Chers Amis,
Je vous remercie de l’invitation d’introduire ce débat par lequel, je l’espère, nous pourrons dégager quelques idées sur l’action à mener pour construire un contre-pouvoir social dans le contexte de la mondialisation.
Nous avons à répondre à un certain nombre de questions: un contre-pouvoir face à qui et à quoi? dans quelles conditions doit-il se construire, c’est à dire que représente pour nous le contexte de la mondialisation? qui doit le construire? et comment? et, bien sûr, dans quel but?Définitions
Dans toute discussion sur la mondialisation—ou globalisation: il y a une petite nuance entre les deux termes, mais elle n’est pas importante—il est facile de confondre cause et effet, par exemple dans les discussions si l’on est “pour” ou “contre” la mondialisation.
La mondialisation est au départ un processus de transformation de la vie économique à la suite de l’introduction de technologies nouvelles, fondées sur l’informatisation, essentiellement dans le domaine des communications et des transports. Dans ce sens, la mondialisation est une réalité incontournable et irréversible, au même titre que la révolution industrielle qui a suivi l’invention de la machine à vapeur ou du moteur à explosion.
A ce niveau du constat, parler d’une “lutte contre la mondialisation”, dire que l’on est “pour” ou “contre”, n’a aucun sens.
Mais comme toutes les grandes transformations historiques, la mondialisation fondée sur l’informatisation entraîne des conséquences sociales, politiques et culturelles. Là, il n’y a rien qui soit incontournable et irréversible: ces conséquences sont ou bien le résultat de processus qui ne sont maîtrisés par personne mais pas forcément inévitables, ou bien elles sont le résultat d’un rapport de force social.
Ceux qui déclarent “s’opposer à la mondialisation”, pensent en réalité à ces conséquences, qui sont, actuellement et dans la plupart des cas, contraires à nos intérêts et à notre vision de la société, parce qu’elles sont le plus souvent contrôlées par nos adversaires. Mais là, la vraie question est celle de savoir comment s’organise le rapport de force entre les intérêts représentés dans cette nouvelle société globale. Il s’agit donc d’un processus politique, dont le résultat dépend de la volonté et de la capacité des acteurs sociaux en présence.
Il est important de tenir ces distinctions a l’esprit pour deux raisons : d’abord, parce que nous pouvons et devons concevoir un modèle de mondialisation conforme aux intérêts des travailleurs et, plus généralement, des peuples. Donc, la mondialisation n’est pas un phénomène auquel nous devons nous opposer, mais que nous devons nous approprier. C’est cela l’enjeu de notre lutte internationale.
Ensuite, parce que les mêmes outils qui ont servi à la mondialisation du capital peuvent et doivent servir à notre propre mondialisation, à l’internationalisation de notre mouvement. Le courrier électronique, la télécopie, les transports aériens bon marché, l’internet, créent, pour la première fois dans l’histoire, la possibilité matérielle d’un mouvement social véritablement international. C’est d’ailleurs ce qui est en train de se produire sous nos yeux: les grandes manifestations internationales de masse, comme celle de Seattle et celles qui ont suivi, par lesquelles prend forme un mouvement mondial pour la justice globale, le Forum Social Mondial de Porto Alegre, qui devient le point de rassemblement permanent de ce mouvement, seraient inconcevables sans les moyens de communication que nous donne l’informatisation.
Les rapports de force dans la mondialisation
Trois aspects de la mondialisation nous concernent particulièrement parce qu’ils sont au centre du déplacement des rapports de force sociaux et politiques en notre défaveur. Il s’agit de l’essor des sociétés transnationales et d’un régime d’échanges commerciaux qui les favorise, de la redéfinition du rôle de l’État et de la formation d’un marché global du travail.
Les sociétés transnationales
Les sociétés transnationales (STN) sont le principal moteur et en même temps les principaux bénéficiaires des transformations technologiques qui sous-tendent la mondialisation. Elles sont actuellement environ 63,000 et, avec leurs 690,000 filiales, elles représentent un quart du produit industriel brut (PIB) mondial et un tiers des exportations mondiales. Sur les 100 plus grandes économies du monde, 51 sont des STN et 49 des États, si l’on compare le chiffre d’affaires des STN avec le produit national but (PNB) des États.
La concentration du capital transnational, qui se poursuit, aboutit à un contrôle de secteurs économiques clefs par un petit nombre de STN (télécommunications, ordinateurs, produits pharmaceutiques, alimentation, automobile, aérospatiale, pétrole, commerce de détail, commerce des matières premières, banques, assurances).
Leur pouvoir politique est à la mesure de leur pouvoir économique : par exemple aux États-Unis, selon une étude récente, les 82 STN qui figurent dans les 200 plus grandes du monde ont contribué plus de 33 millions de dollars aux campagnes électorales il y a deux ans, ce qui représente quinze fois plus que les contributions syndicales. La même étude montre que dans le 94 pour-cent des cas, c’est le candidat disposant du plus grand budget qui a gagné. D’ailleurs, l’influence politique du grand patronat, notamment de l’industrie pétrolière, n’a jamais été aussi évidente que dans l’administration Bush. Des études comparables sur le pouvoir politique du capital transnational dans d’autres pays conduiraient sans doute aux mêmes résultats.
La redéfinition de l’Etat
C’est surtout la nouvelle mobilité du capital, conséquence de la création d’un marché unique de l’argent à partir des années 1980, qui explique le pouvoir politique des STN. Elle leur a permis d’imposer un nouveau rôle à l’État. C’est cette mobilité qui a permis au capital transnational de se soustraire aux contrôles exercés sur lui dans le cadre de l’État national, donc aux contraintes qui lui avaient été imposées par la société à une époque où l’État national était une réalité incontournable, et où son rôle principal était de garantir le bien public fondé sur un compromis social. Désormais, l’État se trouve en position de faiblesse vis-à-vis du capital transnational, qui peut lui imposer ses conditions, par un chantage à l’investissement ou à la fiscalité.
L’Etat, privé de ses moyens, vend les meubles: le nombre de privatisations à l’échelle mondiale a quintuplé entre 1985 et 1990 et continue à croître au fur et à mesure que les économies autrefois protégées s’ouvrent aux investissements transnationaux. Les privatisations non seulement élargissent le champ d’action et renforcent le pouvoir des STN, mais privent l’Etat d’une partie de ses moyens d’action sur le plan économique et réduisent sa capacité d’influencer la politique économique ainsi que, dans son rôle d’employeur, la politique sociale.
Ces contraintes expliquent pourquoi tous les gouvernements, qu’ils soient de droite ou de gauche, finissent par faire la même politique, à quelques nuances près. Ils sont tous pris dans le même étau. C’est particulièrement dramatique pour les partis de gauche, notamment les partis socialistes, puisque la politique qu’ils sont obligés de faire, une fois les conditions du capital acceptées, ne peut s’exercer qu’au détriment de leur base sociologique traditionnelle: les travailleurs, le peuple.
Politiquement, c’est grave. L’incapacité de l’Etat national à contrôler le capital dans le cadre de ses frontières par des mesures législatives ou d’autres mesures politiques conduit non seulement à l’affaiblissement de l’Etat lui-même, mais à l’affaiblissement, et même au discrédit, de toutes les structures qui agissent dans le cadre national sur l’Etat: les parlements, les partis politiques, les centrales syndicales: en d’autres termes, tous les instruments d’un contrôle démocratique potentiel ou réel. A terme, cela veut dire que nous allons vers une crise de la démocratie. L’Argentine est un cas extrême mais il n’est pas certain qu’il restera un cas unique.
Pour nous, cela veut dire que nous ne pouvons plus compter sur l’État pour nous protéger comme par le passé. La parade est difficile: si nous voulons nous en sortir par en haut, il ne s’agit pas seulement de “défendre l’Etat”—encore qu’il nous faut défendre les espaces d’action qui lui restent—mais surtout d’organiser notre propre force sur le plan international. Le contrepoids qui permet de ré-équilibrer le rapport de force entre capital transnational et Etat, dans la mesure où l’Etat est l’expression politique de la société, ne peut être qu’un mouvement social global, plutôt que des mouvements politiques ou syndicaux combattant en ordre dispersé, chacun dans le cadre de son Etat national.
Le marché du travail global
Voyons maintenant ce qui se passe sur le marché du travail. Il y a désormais un marché global du travail : cela veut dire qu’à cause de la fluidité des communications et de la mobilité du capital les travailleurs de tous les pays sont désormais en concurrence, dans tous les domaines de la production et des services, avec des écarts de salaire énormes. Là aussi les STN sont en mesure d’exercer un chantage à l’investissement, sur les États mais aussi sur les syndicats.
Mais il y a plus: il y a non seulement les délocalisations, il y a aussi la restructuration des processus de production. Les entreprises “dégraissent”, c’est à dire qu’elles conservent un noyau de travailleurs hautement qualifiés et de techniciens, et qu’elles sous-traitent la plus grande partie possible de la production à d’autres qui sous-traitent à leur tour, pour aboutir finalement, par la sous-traitance en cascade, au travail à domicile.
L’entreprise moderne est la coordinatrice de ces opérations de sous-traitance en cascade qui ne font pas partie de sa structure mais sont néanmoins entièrement dépendantes d’elle, et qui peuvent se trouver n’importe où dans le monde, avec des conditions de travail et de salaire qui se dégradent au fur et à mesure que l’on s’éloigne du centre vers la périphérie de la sous-traitance.
Le marché mondial du travail globalement intégré est donc un marché de travail où l’emploi salarié régulier est en régression et où le secteur informel est en croissance: il représente déjà, et de loin, la majorité de la classe ouvrière mondiale.
Un autre point à retenir sur le marché mondial du travail: c’est un marché du travail qui se féminise au fur et à mesure qu’il devient plus informel et précaire. La grande majorité des travailleurs à domicile, par exemple, sont en fait des travailleuses et les femmes prédominent dans les emplois précaires, à temps partiel, sur appel, etc. caractéristiques de la “nouvelle économie”.
Finalement, il faut retenir que les principaux pays qui fournissent la main d’œuvre la meilleure marché du monde sont des dictatures. La Chine, qui draine le quart des investissements directs étrangers (IDE) dans le monde, est une dictature policière où les syndicats officiels font partie des rouages de l’État et où toutes les tentatives de constituer des syndicats indépendants sont sévèrement réprimées. Il en est de même du Vietnam, où se trouve entre autres une des principales usine des chaussures de sports Nike, alors que l’Indonésie, autre grand pôle d’attraction des IDE, sort à peine de plus de trente ans de dictature militaire. On pourrait multiplier les exemples. En d’autres termes, le “marché global du travail” n’est pas du tout un “marché” au sens classique du terme, régi par des lois économiques. Il est régi par des lois politiques, par l’intervention de l’État la plus lourde imaginable sous forme de répression policière et militaire et c’est cette répression qui en définitive fait tenir le système en place.
Ne soyons pas surpris que cette intervention de l’État ne suscite pas les protestations des économistes ultra-libéraux, qui ne cessent de prêcher le “moins d’État”, les mêmes qui ont fourni, en son temps, les cadres de l’équipe gouvernementale de la dictature de Pinochet au Chili. L’Etat fort ne les empêche pas de dormir quand il défend le capital transnational contre son propre peuple. Retenons de toute façon que la syndicalisation des travailleurs du marché global du travail implique très souvent une lutte pour les droits élémentaires de la personne, en commençant par le droit à la vie.
Le libre-échangisme global
Le capital transnational exerce son pouvoir politique à différents niveaux, aussi bien national que mondial. Sur le plan mondial, c’est bien entendu à travers les institutions financières internationales (notamment la Banque Mondiale et le Fonds monétaire international) et à travers l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) qu’il exerce son pouvoir par gouvernements interposés, en premier lieu celui des Etats-Unis, ceux de l’Union Européenne, représentés par sa Commission, et ceux du Canada et du Japon.
Le but des négociations qui progressent, notamment dans l’OMC, ainsi que des programmes d’ajustement structurel imposés par le FMI aux pays endettés, est clair: c’est l’élimination de tous les obstacles, quels qu’ils soient, qui peuvent s’opposer aux activités des STN. Le patron de choc suédois Percy Barnevik, quand il était encore PDG de ABB – devenu célèbre depuis comme auteur d’un plan social extrêmement performant par lequel il s’octroyait lui-même une indemnité de départ de 148 millions de francs suisses – avait défini la globalisation ainsi:
“J’entends par globalisation la liberté pour mon groupe d’investir où il veut, quand il veut, de produire ce qu’il veut, d’acheter et vendre où il veut, et d’avoir à supporter le moins de restrictions possibles par la législation du travail et les conventions sociales”.
Etablir un tel régime était le but de l’Accord Multinational sur les Investissements (AMI), préparé par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) il y a deux ans, qui a heureusement capoté, en partie grâce au gouvernement français. Mais il existe déjà un traité régional, l’Accord de libre-échange de l’Amérique du Nord (NAFTA ou ALENA), qui regroupe le Canada, les Etats-Unis et le Mexique, et un autre, qui doit créer une Zone de libre-échange des Amériques (FTAA), est en négociation. Les deux permettent d’entrevoir ce qui nous attend.
Les lignes directrices sur l’investissement de la FTAA, qui doivent entrer en vigueur en 2005, s’inspirent du chapitre 11 existant du traité de l’ALENA. Ce chapitre 11 proclame une série de “droits” des investisseurs dont le principal est le droit des STN de directement mettre en cause les lois, règlements ou pratiques d’un pays signataire si ceux-ci entravent la capacité de l’investisseur d’extraire le profit maximum de son investissement.
Sous le chapitre 11, il est illégal pour un Etat d’imposer des conditions concernant, par exemple, le contenu local, le transfert de technologies ou le rapatriement des profits. Des STN peuvent porter plainte contre des Etats pour pertes futures de gains potentiels. Dans un tel cas la STN est considérée comme victime de “l’équivalent d’une expropriation”. Les plaintes sont jugées dans des tribunaux spéciaux, dont les délibérations ne sont pas publiques, et dont les juges sont des experts en arbitrage. Inutile de dire, le traité n’offre pas la réciprocité aux gouvernements: celle de porter plainte contre une société pour dommages sociaux, économiques ou environnementaux, actuels ou futurs.
Un exemple: sous le chapitre 11, en 2000, un tribunal de l’ALENA a ordonné au gouvernement du Mexique de payer 16,7 millions de dollars à Metalclad, une société américaine de recyclage. La société prétendait que le refus du gouvernement de l’Etat de San Luis Potosi de l’autoriser à exploiter une décharge était un acte “équivalent à une expropriation”. La décharge avait été fermée par les autorités à la suite de protestations d’un mouvement local de citoyens qui avait apporté la preuve qu’elle polluait la réserve d’eau de la localité.
Dans d’autres cas, les gouvernements ont capitulé avant même que le cas arrive devant le tribunal. En 1997 une société américaine, la US Ethyl Corporation, a obligé le gouvernement du Canada de lever une interdiction du MMT, un produit fabriqué par la société qui est une matière toxique attaquant les nerfs et qui est utilisé comme additif à la benzine. Dans une plainte actuellement en cours, la société canadienne Methanex demande des dommages de 970 millions de dollars au gouvernement américain à cause d’un règlement de l’Etat de Californie qui interdit un additif de combustible produit par cette société, également pour des raisons de santé publique.
Selon le traité de l’ALENA, le secteur public est également soumis aux “droits” des investisseurs. United Parcel Service, la plus grande société de poste privée des Etats-Unis, a porté plainte contre le gouvernement du Canada parce qu’il “favorise” sa propre poste. Il est tout à fait imaginable qu’une société spécialisée dans les “services d’éducation” puisse porter plainte contre des gouvernements qui “favorisent” l’éducation publique.
Le “principe de précaution” est également considéré comme un obstacle au libre échange, comme on a pu le voir lors des conflits entre les Etats-Unis et l’UE sur le bœuf aux hormones et les organismes génétiquement modifiés.
Ce que l’ALENA a fait, ce qui se prépare dans le cadre de la FTAA et ce qui s’avance dans l’OMC, c’est une offensive systématique pour annuler l’acquis des luttes du mouvement ouvrier et des mouvements sociaux du passé et, pour l’avenir, de radicalement restreindre notre espace politique, en tant que travailleurs et citoyens, en empêchant les gouvernements de réglementer dans l’intérêt public.
Parce qu’une partie de plus en plus importante de l’opinion publique mondiale comprend cela, la légitimité de l’OMC est mise en cause, de l’extérieur par le mouvement pour la justice globale qui ne cesse de prendre de l’ampleur depuis les manifestations de Seattle en novembre 1999, mais aussi de l’intérieur, par l’opposition entre gouvernements, notamment ceux des pays en sous-développement et ceux des pays industriels avancés.
Ce que nous pouvons faire de mieux, c’est de ne rien faire pour aider l’OMC à surmonter sa crise de légitimité, par exemple en appelant à des réformes, mais d’aggraver cette crise pour préparer le remplacement du régime ultra-libéral et des institutions qui le sous-tendent par un régime économique qui rétablirait un contrôle démocratique sur le capital. La Plate-forme d’ATTAC de 1998 est un pas dans cette direction, parmi d’autres.
Les centres de la résistance
La lutte du mouvement pour la justice globale, notre lutte, puisque nous en faisons partie, est multiforme et compliquée: elle se déroule à différents niveaux: local, national, international. Aucun de ces niveaux se suffit à lui-même ou apporte une solution en lui-même. Pour être efficaces, ces luttes doivent s’appuyer mutuellement et se compléter. Pour cela, il est essentiel de bien connaître les outils dont nous disposons.
Parmi ces outils, sur le plan mondial, le mouvement syndical est le plus important. Avec près de 200 millions de membres dans le monde entier, il est aujourd’hui le mouvement structuré le plus universel qui soit et le seul de cette ampleur démocratiquement constitué, avec une multiplicité étonnante, avec des nouvelles couches de travailleurs, et surtout de travailleuses, qui entrent au fur et à mesure que la composition de la classe ouvrière change, aussi bien dans le haut que dans le bas de l’échelle des qualifications, des niveaux de vie et des rapports de travail, aussi bien dans ce que certains appellent la “classe moyenne” que dans le nouveau prolétariat des travailleurs sans droits et sans protection sociale.
C’est un mouvement qui, bien évidemment, défend des intérêts. Quels sont ces intérêts? Ce sont les intérêts de tous ceux qui travaillent, c’est à dire la grande majorité de la population du monde.
N’importe quelle catégorie de travailleurs, n’importe où dans le monde, s’organise spontanément en syndicats pour défendre ses intérêts et, si on le leur interdit, ils sont capables de risquer leur liberté et leur vie pour passer outre. Chaque année des centaines de travailleurs sont assassinés pour avoir passé outre.
Les intérêts des travailleurs, c’est bien entendu de s’assurer des salaires et des conditions de travail décents, mais c’est bien plus que cela. Au départ, les travailleurs s’associent pour défendre leur dignité: pour défendre leur dignité individuelle par l’action collective. Ceci est fondamental: tout commence par là. Dignité veut aussi dire justice et liberté dans les rapports économiques et sociaux: cela veut dire avoir des droits, de ne pas dépendre des décrets ou des caprices du patron, de ne pas dépendre des diktats d’un Etat autoritaire.
Dans la société, la revendication de justice et de liberté aboutit à la revendication de la démocratie et de l’Etat de droit, une revendication historique du mouvement ouvrier, fondée sur ce qu’il considérait comme un intérêt de classe.
Tout ceci représente l’intérêt général des travailleurs et si le mouvement syndical défend cet ensemble d’intérêts partout dans le monde, c’est qu’il n’est rien d’autre que l’émanation de milliers de luttes, grandes et petites, que des millions de travailleurs livrent chaque jour parce qu’ils n’ont pas d’autre alternative que de lutter ou de se soumettre.
A cause des intérêts qu’il défend par sa nature même, à cause de son ancrage dans des couches très larges de travailleurs qui, dans certains cas se reconnaissent en lui, même s’ils n’en sont pas membres, à cause de ses structures et de leur capacité de résistance, à cause de sa capacité de travailler sur la longue durée, le mouvement syndical est la première ligne de résistance, et souvent la dernière, contre l’offensive ultra-libérale que nous vivons depuis la fin des années 1970.
S’il en est ainsi, nous devons nous poser la question pourquoi il n’est pas plus présent dans le mouvement pour une justice globale, alors qu’il en est l’un des principaux éléments. Ce n’est pas qu’il en soit absent: les syndicats américains étaient très présents à Seattle, les syndicats italiens étaient très présents à Gênes et les syndicats brésiliens sont parmi les principaux organisateurs du Forum Social Mondial. Néanmoins: trop souvent ses luttes s’organisent sur le plan national en ordre dispersé, le mouvement syndical international peine à les unifier et à leur donner une direction cohérente sur le plan global dans le cadre d’une vision politique à long terme.
Il y a plusieurs raisons à cela et, pour comprendre, un rappel historique est nécessaire. Dans les années 1920 et 1930, la situation est très différente. Nous avions alors un “mouvement ouvrier”, une alliance politique étroite entre le mouvement syndical, les partis ouvriers, majoritairement socialistes, les coopératives ouvrières, les mutuelles, et toute une constellation d’organisations spécialisées, des femmes, de la jeunesse, dans le domaine de l’éducation à tous les niveaux, de la solidarité, de la santé, des loisirs, etc. dont l’ensemble constitue ce qu’était alors le “mouvement ouvrier”. Le but était de constituer une société alternative au sein même de la société bourgeoise, pour la remplacer dans un avenir indéterminé. Le slogan de Porto Alegre: “un autre monde est possible” aurait pu être la devise de ce mouvement ouvrier, qui essayait aussi de se donner les moyens de ses ambitions.
Cet édifice dépérit après la deuxième guerre mondiale. D’abord, à cause des pertes énormes causées par les répressions fascistes et staliniennes et du fait de la guerre elle-même: une génération ou deux des meilleurs cadres, les mieux formés et les plus expérimentés, aussi les plus courageux et les plus imaginatifs, ont péri dans les camps, dans la guerre, ou ne sont plus revenu de leur exil. Les directions syndicales d’après-guerre, ce sont les survivants ou les nouveaux.
Ensuite, la croyance en l’Etat. Le mouvement ouvrier est du côté des vainqueurs de la guerre et, alors qu’il est exsangue, occupe des fortes positions politiques dans tous les Etats de l’Europe d’après-guerre. Le fait de pouvoir agir sur l’Etat et par l’Etat devient en pratique démobilisateur.
Ensuite, la guerre froide. Il faut bien comprendre: la scission du mouvement ouvrier n’a rien à voir avec la guerre froide, elle date de 1921 et il devient vite clair, au fur et à mesure que la stalinisation progresse en Union soviétique, que les projets de société socialistes et communistes sont incompatibles et opposés. Néanmoins, la polarisation politique du monde en deux blocs, qui chacun exige l’obéissance et la discipline totale, impose des priorités qui ne sont pas celles du mouvement ouvrier. Il devient difficile de critiquer le capitalisme dans l’Ouest politique, et la critique du stalinisme est impossible dans l’Est politique. La plupart des socialistes et des communistes se soumettent et s’alignent.
Enfin, il y a la prospérité, relative mais réelle, des “trente glorieuses”. L’essor économique dans une Europe libérée, après des années de misère et de peur, est un anesthétique politique puissant, surtout avec les autres facteurs que nous venons de voir. Les travailleurs veulent enfin vivre, et qui peut leur en vouloir? C’est dans cette ambiance que le 1er mai cesse d’être un jour de combat pour devenir une fête champêtre, où les syndicats vendent leurs bibliothèques (pourquoi encore lire?), où les coopératives deviennent des entreprises commerciales, où les organisations sociales du mouvement dépérissent parce que l’offre commerciale des loisirs est devenue énormément diversifiée et puissante.
Je parle évidemment de l’Europe de l’Ouest: à l’Est le mouvement ouvrier indépendant n’est certainement pas anesthésié par la prospérité, il est écrasé par la terreur.
C’est ainsi que nous arrivons à la situation actuelle, où le mouvement syndical a baissé le niveau de ses ambitions dans la plupart des pays (pas dans tous) à la défense des intérêts immédiats et à court terme de ses membres.
Regardez votre propre cas, et je ne dis pas cela pour vous faire la leçon, mais parce que je suis sérieusement inquiet et parce que vos problèmes ne sont pas seulement les vôtres, nous sommes tous concernés: le nombre des centrales syndicales se multiplie alors que le nombre de membres baisse, elles sont incapables de collaborer et défendent chacune une rente de situation dont la base s’amenuise de jour en jour, et aucune d’entre elles n’a le moindre projet d’avenir pour la société dans son ensemble. Si j’étais vous, je me demanderais: combien de temps pouvons-nous continuer ainsi? Où est notre responsabilité, vis-à-vis des membres mais aussi vis-à-vis des travailleurs qui ne le sont pas, et vis-à-vis de la société dans son ensemble?
Pour nous autres syndicalistes, il s’agit maintenant de remonter ce courant, de regagner le terrain perdu. Tout est à revoir: notre culture d’organisation, notre politique, notre mode de fonctionnement. Nous y arriverons – ce n’est pas la première fois.
De toute façon: la nature a l’horreur du vide, et le vide laissé par le mouvement ouvrier disparu a été peu à peu rempli par d’autres mouvements sociaux: parce que les problèmes sociaux que le mouvement ouvrier voulait prendre en charge existent toujours, et de nouveaux s’y ajoutent, tout cela aggravé par la mondialisation. Les mouvements de femmes apparaissent et deviennent influents parce que la question de l’égalité n’est pas résolue, ni au travail, ni dans la société, nulle part; les mouvements écologistes apparaissent parce que l’environnement est gravement menacé et que les syndicats, voués au productivisme et à la défense de l’emploi, ne se chargent pas de le défendre; les organisations de défense des droits humains mobilisent des masses d’adhérents que les syndicats, politiquement conditionnés, n’arrivent pas à joindre.
Une “société civile” se développe dans l’espace politique qui était celui du mouvement ouvrier historique, avec des objectifs qui sont en grande partie les mêmes, et souvent aussi avec des méthodes d’action, des symboles et un vocabulaire qui lui doivent tout. Dans ce sens, on peut dire que les nouveaux mouvements sociaux sont les enfants illégitimes du mouvement ouvrier historique.
Que faire?
Nous devons évidemment rassembler: rassembler pour reconstituer sous une nouvelle forme un mouvement social mondial capable d’affronter le capital transnational sur son propre terrain.
Vous aurez compris la difficulté de la tâche: ce qu’il s’agit de rassembler, est une multitude d’organisations et de mouvements qui ont des origines diverses, des cultures politiques différentes, des expériences différentes. Mais il n’y a aucune façon d’éluder cette tâche, et il n’y a pas de raccourcis. Il faut avancer pas à pas, résoudre les difficultés au fur et à mesure, faire preuve de patience et d’imagination, se donner le temps nécessaire, et jamais faiblir.
La question que nous devons nous poser est: qui sommes-nous et quel mouvement social voulons-nous? Cela est fondamental, parce que tout mouvement porte en lui la société qu’il va créer. Par exemple: pour savoir ce qu’un parti va faire une fois qu’il est au pouvoir, il suffit de regarder son fonctionnement interne. Il ne suffit pas de dire qu’un “autre monde est possible” – sans doute, mais quel monde? On nous jugera, et on nous fera confiance, si notre propre mode de fonctionnement incite à croire que le monde que nous voulons construire sera meilleur.
Commençons donc un travail de définition.
Notre mouvement n’est pas un mouvement “anti-globalisation”. Ce que nous voulons, c’est une autre globalisation que celle dont les conditions économiques, sociales et politiques sont déterminées par le capital transnational. Nous voulons une globalisation par en bas, portée par les citoyens de tous les pays conscients de leurs droits et prêts à les défendre, dont les éléments principaux sont la justice et la liberté.
Notre mouvement doit être démocratique. La démocratie n’est pas seulement un but, c’est aussi un moyen et, comme chaque but a ses moyens qui lui sont propres, il est impossible d’atteindre un ordre démocratique par des moyens qui ne le sont pas. Il faut donc insister sur les règles du jeu démocratique: écarter les sectarismes, les manipulations, cultiver la transparence, les structures où les responsabilités sont claires et où ceux qui ont des responsabilités peuvent en rendre compte à chaque instant à ceux qui le demandent.
Notre mouvement doit être non violent. La violence qui n’est pas celle d’un grand mouvement de masse démocratique qui se défend et qui lutte pour sa survie, comme il est arrivé dans l’histoire, mais celle de groupuscules volontaristes qui s’en servent dans un but de manipulation, et c’est le cas de figure qui nous concerne, est une marque d’indigence politique et d’incapacité sur le plan de l’organisation. Cette violence-là n’a jamais servi à autre chose qu’à renforcer nos adversaires, quand elle n’a pas servi à des projets totalitaires opposés à tout ce que nous voulons faire. Dans nos manifestations, la violence n’a pas de place. Cela veut dire un service d’ordre bien entraîné, l’interdiction de cagoules, des manifestants responsabilisés.
Pour ma part, parce que je suis socialiste, je dirais que notre mouvement doit tendre vers un ordre social socialiste et, croyez-moi, je suis bien conscient de tout ce que ce terme, au point où nous en sommes, charrie d’ambiguités et de malentendus. C’est pour cela que je voudrais vous donner ma définition: pour moi, le socialisme est la démocratie radicale, dans tous les domaines de la vie sociale : dans l’Etat, bien sûr, mais aussi dans l’entreprise, dans l’économie et dans la société dans toutes ses manifestations. La justice, bien sûr, dans le cadre de l’Etat de droit et dans les rapports sociaux, mais aussi dans tous les rapports humains, entre hommes et femmes, majorités et minorités. La liberté, celle des peuples, bien sûr, mais aussi celle des personnes et des citoyens. Si un autre monde est possible, je veux celui-là.
Voilà. J’ai commencé une liste, je vous laisse le soin de la compléter.
Je vous remercie de votre attention.