Bonsoir, Camarades:
Ce soir, nous voulons discuter des “syndicats et de la social-démocratie face à la dynamique anti-mondialisation” et mon sujet est “anti-mondialisation et syndicats”.Je pense qu’il ne s’agit pas pour nous ici de définir de l’extérieur une stratégie syndicale ou de donner des conseils, de l’extérieur, aux syndicats sur ce qu’ils devraient faire par rapport à la mondialisation, mais bien plutôt de rechercher quel peut être notre rôle dans le mouvement syndical dans le contexte du mouvement de contestation contre le néo-libéralisme, c’est à dire quelles sont nos responsabilités dans le mouvement syndical et, à partir de là, dans le mouvement de contestation.
Ce qu’il faut savoir sur le syndicalisme
Soyons clairs sur les positions de départ. En premier lieu, en tant que socialistes, et à plus forte raison si nous voulons être des “socialistes de gauche”, nous ne nous situons pas par rapport au mouvement syndical en spectateurs mais en acteurs. J’ai été socialiste et syndicaliste toute ma vie adulte, Pierre-Yves est syndicaliste et socialiste et je pense qu’il est du devoir de tout socialiste d’être syndiqué et actif dans son syndicat, s’il est salarié et même travailleur indépendant. Ceci, je ne le pense pas seulement à cause de nos origines communes et de notre alliance historique, qui constitue l’essentiel de ce que je continue à appeler le “mouvement ouvrier” sans ignorer, bien sûr, que la classe ouvrière ne cesse de changer et le mouvement syndical avec elle.
Je le dis surtout à cause de ce que le mouvement syndical est aujourd’hui et du rôle qu’il joue dans la société aujourd’hui, en Suisse et dans le monde. C’est un mouvement qui, bien évidemment, défend des intérêts. Quels sont ces intérêts? Ce sont les intérêts de tous ceux qui travaillent, c’est à dire la grande majorité de la population du monde. N’importe quelle catégorie de travailleurs, n’importe où dans le monde, s’organise spontanément en syndicats pour défendre ses intérêts et, si on le leur interdit, ils sont capables de risquer leur liberté et leur vie pour passer outre. Chaque année des centaines de travailleurs sont assassinés pour avoir passé outre.
C’est ainsi que le mouvement syndical est aujourd’hui le mouvement structuré le plus universel qui soit, avec une multiplicité étonnante, avec des nouvelles couches de travailleurs, et surtout de travailleuses, qui entrent au fur et à mesure que la composition de la classe ouvrière change, aussi bien dans le haut que dans le bas de l’échelle des qualifications, des niveaux de vie et des rapports de travail, aussi bien dans ce que certains appellent la “classe moyenne” que dans le nouveau prolétariat des travailleurs sans droits et sans protection sociale.
Revenons à la question des intérêts. Les intérêts des travailleurs, c’est bien entendu de s’assurer des salaires et des conditions de travail décents, mais c’est bien plus que cela. Au départ, les travailleurs s’associent pour défendre leur dignité: pour défendre leur dignité individuelle par l’action collective. Tout commence par là. Dignité veut aussi dire justice dans les rapports économiques et sociaux: cela veut dire avoir des droits, de ne pas dépendre des décrets ou des caprices du patron. Dignité veut aussi dire liberté. Il faut bien comprendre la signification des revendications dites “matérielles”: avec chaque augmentation de salaire, avec chaque jour de temps libre en plus, s’accroît l’espace de liberté individuel du travailleur, la liberté de pouvoir faire quelque chose d’autre avec sa vie que de trimer pour le patron.
Dans la société, la revendication de justice et de liberté aboutit à la revendication de la démocratie et de l’Etat de droit, une revendication historique du mouvement ouvrier, fondée sur ce qu’il considérait comme un intérêt de classe. Cette revendication, nous n’avons pas le droit de la traiter avec mépris sous prétexte que nous sommes confrontés chaque jour avec les imperfections de l’ordre démocratique là où il existe, et par les entorses à l’Etat de droit, là où il existe. Ces imperfections et ces entorses, même graves, doivent être pour nous autant d’incitations de continuer la lutte, pas pour concéder à nos adversaires que nous nous sommes trompés de chemin.
Tout ce que je viens de décrire représente l’intérêt général des travailleurs et si le mouvement syndical défend cet ensemble d’intérêts partout dans le monde, c’est qu’il n’est rien d’autre que l’émanation de milliers de luttes, grandes et petites, que des millions de travailleurs livrent chaque jour parce qu’ils n’ont pas d’autre alternative que de lutter ou de se soumettre.
C’est par ces luttes, sur presque deux siècles, qu’a pris forme la vision de société du mouvement ouvrier socialiste. Il est bon, dans la discussion sur les valeurs du mouvement, de se souvenir d’où elles viennent.
Une autre chose importante à retenir sur le syndicalisme: il s’agit d’un mouvement qui est obligé de négocier en permanence des rapports de force. Quand on est syndicaliste, on apprend très vite, en ce qui concerne les relations économiques et sociales, en ce qui concerne la façon dont la société doit s’organiser, que nous ne sommes pas dans un débat d’idées mais dans une lutte pour le pouvoir. C’est de là que viennent l’impératif de l’organisation, les structures de la démocratie représentative, le sens de la longue durée et, souvent, la dureté dans les rapports humains.
A cause des intérêts qu’il défend par sa nature même, à cause de son ancrage dans des couches très larges de travailleurs qui, dans certains cas se reconnaissent en lui, même s’ils n’en sont pas membres, à cause de ses structures et de leur capacité de résistance, à cause de sa perspective à long terme, le mouvement syndical est la première ligne de résistance, et souvent la dernière, contre l’offensive néo-libérale que nous vivons depuis le milieu des années 1970.
Bien évidemment, il est perçu comme un adversaire et une menace par les gouvernements conservateurs et comme un gêneur par la partie de la social-démocratie qui a intériorisé le néo-libéralisme.
Dans de nombreux pays, les relations du mouvement syndical avec les partis politiques, y compris ses alliés traditionnels, les partis socialistes et travaillistes, sont devenues difficiles dans la mesure où ces partis, une fois au pouvoir, se sentent obligés de suivre pour l’essentiel les mêmes politiques néo-libérales que les partis conservateurs.
Ce n’est pas une surprise que nos camarades du Manifeste du Gurten, et aussi le camarade Rudolf Strahm, prennent leurs distances par rapport au mouvement syndical. Pour pouvoir le faire, ils le caricaturent: c’est un lobby parmi d’autres, corporatiste et archaïque, ou éventuellement aux mains d’une conspiration d’extrême gauche. C’est ce que la droite néo-libérale n’a cessé de dire. Le refus de reconnaître le caractère fondamental universel et libérateur du mouvement syndical, son étendue et sa profondeur sociale les éloigne d’une perception de la réalité.
Le mouvement syndical a évidemment besoin d’une dimension politique. Dans les circonstances actuelles, son programme politique devra être élaboré et appliqué en toute indépendance. Il devra être fondé sur les besoins de ses membres et devra comprendre un projet de société dans lequel la majorité de la population puisse se reconnaître. Ceci vaut aussi sur le plan mondial. Peut-être que la reconstruction du mouvement socialiste passera par-là, car le centre, on peut aussi le conquérir en partant de la gauche, alors que ceux qui pensent le conquérir en se laissant idéologiquement et politiquement coloniser par la droite vont droit dans le mur.
Avant de passer à autre chose, je voudrais encore ajouter que je ne cherche pas à idéaliser le mouvement syndical. Je parle de sa nature et des ses tendances profondes. Je peux vous assurer que je connais toutes ses imperfections contre lesquelles j’ai lutté toute ma vie, y compris les miennes, et je ne cherche pas à les cacher: je sais que le poids des bureaucraties peut y être étouffant, qu’il défend ses membres parfois bien, parfois moins bien, qu’il y a des cas d’abus de pouvoir et de corruption politique et même matérielle (très peu, d’ailleurs, énormément moins que dans la société en général). Nous parlons d’un mouvement d’à peu près deux cents millions de membres dans le monde: comment imaginez-vous qu’il n’y ait, dans un tel mouvement, aucun espace pour des profiteurs, des lâches, des pourris, des incompétents, des faibles? Cela ne nous dit rien sur la nature profonde du mouvement, sauf qu’il est fait d’hommes et de femmes comme vous et moi. On ne juge pas l’Eglise par ses prêtres pédophiles et personne ne tirera des conclusions générales sur le patronat à partir de quelques patrons honorables et respectueux des droits syndicaux.
Ce qu’il faut savoir sur la mondialisation
Passons maintenant à la mondialisation. Je dois vous dire d’emblée que je ne suis pas “anti-mondialisation” et je pense que parler d’une “lutte contre la mondialisation” n’a aucun sens.
Dans toute discussion sur la mondialisation – ou globalisation : il y a une petite nuance entre les deux termes, mais elle n’est pas importante – il est facile de confondre cause et effet.
Pour ce qui est des causes: la mondialisation est au départ un processus de transformation de la vie économique à la suite de l’introduction de technologies nouvelles, fondées sur l’informatisation, essentiellement dans le domaine des communications et des transports. Dans ce sens, la mondialisation est une réalité incontournable et irréversible, au même titre que la révolution industrielle qui a suivi l’invention de la machine à vapeur ou du moteur à explosion.
Pour ce qui est des effets: Comme toutes les grandes transformations, la mondialisation fondée sur l’informatisation entraîne des conséquences sociales, politiques et culturelles. Là, il n’y a rien qui soit incontournable et irréversible: elles sont ou bien le résultat de processus qui ne sont maîtrisés par personne mais pas forcément inévitables, ou bien le résultat d’un rapport de force social.
Ceux qui déclarent “s’opposer à la mondialisation”, pensent en réalité à ces conséquences, qui sont dans la plupart des cas contraires à nos intérêts et à notre vision de la société, parce qu’elles sont le plus souvent contrôlées par nos adversaires. Mais là, la vraie question est celle de savoir comment s’organise le rapport de force entre les intérêts représentés dans cette nouvelle société globale. Il s’agit donc d’un processus politique, dont le résultat dépend de la volonté et de la capacité des acteurs sociaux : en premier lieu, le capital et le mouvement ouvrier.
Il est important de tenir ces distinctions a l’esprit pour deux raisons: d’abord, parce que nous pouvons et devons concevoir un modèle de mondialisation conforme aux intérêts des travailleurs et, plus généralement, des peuples. Donc, la mondialisation n’est pas un phénomène auquel nous devons nous opposer, mais que nous devons nous approprier.
Ensuite, parce que les mêmes outils qui ont servi à la mondialisation du capital peuvent et doivent servir à notre propre mondialisation, à l’internationalisation du mouvement ouvrier. Le courrier électronique, la télécopie, les transports aériens bon marché, l’internet, créent, pour la première fois dans l’histoire, la possibilité matérielle d’une véritable Internationale des travailleurs.
Mais examinons notre situation.
Etat des Lieux: Les conséquences sociales et politiques de la mondialisation
Les effets de la mondialisation sur l’économie et sur la société sont désormais suffisamment connus pour nous dispenser ici d’une analyse détaillée. Je voudrais néanmoins insister sur trois facteurs qui nous concernent particulièrement parce qu’ils sont au centre du déplacement des rapports de force sociaux et politiques en notre défaveur. Il s’agit de l’essor des sociétés transnationales, du rôle de l’État et de la formation d’un marché global du travail.
Les sociétés transnationales (STN) sont le principal moteur et en même temps les principaux bénéficiaires des transformations technologiques qui sous-tendent la mondialisation. Elles sont environ 63,000 et, avec leurs 690,000 filiales, elles représentent un quart du PIB mondial et un tiers des exportations mondiales. Sur les 100 plus grandes économies du monde, 51 sont des STN et 49 des États, si l’on compare le chiffre d’affaires des STN avec le PNB des États.
La concentration du capital transnational, qui se poursuit, aboutit à un contrôle de secteurs économiques clefs par un petit nombre de STN: télécommunications, pesticides, ordinateurs, produits pharmaceutiques, pétrole, alimentation, commerce de détail, commerce des matières premières, banques, assurances.
Leur pouvoir politique est à la mesure de leur pouvoir économique : par exemple aux États-Unis, selon une étude récente, les 82 STN qui figurent dans les 200 plus grandes du monde ont contribué plus de 33 millions de dollars aux campagnes électorales de l’année dernière, ce qui représente quinze fois plus que les contributions syndicales. La même étude montre que dans le 94 pour cent des cas, c’est le candidat disposant du plus grand budget qui a gagné. Il n’y a pas de miracles. D’ailleurs, l’influence politique du “big business” n’a jamais été aussi évidente que dans la nouvelle administration Bush. Des études comparables dans d’autres pays conduiraient sans doute à des résultats semblables.
C’est surtout la nouvelle mobilité du capital qui explique le pouvoir politique des STN. Elle leur a permis d’imposer un nouveau rôle à l’État. C’est cette mobilité qui a permis au capital transnational de se soustraire aux contrôles exercés sur lui dans le cadre de l’État national, donc aux contraintes qui lui avaient été imposées par la société à une époque où l’État national était une réalité incontournable, et où son rôle principal était de garantir le bien public fondé sur un compromis social. Désormais, l’État se trouve en position de faiblesse vis-à-vis du capital transnational, qui peut lui imposer ses conditions, par un chantage à l’investissement ou à la fiscalité.
Pour nous, cela veut dire que nous ne pouvons plus compter sur l’État pour nous protéger. L’alternative à l’État, c’est d’organiser notre propre force sur le plan international, et là je parle essentiellement du mouvement syndical, à commencer par son organisation dans les STN. Je veux croire que le mouvement socialiste, au moins en partie, a conservé une capacité de s’organiser internationalement – et je ne parle pas de l’Internationale socialiste, qui est un club de notables et pour le reste une coquille vide. Je pense qu’il faut s’opposer aux privatisations, qui renforcent encore davantage le pouvoir des STN, et qu’il faut défendre le service public dans une perspective plus large du bien public, mais je ne pense pas que cette bataille peut être gagnée en nous retirant intellectuellement et politiquement dans un réduit national-étatiste. Il ne s’agit pas pour nous de défendre des villages d’Astérix mais de redonner vie à l’internationalisme socialiste dans une perspective d’internationalisation des luttes.
Voyons maintenant ce qui se passe sur le marché du travail. Il y a désormais un marché global du travail: cela veut dire qu’à cause de la fluidité des communications et de la mobilité du capital les travailleurs de tous les pays sont en concurrence, dans tous les domaines de la production et des services, avec des écarts de salaire énormes. Là aussi les STN sont en mesure d’exercer un chantage à l’investissement, sur les États mais aussi sur les syndicats.
Mais il y a plus : il y a non seulement les délocalisations, il y a aussi la restructuration des processus de production. Les entreprises « dégraissent », c’est à dire qu’elles conservent un noyau de travailleurs hautement qualifiés et de techniciens, et qu’elle sous-traitent la plus grande partie possible de la production à d’autres qui sous-traitent à leur tour, pour aboutir finalement au travail à domicile.
L’entreprise moderne est la coordinatrice d’opérations de sous-traitance en cascade qui ne font pas partie de sa structure mais sont néanmoins entièrement dépendantes d’elle, et qui peuvent se trouver n’importe où dans le monde, avec des conditions de travail et de salaire qui se dégradent au fur et à mesure que l’on s’éloigne du centre vers la périphérie de la sous-traitance.
Le marché mondial du travail globalement intégré est donc un marché de travail où l’emploi salarié régulier est en régression et où le secteur informel, c’est à dire non réglementé et non protégé, est en croissance: il représente déjà la majorité de la classe ouvrière mondiale.
Un autre point à retenir sur le marché mondial du travail: c’est un marché du travail qui se féminise au fur et à mesure qu’il devient plus informel et précaire. La grande majorité des travailleurs à domicile, par exemple, sont en fait des travailleuses et les femmes prédominent dans les emplois précaires, à temps partiel, etc. caractéristiques de la “nouvelle économie”.
Finalement, il faut retenir que les principaux pays qui fournissent la main d’œuvre la meilleure marché du monde sont des dictatures. La Chine qui, comme nous l’avons vu, draine le quart des investissements directs étrangers (IDE) dans le monde, est une dictature policière où les syndicats officiels font partie des rouages de l’État et où toutes les tentatives de constituer des syndicats indépendants sont sévèrement réprimées. Il en est de même du Vietnam, où se trouve entre autres une des principales usine des chaussures de sports Nike, alors que l’Indonésie, autre grand pôle d’attraction des IDE, sort à peine de plus de trente ans de dictature militaire. On pourrait multiplier les exemples. En d’autres termes, le “marché global du travail” n’est pas du tout un “marché” au sens classique du terme, régi par des lois économiques. Il est régi par des lois politiques, par l’intervention de l’État la plus lourde imaginable sous forme de répression policière et militaire et c’est cette répression qui en définitive fait tenir le système en place.
Ne soyons pas surpris que cette intervention de l’État ne suscite pas l’opprobre des économistes neo-libéraux, qui ne cessent de prêcher le “moins d’État” mais qui avaient déjà fourni les cadres de l’équipe gouvernementale de la dictature de Pinochet au Chili. Retenons cependant que la syndicalisation des travailleurs du marché global du travail implique très souvent une lutte pour les droits élémentaires de la personne, en commençant par le droit à la vie.
Pour résumer nos tâches: être dans les syndicats, avec un programme agressif de recrutement et d’organisation, notamment du nombre croissant de femmes travaillant dans la “nouvelle économie”; préserver les espaces qui restent de l’économie collective et les reconquérir là où nous pouvons, dans une perspective de lutte internationale contre la déréglementation; lancer des campagnes internationales sur la défense des droits: les droits syndicaux, mais aussi les droits démocratiques des citoyens. Affirmer avec force que la qualité de citoyen responsable prime sur celle de consommateur, et que les droits démocratiques ne sont pas un produit de consommation.
Une Stratégie d’Alliances
Les enjeux de notre époque sont, en réalité, simples: c’est la démocratie et les droits de la personne. Nous luttons pour les protéger là où ils existent, pour les approfondir davantage et pour les étendre partout dans le monde où ils font défaut. Le fondement de cette lutte, c’est le mouvement ouvrier et, à l’intérieur de celui-ci, le mouvement syndical.
Le mouvement ouvrier ne peut lutter seul, et il n’est d’ailleurs pas seul: le mouvement social de contestation de la mondialisation néo-libérale, le “peuple de Seattle”, est une large coalition des organisations de la société civile dans toute sa complexité: les mouvements de défense des droits humains, les organisations de solidarité, les mouvements des femmes, de la défense de l’environnement, des minorités, du secteur informel et aussi de socialistes.
Mais parmi tous ces mouvements, le mouvement syndical est le seul mouvement universel et démocratiquement organisé, avec une capacité de résistance et une capacité de lutte sur la longue durée qui dépasse de loin celle des autres mouvements. C’est pour cela que je pense qu’il est seul à pouvoir reconstituer à la longue le mouvement social sur le plan mondial. Cela est en train de se faire: les syndicats italiens étaient très présents à Gênes et les syndicats américains étaient très présents à Seattle et le seront demain à Washington.
Il y a un problème, cependant, auquel nous devons faire face et qui est en ce moment d’une importance capitale: c’est celui de la violence, celle qui accompagne nos manifestations. Nous avons la responsabilité d’intervenir dans le débat qui a lieu maintenant dans le mouvement de contestation au sujet des casseurs. Est-ce que nous devons nous démarquer, et comment?
Nous savons bien que dans notre société la violence est partout et que tous les grands changements sociaux se sont fait avec violence. Mais, de là, à comparer, par exemple, la violence d’un peuple entier en armes, comme dans la guerre d’Espagne, ou le combat désespéré des socialistes autrichiens, un grand mouvement représentatif de la moitié du peuple, contre une armée fasciste, à la violence d’un petit ramassis de nervis, de surcroît infiltrés par la police et les néo-nazis, au nom de “l’anti-mondialisation”, il y a un gouffre impossible à combler pour des socialistes.
Et, d’ailleurs, au nom de qui et de quoi est-ce que nous devrions empêcher des chefs de gouvernement, ou d’autres, de se réunir? Plutôt que de simplement manifester, avec toute la masse que nous pouvons rassembler, pour exprimer notre opposition à leur politique.
Nous devons rejeter absolument le raisonnement de ceux qui renvoient dos-à-dos la “violence des puissants” et la violence des casseurs, et qui laissent entendre que d’une certaine façon nous avons besoin les uns des autres. Les casseurs, ce ne sont pas nos alliés, et ce ne sont pas des “camarades qui se trompent”, ce sont nos ennemis, c’est la gangrène de notre mouvement. Il n’y a aucun contrat de solidarité qui nous lie à ceux-ci.
C’est une vieille histoire. Le mouvement socialiste a toujours été très clair là-dessus. Pensez-vous que lorsque le pauvre malheureux qui pensait porter un coup au système assassinait Elisabeth d’Autriche sur le Quai des Bergues, les socialistes de l’époque disaient: c’est OK, nous, on organise des grèves, les autres assassinent, tout cela est de bonne guerre contre le système? Le système est violent, alors pourquoi pas? N’avons-nous rien appris de l’expérience de la RAF allemande et des Brigades Rouges en Italie qui tenaient exactement le même raisonnement sur le système pour justifier leurs crimes, et qui nous ont amené les années de plomb?
L’année dernière, le chanteur pop anglais Billy Bragg disait: “Je ne pense pas qu’on change le monde en cassant les vitres d’un McDonald, mais je pense qu’on change le monde en organisant un syndicat à McDonald”. Qui nous aide à organiser des syndicats chez McDonald?
En Autriche, quand la coalition noire/bleue du Parti Populaire démocrate-chrétien avec le parti d’extrême droite de Haider a pris le pouvoir, l’opposition démocratique a commencé à manifester, avec des dizaines de milliers de personnes dans la rue. Le mois dernier, la centrale syndicale autrichienne a encore convoqué à une manifestation, avec 50,000 personnes dans la rue. Il n’y a pas eu de casse, depuis dix-huit mois de manifestation. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de casseurs en Autriche, c’est parce que le peuple de gauche, qui manifeste toutes les semaines, ne leur a donné aucun espace: dès qu’ils arrivent, ils sont enveloppés par le peuple qui les désarme. Pour cela, il n’a même pas fallu un service d’ordre. L’ordre interne s’est organisé aussi spontanément que les manifestations elles-mêmes.
Prenons exemple sur les Autrichiens. La lutte contre le système, aussi dans la rue, nécessite la mobilisation de grandes masses, pas seulement quand les décideurs se réunissent mais sur la longue durée. La responsabilité des socialistes, c’est de renforcer la démocratie en renforçant la culture et les armes du mouvement de masse qui la porte, sans complaisance aucune vis-à-vis de ceux qui voudraient la détruire.
J’espère avoir donné matière à discussion.
Je vous remercie de votre attention.