaient campagne pour les droits de l’homme et le suffrage universel dans les années 1880 et les premiers groupes socialistes apparurent dans les années 1890. Les premiers syndicats étaient organisés en 1898 : travailleurs des métaux, conducteurs de locomotives, typographes, cuisiniers. Sen Katayama, qui avait fondé le syndicat des métallurgistes, était aussi le fondateur du parti socialiste en 1901, le seul parti d’Asie qui avait adhéré à la Deuxième Internationale. Les socialistes japonais s’opposèrent courageusement à la guerre avec la Russie et la poignée de mains à la tribune du congrès d’Amsterdam de l’Internationale en 1904 entre Katayama et Plekhanov, leader du parti social-démocrate russe, devint un symbole d’internationalisme socialiste. Un courant révolutionnaire dans le socialisme japonais, évoluant vers l’anarchisme, était devenu influent sous la direction de Shusui Kotoku. En 1910, le gouvernement lança une répression massive : vingt-quatre socialistes révolutionnaires et anarchistes furent arrêtés et accusés de haute trahison. Douze furent condamnés à mort et exécutés, y compris Kotoku. Le « long hiver » (jusque dans les années vingt) du socialisme japonais avait commencé. Après avoir mené avec succès en 1912 une grève des tramways à Tokyo, Katayama fut emprisonné puis quitta le Japon en 1914 pour les Etats-Unis où il avait commencé, pour ne jamais revenir. Passé au communisme, il partit en 1921 pour la Russie soviétique où il fut cérémonieusement accueilli comme une grande célébrité de l’Internationale communiste.
Le mouvement syndical survécut, malgré la répression et les scissions politiques pendant près de deux décennies. La principale fédération syndicale, le Sodomei social-démocrate était affiliée à la FSI dans les années vingt et trente. Cependant, après que l’armée japonaise soit entrée en Chine, en juillet 1937, le nationalisme officiel devint politiquement dominant et la force des organisations ouvrières et leur intégrité politique s’affaiblit. En 1940, toutes les organisations syndicales indépendantes étaient dissoutes et remplacées par un « Front du Travail » contrôlé par le gouvernement. A la fin de la guerre, en 1945, sous l’occupation américaine, les partis de gauche et les syndicats ressurgirent avec une force sans précédent : en 1949, la proportion des travailleurs syndiqués a atteint 55,8% (le taux de syndicalisation le plus élevé d’avant-guerre était de 7,9% en 1931).
Aujourd’hui, il y a trois fédérations nationales : la plus grande, Rengo, avec 6,8 millions de membres, est dominée par des syndicats d’entreprises et elle est affiliée à la CISL ; le Zenroren (840 000 membres), est sous direction communiste et le Zenrokyo (270 000 membres) est une organisation des syndicats d’extrême-gauche. Le taux de syndicalisation générale a cependant diminué à environ 20%, principalement à cause de l’incapacité du système des syndicats d’entreprises à organiser la main-d’œuvre chez les sous-traitants et les emplois précaires en forte augmentation. Les deux partis socialistes, influents dans l’après-guerre, ont pratiquement disparu dans les années 1990 en fusionnant avec d’autres partis, après avoir perdu l’essentiel de leur soutien syndical.
En Chine, le mouvement syndical s’est surtout développé dans le Sud et à Shanghaï, dans le cadre du mouvement nationaliste du 4 mai 1919 contre les atteintes japonaise, européenne et américaine à la souveraineté chinoise. Après la fondation du parti communiste en 1921, l’influence communiste a rapidement augmenté dans les syndicats mais en 1927, le mouvement ouvrier sous direction communiste était brutalement réprimé par le Kuomintang qui devint le parti unique, autoritaire, de la Chine nationaliste (et plus tard de Taïwan). Après la conquête de l’Etat par le parti communiste en 1949, le syndicalisme indépendant a été remplacé par des organisations contrôlées par l’Etat. Aujourd’hui, la principale fédération syndicale indépendante sur territoire chinois est la Confédération syndicale de Hong Kong (HKCTU) fondée en 1990 (160 000 membres).
En Inde, le mouvement ouvrier organisé est apparu tard, alors que les grèves étaient fréquentes dès la fin du XIXe siècle, particulièrement dans l’industrie textile et dans les chemins de fer, même en l’absence de syndicats. La jonction du mouvement nationaliste et du mouvement syndical s’est aussi produite tardivement, même si l’arrestation en 1908 de Tilak, un important dirigeant nationaliste, donna lieu à une grève générale de 6 jours des travailleurs du textile de Bombay, la première grève politique de masse dans l’histoire de l’Inde. En 1918, le syndicat des travailleurs de Madras était formé et en 1920, l’Association des travailleurs du textile de Ahmedabad était fondée par une femme, Anasuya Sarabhai, collaborant avec Gandhi qui, lui-même avait mené une grève victorieuse des travailleurs du textile en 1917. Le Congrès syndical pan-indien (AITUC), première organisation syndicale nationale, a été fondé en 1920, suivi un an plus tard par la Fédération pan-indienne des cheminots. Après l’indépendance de 1947, le mouvement syndical a subi des scissions politiques. Aujourd’hui, la plus grande fédération nationale, le BMS, est liée à un parti hindou d’extrême droite, le BJP ; le INTUC est lié au parti du Congrès ; il y a deux fédérations communistes, le AITUC et le CITU ; le HMS est d’origine socialiste et deux branches du UTUC sont de tendance socialiste révolutionnaire.
D’autres organisations indépendantes existent telles que le Comité d’organisation syndicale de Bombay. Ensemble, toutes ces organisations ne représentent qu’une minorité des travailleurs salariés indiens, la plupart dans des emplois réglementés qui à leur tour ne représentent qu’approximativement 3% de la classe ouvrière indienne (avec 97% dans l’économie informelle). Pendant la longue période du gouvernement du Congrès, le syndicalisme indien a bénéficié d’une situation relativement protégée, avec des politiques économiques autarciques et une législation du travail favorable. Dans le contexte de la globalisation, l’ouverture de l’Inde au capital transnational représente un défi sérieux pour un mouvement syndical affaibli, divisé et bureaucratisé.
L’organisation des travailleurs dans l’économie informelle est maintenant une tâche essentielle avec un enjeu de survie pour le mouvement ouvrier indien. Un syndicat pionnier dans le domaine est l’Association des femmes auto-employées (SEWA) basée à Ahmedabad. Fondée en 1972, le SEWA a maintenant 700 000 membres dans 7 Etats fédéraux indiens.
En Thaïlande, le premier syndicat à apparaître a été l’Association des employés des tramways, en 1897. Mais le mouvement syndical s’est seulement développé sur une plus grande échelle après la Seconde guerre mondiale. La première organisation nationale a été la Fédération générale du Travail du Siam (1947) avec 64 syndicats affiliés dont certains existaient déjà avant la guerre. Aujourd’hui, neuf centrales nationales et dix fédérations de branche existent mais la densité syndicale reste basse (environ 5%). Les syndicats les plus forts se trouvent dans le secteur public : en mars 2004, le syndicat des travailleurs de l’électricité a mené une campagne victorieuse contre la privatisation du secteur.
En Malaisie, les premiers syndicats ont été organisés par des anarchistes chinois au début des années 1920. Après l’occupation japonaise pendant la Seconde guerre mondiale et le retour de l’administration britannique, les syndicats communistes étaient supprimés et remplacés par des syndicats modérés. A Singapour, le People’s Action Party, à l’origine un parti socialiste, a établi ce qui est pratiquement un Etat à parti unique et il a en même temps pris le contrôle des syndicats, alors qu’en Malaisie, un mouvement syndical indépendant, relativement fort, a survécu.
En Indonésie, un mouvement syndical puissant s’est développé après l’indépendance en 1945, dominé par le parti communiste. Des tensions croissantes avec l’armée ont conduit à un massacre à grande échelle de communistes, vrais ou supposés, en 1965, avec plus d’un million de victimes et l’imposition d’un régime autoritaire en 1967. Sous ce nouvel « ordre » militaire, une organisation syndicale unique étroitement contrôlée par l’Etat a été imposée. Ce n’est que dans les années 1990 que des syndicats indépendants ont commencé à reparaître, malgré la répression. En 1998, le « nouvel ordre » s’est effondré et les restrictions sur l’organisation syndicale ont été abolies. Un grand nombre de syndicats indépendants et combatifs sont apparus mais le mouvement reste fragmenté, entravé par un chômage et un sous-emploi massifs et, après plus de trente ans de répression, en manque de compétences organisationnelles et politiques.
Aux Philippines, le mouvement syndical s’est développé à ses débuts en opposition à l’administration coloniale espagnole. Les syndicats ont activement participé à la révolution anti-coloniale de 1896 et, comme le mouvement ouvrier espagnol de l’époque, ils étaient fortement influencés par l’anarcho-syndicalisme (les syndicats philippins les plus anciens comme celui des typographes et celui des travailleurs du tabac ont encore aujourd’hui des noms espagnols). Après l’occupation japonaise, un mouvement syndical puissant et radical s’est organisé : le Congress of Labor Organizations (CLO), inspiré par le CIO américain. En 1957, le CLO a été interdit par une nouvelle loi anti-subversion. Une multitude d’organisations lui ont succédé. Aujourd’hui, malgré une résurgence d’un mouvement syndical combatif, notamment à travers l’Alliance progressiste du Travail (APL) socialiste et le Kilusang Mayo Uno (Mouvement du Premier Mai) maoïste, le mouvement reste fragmenté et profondément divisé selon différentes lignes de clivage, certaines politiques et idéologiques, d’autres personnelles et clientélistes.
En Afrique, le mouvement syndical a commencé par s’organiser dans les branches qui, sous le régime colonial, s’étaient développées pour piller le continent de ses ressources naturelles : mines et plantations, chemins de fer, ports et administration. En Afrique sub-saharienne, le premier syndicat africain semble avoir été celui des cheminots au Sierra Leone, fondé en 1917 et organisateur d’une grève à Freetown en 1919. Cependant, une activité syndicale importante ne s’est développée dans les colonies britanniques et françaises qu’à partir des années 1930.
Les mineurs de la « ceinture de cuivre » en Rhodésie du Nord (la Zambie d’aujourd’hui) étaient à l’avant-garde : en 1935, ils se mettaient en grève contre une augmentation de l’impôt électoral (polltax), une grève politique contre une mesure politique. La répression fit 5 morts. En 1940, les mineurs se remettaient en grève, 17 étaient tués et 65 blessés et les grévistes devaient reprendre le travail après quelques jours. En 1947, les syndicats africains étaient autorisés légalement et le syndicat des mineurs africains voyait le jour en 1949. En 1952, il déclenchait sa première grande grève, qui allait durer trois semaines pour aboutir à de substantielles augmentations de salaire. Le Financial Times commenta : « C’est la première fois qu’un grand syndicat africain a amené ses membres à user de leur force organisée. Un nouveau pouvoir est arrivé en Afrique dont les potentialités sont énormes. » En 1954, le syndicat fit une nouvelle grève de 58 jours et le Economist commenta : « Le génie de l’organisation et de la solidarité africaine ne pourra plus être remis dans la bouteille » et le New York Times souligna la signification politique de la grève : « La plupart des dirigeants politiques africains de premier plan en Rhodésie du Nord sont membres du syndicat des mineurs. Ce syndicat est devenu le fer de lance des aspirations politiques africaines qui comprennent l’avancement dans de nombreux emplois réservés jusqu’ici aux Européens. »
Au Nigeria, le syndicat des cheminots a été le premier à être enregistré en 1939. Pendant la guerre, les syndicats se sont rapidement développés et en 1949, le Conseil syndical du Nigeria voyait le jour. Après la guerre, deux grandes grèves ont donné une forte impulsion au mouvement : la grève générale de 1945, qui commença à Lagos avant de s’étendre aux chemins de fer de tout le pays, aux plantations et au commerce ; ensuite la grève dans les mines de charbon de Enugu en 1949, durement réprimée par la police avec plusieurs morts parmi les mineurs.
Dans la Côte d’Or, (le Ghana d’aujourd’hui), le Congrès syndical national a été fondé en 1943. A la fin de 1949 et au début de 1950, les syndicats appelaient à une grève générale de soutien au parti indépendantiste (Convention People’s Party) dans sa campagne de désobéissance civile contre l’administration britannique. Pendant la même période, des fédérations syndicales nationales se constituaient aussi en Afrique orientale britannique (Kenya, Ouganda, Tanganyika), en étroite coopération là aussi avec les partis nationalistes et les mouvements de libération.
Dans les colonies françaises, le mouvement syndical a commencé dans chacun des territoires sous la forme de sections des syndicats français. Sporadiquement à la fin des années trente et massivement après 1944 quand, suite à la libération en France, la liberté syndicale a été accordée aux « indigènes » des territoires coloniaux. Ici comme ailleurs, les syndicats ont très vite été liés au mouvement indépendantiste. En 1955-56, les syndicats africains se rendirent indépendants des syndicats français.
Le 3 novembre 1952, les syndicats en Afrique occidentale française déclarèrent une grève générale en faveur d’un code du travail dont le projet avait été présenté à l’Assemblée nationale française en 1947. La principale disposition en était la semaine de 40 heures et une augmentation de 20% du salaire horaire. La grève a été totalement suivie dans toute l’AOF. Il n’y avait jamais eu auparavant dans l’histoire du syndicalisme africain une grève d’une telle ampleur. Suite à laquelle, le 22 novembre, le code était adopté par l’Assemblée à Paris et devenait loi le 16 décembre. Cependant, vu l’obstruction des employeurs soutenus par les administrations coloniales locales, il fallut encore se battre pour le faire appliquer. Une série de grèves générales eurent lieu dans toutes les colonies entre juin et novembre 1953. En Guinée, elle dura deux mois, du 21 septembre au 25 novembre, soutenue par les paysans qui nourrissaient les grévistes. Pendant ces grèves, 8 dirigeants syndicaux ont été emprisonnés, plusieurs grévistes blessés par la police au Sénégal et en Guinée et un gréviste fut tué en Guinée. Cependant, le 27 novembre, le gouvernement français envoyait des instructions aux administrations coloniales locales pour que soient appliquées partout les augmentations de salaire de 20% et la semaine de 40 heures.
L’Afrique du Sud est un cas spécial : l’histoire syndicale y est dominée par la question raciale. Les travailleurs non blancs s’étaient affiliés en grand nombre à des syndicats pendant et immédiatement après le Seconde guerre mondiale (environ 200 000 entre 1940 et 1945). Sous le gouvernement du Parti National (1948 à 1994), la séparation des races (apartheid) devint le fondement légal dans tous aspects de la vie sociale. Les syndicats, organisant les travailleurs de toutes les races, devenaient ainsi illégaux et ceux qui existaient déjà furent détruits. L’organisation syndicale des travailleurs noirs n’en continua pas moins, tout en étant soumise à de sévères restrictions et, dans quelques rares cas (habillement, alimentation, commerce), avec le soutien des syndicats blancs existants.
A partir des années 1970, des ONG pro-syndicales créées par des militants anti-apartheid sont devenues des bases pour l’organisation de syndicats indépendants noirs ou non-raciaux. Moins d’une décennie plus tard, ceux –ci se rassemblaient en fédérations : la Fédération des syndicats sud-africains (FOSATU) en 1979 et le Conseil des syndicats d’Afrique du Sud (CUSA) en 1980. Dans les années 1980, les travailleurs y affluèrent et le gouvernement introduisit des réformes : une nouvelle loi sur les relations de travail (1981) éliminait toute référence à l’appartenance raciale. En 1985, un Congrès des syndicats sud-africains (COSATU) était formé en incorporant le FOSATU, des syndicats indépendants et le syndicats des mineurs qui avait quitté le CUSA.
Aujourd’hui, le COSATU est la fédération dominante avec 1,8 millions de membres et une orientation généralement communiste. Le CUSA, qui a son origine dans le mouvement de la conscience noir, a fusionné avec une petite centrale pan-africaniste, le AZACTU, pour former le Conseil national des syndicats (NACTU) avec 400 000 membres. Une troisième centrale, la Fédération des syndicats d’Afrique du Sud (FEDUSA), formée en 1997, regroupe avec 500 000 membres des syndicats blancs principalement, de travailleurs qualifiés, de cols blancs et de services publics. Elle se déclare politiquement indépendante. Les trois centrales étaient affiliées à la CISL. Une quatrième centrale, la Confédération des syndicats d’Afrique du Sud (CONSAWU), avec 280,000 membres, représente la partie de la classe ouvrière blanche la plus proche de l’idéologie nationaliste, surtout dans les mines. Elle était affiliée à la CMT. Toutes les quatre centrales sont maintenant membres de la CSI. En 1996, la densité syndicale en Afrique du Sud atteignait 57,5%, plaçant le mouvement syndical sud-africain parmi les plus puissants du monde.
Leurs principaux problèmes, qui sont surtout ceux du COSATU, sont d’une part l’hémorragie des cadres politiques expérimentés vers la politique et, après les élections de 1994, vers les postes ministériels et de l’administration ; et d’autre part l’orientation de plus en plus conservatrice dans le domaine économique du gouvernement de l’ANC auquel il est allié, qui limite la capacité des syndicats de satisfaire les attentes de leurs membres. Politiquement, l’espace socialiste et social-démocrate a été occupé par le parti communiste sud-africain , en alliance avec le COSATU et l’ANC. Les autres groupes de gauche (trotskistes, pan-africanistes) sont restés marginaux sauf au Cap.
Après ce passage en revue du mouvement syndical dans le monde, que peut-on en dire ? En premier lieu, que le mouvement ouvrier est une réalité dans presque toutes les parties du monde à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, même en l’absence d’organisations internationales réellement mondiales. L’universalité du mouvement ouvrier dans les intérêts qu’il représente et dans ses idéologies précède son expression sous la forme d’organisation mondiale. Les éléments d’un mouvement international global sont en tout cas en place à la fin de la Seconde guerre mondiale au plus tard. Il faudra ensuite plusieurs décennies avant qu’un tel mouvement s’organise de façon reconnaissable.
Montée et déclin du tiers monde
Dans les années 1950-1960, la Guerre froide devint la nouvelle réalité politique globale. Chacune des deux superpuissances déploya d’énormes ressources financières et politiques pour embrigader le mouvement ouvrier dans leur bloc. Le mouvement ouvrier était polarisé et la situation de tous ceux qui cherchaient à maintenir un mouvement syndical indépendant fondé sur un intérêt de classe indépendant devint très difficile.
La polarisation toucha particulièrement le mouvement syndical émergeant dans les anciens pays coloniaux en Afrique et en Asie et dans les pays d’Amérique latine.
A la fin de la guerre, la plupart des pays européens avaient abandonné leur empire colonial, dans certains cas avec des actions d’arrière-garde destructives (la France en Indochine et en Algérie, les Pays-Bas en Indonésie, plus tard le Portugal dans ses colonies africaines). Comme nous l’avons vu, dans certains territoires colonisés, le mouvement ouvrier avait une longue histoire, dans d’autres, son origine était plus récente et liée à la lutte anti-coloniale. En Amérique latine, le mouvement ouvrier était presque aussi ancien qu’en Europe mais la dépendance de la région envers les économies industrielles du Nord, les structures sociales archaïques et oppressives et des régimes autoritaires plaçaient les syndicats dans une situation pas très différente de celles des pays ex-coloniaux nouvellement indépendants.
Le mouvement ouvrier dans ce « tiers monde » (par opposition au « premier monde » des pays industrialisés avancés et du « deuxième monde » du bloc soviétique) était puissant au départ, bénéficiant de son alliance avec les mouvements de libération qui avaient formé les premiers gouvernements post-coloniaux. Plusieurs facteurs allaient contribuer à l’affaiblir : les blocs concurrents dans la Guerre froide essayaient d’acheter des alliés, introduisant ainsi une corruption à grande échelle ; des régimes démocratiques au départ se muaient en régimes autoritaires à parti unique, confrontant le mouvement ouvrier au choix entre soumission et répression. A partir des années 1980, les programmes d’ajustement structurels imposés par les institutions financières internationales démantelèrent le secteur public et du même coup les principales bases du mouvement syndical.
Régionalisme
Les syndicats du tiers monde avaient formé des organisations régionales telles que l’Organisation d’Unité syndicale africaine (OUSA), et la Confédération internationale des Syndicats arabes (CISA).Parce que leurs organisations membres sont pour la plupart tombées sous le contrôle des Etats, par la force et non par leur libre choix, ces régionales servent principalement les buts politiques de gouvernements qui les financent et les contrôlent et n’ont donc que peu de capacité à mener une action syndicale internationale.
La Confédération européenne des syndicats (CES), formée en 1973, a fonctionné surtout comme un lobby syndical dans les institutions de l’Union européenne (UE). Elle est largement dépendante de l’UE pour son budget (environ 70%) et généralement soutient les politiques de l’UE. Elle est composée des affilés européens de la CSI et d’organisations sans autres affiliations internationales (la CGTP-Intersindical portugaise). La partie la plus utile de son travail se fait dans le domaine de la recherche et de la formation, par l’Institut syndical européen et le Collège syndical européen.
La conséquence immédiate de la création de la CES a été la perte par la CISL de son organisation régionale européenne (ORE). L’AFL-CIO avait quitté la CISL en 1969 (elle y est revenue en 1982) sur un désaccord à propos des contacts croissants de ses affiliés européens avec des syndicats communistes de l’Est et de l’Ouest. Les principales centrales européennes ont alors décidé de fonder une organisation régionale ouverte à toutes les organisations du continent, quoi qu’en pense la CISL. La CISL-ORE fut dissoute en 1969 en vue de la création de la CES comme organisation entièrement indépendante autant de la CISL que de la CMT.
Le fondement idéologique de la nouvelle organisation régionale était un fort sens de l’identité européenne, perçu par certains comme une forme de nationalisme européen à peine plus recommandable que les nationalismes qu’il cherchait à remplacer et en fait suscité par la Commission européenne. Cette nouvelle orientation de repli et de séparatisme de certaines organisations européennes créait des tensions non seulement entre la CES et la CISL mais aussi entre la CES et les fédérations syndicales internationales, (les FSI).
La structure de la CES intègre les fédérations syndicales européennes (FSE), organisations de branches dont le domaine d’action correspond dans la plupart des cas à celui des FSI correspondantes. Les relations entre les FSE et les FSI sont variées : dans certains cas (métallurgie) la FSE est une entité entièrement séparée de la FSI.. Dans d’autres, elle est entièrement intégrée dans la FSI en tant qu’organisation régionale (services). Dans l’alimentation et l’agriculture (UITA) et dans les transports (ITF), deux organisations européennes se sont fait concurrence et n’ont été unifiées qu’après plusieurs années de conflits, l’organisation unifiée étant finalement reconnue à la fois par la CES comme FES et par la FSI en tant qu’organisation régionale.
Le séparatisme européen a aussi influencé les positions syndicales à l’intérieur des conseils européens d’entreprises (CEE) créés à la suite de la directive de l’UE en 1994. Celle-ci stipule que des transnationales présentes dans au moins deux pays de l’Union et employant un nombre donné de travailleurs sont obligées d’établir des conseils européens où les travailleurs de chacune de leurs entreprises doivent être représentés.
La directive a été saluée par les syndicats dans la mesure où elle obligeait les transnationales à organiser des rencontres au moins une fois par an avec des organes représentatifs de leurs entreprises. Mais elle est aussi un compromis, avec des limites contraires aux intérêts des travailleurs : elle ne couvre que les pays de l’UE (laissant ainsi de côté tous les pays non membres de l’UE en Europe et tout le reste du monde) ; elle définit comme buts des CEE « l’information » et la « consultation » (pas la négociation) et elle mentionne des « représentants des travailleurs » (pas de syndicats), ouvrant ainsi la porte à des représentants non syndiqués et dans le pire des cas, des “représentants” choisis par la direction.
Cependant, la directive donne la possibilité de modifier ce modèle pour autant que les « partenaires sociaux » se mettent d’accord, ce qui signifie que les compétences et la composition des CEE peuvent faire l’objet de négociations. Dans ce contexte, ce sont les FSE qui ont eu les relations les plus étroites avec leur FSI qui ont le mieux su repousser les limites de la directive alors que les FSE « séparatistes » tendaient à accepter le cadre imposé et se contentaient de CEE d’une valeur toute relative.
Par la suite, d’autres organisations régionales de la CISL, (CISL-ORAF, pour l’Afrique, CISL-ORAP pour l’Asie et le Pacifique et l’ORIT pour l’hémisphère occidental) ont également affirmé leur indépendance, notamment sur la question de l’accès aux financements extérieurs, pour ne pas avoir à passer par le secrétariat international à Bruxelles. Ainsi, la CISL, ayant perdu l’Europe, est entrée dans le XXIe siècle avec un contrôle très affaibli sur ses autres régions, et c’est l’héritage qu’elle a laissé à la CSI. .
La question principale dans le débat régional est la transparence et la co-responsabilité : une organisation internationale doit reconnaître que différentes réalités régionales sont mieux prises en charge au niveau régional donc avec un degré élevé d’autonomie mais elle faillit à sa mission si elle permet aux régions de se soustraire à une discipline commune et ne pas rendre des comptes les unes devant les autres au sein de l’Internationale.
S’il est vrai que la globalisation a affaibli la base économique et politique de l’exceptionnalisme et du séparatisme régional, elle a créé en même temps de nouveaux et importants problèmes pour le mouvement ouvrier international
La globalisation
La fin de la Guerre froide a coïncidé à la fin de l’essor économique de l’après-guerre. Le chômage de masse est apparu dans les pays industrialisés au début des années 1980, après le premier « choc pétrolier » de 1974. Le mur de Berlin est tombé en 1989 et l’URSS a été dissoute en 1991. Les Etats qui lui succédaient et ceux de l’ex-bloc soviétique devenaient alors grand ouverts au capital transnational. En dix ans à peine, l’économie mondiale a subi un changement fondamental, passant de systèmes nationaux reliés par des réseaux d’échanges, de crédits et d’investissements à un système global intégré.
Des changements révolutionnaires dans les communications et les transports ont été propulsés par le capital transnational qui en est le principal bénéficiaire. Ils ont accru son pouvoir en accroissant sa mobilité, alors que l’autonomie et le pouvoir des Etats nationaux diminuait d’autant.
Le capital transnational s’est émancipé de l’Etat national et il peut rechercher des profits toujours plus grands où il veut. Il réordonne l’économie mondiale dans son propre intérêt, avec l’appui du gouvernement de la première puissance mondiale et des principaux gouvernements européens, à travers les institutions financières internationales, l’Organisation mondiale du commerce et les institutions de l’Union européenne.
Les Etats du tiers monde et de l’ancien deuxième monde sous-enchérissent les uns après les autres pour attirer les investissements directs étrangers, dans une spirale descendante qui fait pression sur les conditions de travail et de salaire, qui entraîne des coupes dans les budgets sociaux, favorise le chômage et menace les droits humains et démocratiques.
Les conséquences immédiates en sont des inégalités croissantes, des ruptures du tissu social, le déclin de la protection sociale, la propagation de la pauvreté au niveau mondial et de nouvelles menaces sur l’environnement mettant en danger la survie de l’humanité.
Les travailleurs de tous les pays sont mis en concurrence sur le marché global du travail, avec des écarts de salaire pouvant aller de 1 à 100. Les emplois permanents et réglementés diminuent dans tous les pays industrialisés au profit de la sous-traitance et la précarisation qui augmente aux niveaux national et global. La délocalisation de la production industrielle et des services descend par cascade des pays à haut salaires aux pays à moindre et plus bas salaires, finissant pour une grande part en Chine où les syndicats libres sont interdits.
Le mouvement ouvrier international a été mal préparé pour faire face à cette nouvelle situation. Des décennies d’auto complaisance ont dilué et trivialisé son héritage idéologique et politique et ses priorités ont été déformées par la Guerre froide. Des organisations syndicales puissantes étaient dirigées dans la plupart des cas par des cadres dépourvus d’imagination politique, plus aptes à administrer les acquis des luttes du passé plutôt que d’en engager de nouvelles, acceptant en général l’idéologie du partenariat social sans se poser de questions. La base, elle, était éduquée à la routine bureaucratique et à la passivité.
Ni la CISL ni la CES ni la plupart des fédérations syndicales internationales n’avaient de perspective ou de stratégie pour faire face aux nouveaux défis. La raison en est qu’il ne s’agit pas, en réalité, d’organisations vraiment internationales. Le problème principal de toutes les fédérations syndicales internationales reste qu’elles sont en fait des associations de syndicats nationaux qui pensent et réagissent en termes nationaux alors que le capital est international, qu’il calcule et agit globalement. Aussi longtemps que cette situation perdure, les syndicats seront incapables de développer une stratégie commune globale. Dans le meilleur des cas, celle-ci représentera le plus petit dénominateur commun.
A l’heure actuelle, le mouvement syndical international doit faire face à des défis existentiels. Certains sont des problèmes anciens non résolus et devenus aigus dans le nouveau contexte global. D’autres sont des défis nouveaux tout aussi pressants.
Les défis
1. La nouvelle classe ouvrière
Trois questions sont étroitement liées dans la nouvelle économie globale : la composition changeante de la classe ouvrière, la croissance de l’économie informelle et la question de l’égalité entre hommes et femmes.
La question de l’égalité hommes/femmes dans les syndicats a une histoire compliquée et contradictoire. Les syndicats, depuis leur origine, ont souvent défendu les droits des femmes et de nombreuses femmes ont été des dirigeantes charismatiques dans l’histoire du mouvement ouvrier. En même temps, le mouvement syndical a été dominé depuis ses débuts par la culture du travailleur industriel où les hommes prédominaient. Malgré des progrès importants et continus de l’égalité, une grande partie du mouvement syndical reste dominé par les hommes et son auto-représentation reste celle de l’homme dans son usine.
Aujourd’hui, cette culture n’est pas seulement un obstacle au progrès du mouvement syndical mais une menace pour sa survie. La croissance de secteurs économiques avec des traditions syndicales faibles ou inexistantes, notamment dans les services, la dérégulation partielle ou totale du marché du travail et la privatisation du secteur public ont créé une nouvelle classe ouvrière en grande partie composée de femmes sans expérience syndicale, dans des emplois non protégés.
Une proportion croissante de cette nouvelle classe ouvrière se trouve dans l’économie informelle, sans convention collective et sans protection sociale. Elle comprend des travailleurs auto-employés dans des entreprises informelles ainsi que des travailleurs salariés dans des emplois informels. Le travail informel s’étend dans les pays industrialisés où il est perçu comme une régression historique mais il a toujours été dominant dans les pays du Sud où il représente une proportion élevée et souvent la majorité de la main-d’œuvre. Aujourd’hui, il est impossible de concevoir l’organisation syndicale d’une majorité des travailleurs à l’échelle globale sans un travail sérieux d’organisation dans l’économie informelle. Il s’agit le plus souvent de femmes, ce pourquoi les syndicats doivent passer des alliances avec les mouvements des femmes.
Dans certains pays, les femmes dans l’économie informelle ont créé leurs propres syndicats, comme nous l’avons vu avec l’un des plus connus, le SEWA en Inde. Ils sont de plus en plus nombreux. Le mouvement syndical traditionnel a eu, dans certains cas, des difficultés dans ses relations avec ces syndicats d’un type nouveau. Mais l’organisation de l’économie informelle étant une priorité incontournable, il ne peut pas ne pas les développer et approfondir.
2. Les droits humains
Le rôle de la répression est souvent ignoré ou minimisé. Elle peut prendre des formes extrêmes, comme en Colombie où plus de 1500 syndicalistes ont été assassinés ces dix dernières années ou en Chine où seuls les syndicats contrôlés par l’Etat sont autorisés, ou dans des pays comme l’Arabie saoudite où toute forme de syndicalisme est interdite.
Mais la répression peut aussi prendre des formes plus subtiles : une législation restrictive peut en pratique vider de leur contenu des droits théoriquement reconnus. Aux Etats-Unis, 32 millions de travailleurs sont légalement privés du droit de former des syndicats. Les employeurs violent régulièrement la loi par des campagnes anti-syndicales agressives et les recours légaux sont lents et incertains. En Grande-Bretagne, la législation adoptée par des majorités conservatrices a limité le droit de grève de façon draconienne et le gouvernement travailliste a maintenu ces restrictions. Dans la plupart des pays, y compris dans les démocraties industrielles avancées, certaines formes de grève sont interdites. C’est presque toujours le cas pour les grèves internationales de solidarité, qui sont précisément la forme d’action dont les travailleurs ont le plus besoin pour se défendre efficacement dans une économie globalisée.
Le mouvement syndical international fait campagne pour la reconnaissance des droits des travailleurs en tant que droits humains. Il s’agit en fait des droits syndicaux puisque des syndicats libres et indépendants sont les seuls moyens dont disposent les travailleurs pour s’exprimer et se défendre collectivement. Le soutien de leurs alliés politiques traditionnels s’affaiblissant, les syndicats doivent s’allier avec les organisations de défense des droits humains et autres pour alerter l’opinion sur une question qui concerne la société dans son ensemble.
3. Nouveaux mouvements sociaux
L’essor de nouveaux mouvements sociaux a marqué la dernière décennie: ce sont, sous différentes formes, des mouvements de protestation contre le capitalisme global dominé par les transnationales. Ils réussissent à créer des coalitions puissantes : le Forum social mondial est l’une de leurs plateformes. Collectivement, ils sont parfois décrits comme le mouvement pour une justice globale.
Ils remplissent le vide laissé par le mouvement syndical des “trente glorieuses” en retraite de ses responsabilités et engagements envers la société dans son ensemble. Ils représentent un défi pour le mouvement syndical international : rejoindra-t-il la coalition des partisans d’une mondialisation alternative anti-capitaliste ou restera-t-il suspendu à son activité de lobby dans les institutions financières internationales, l’UE ou d’autres organes intergouvernementaux ?
4. Politique
Dans de nombreux pays, les relations entre le mouvement syndical et ses alliés historiques, les partis sociaux-démocrates et travaillistes, sont devenues difficiles. Pourtant, si le mouvement syndical a besoin d’une dimension politique, il n’est plus possible de rétablir des allégeances et encore moins des dépendances envers des partis politiques.
Pour des raisons qui ne peuvent être explicitées ici mais qui ont à voir avec le déclin de l’autonomie de l’Etat-nation par rapport au capital transnational, les partis ouvriers à l’origine prennent leurs distances d’avec le mouvement syndical. Les relations du passé, qu’il ce soit agi de « courroies de transmission » (dans les deux sens) ou d’instrumentalisation électorale, ou encore d’accords corporatistes au sommet, sont de plus en plus difficiles à maintenir et de moins en moins rentables pour les syndicats. Ceci ne veut pas dire que le mouvement syndical n’ait pas besoin d’une dimension politique, au contraire, toute activité syndicale est par nature politique. La politique du mouvement syndical doit donc être réinventée sur la base de l’autonomie du mouvement et de l’intérêt de ses membres.
On pourrait aussi dire que le socialisme démocratique doit être réinventé à partir et par le mouvement syndical, comme alternative au « nouvel ordre mondial » du capital transnational plutôt que comme service d’ambulance pour ses victimes.
5. La grande question
Le mouvement ouvrier est entré dans l’histoire comme le porteur d’un ordre social alternatif au capitalisme. Aujourd’hui, sa direction a généralement abandonné la perspective d’un changement social fondamental ; néanmoins, le mouvement reste, obstiné et irréductible, le plus grand mouvement de résistance du monde, fait de milliers de luttes quotidiennes, grandes et petites, par des travailleurs qui n’ont pas d’autres choix et nulle part ailleurs où aller. Aujourd’hui, des millions de personnes se rallient à l’idée qu’un autre monde est possible. C’est le mouvement anti-capitaliste le plus puissant qu’on connaît depuis que le socialisme historique a quitté la scène. Lorsque le mouvement ouvrier organisé fera sienne à nouveau la vision d’une justice globale, un autre monde, meilleur, deviendra possible.