La nature et les perspectives de la vague de contestation sociale en Russie, par Alexei Gusev, Centre Praxis (http://www.praxiscenter.ru)
«Chaque génération a besoin d’une nouvelle révolution»
– Thomas Jefferson
«Le plus dangereux c’est de créer un système des révolutions permanentes»
– Vladimir PoutineLes manifestations du 10 et du 24 décembre 2011 à Moscou, auxquelles ont participé des dizaines de milliers de personnes, ont clairement montré que la période d’une passivité sociale en Russie est dépassée : l’époque de Poutine touche à sa fin. La dernière fois les manifs de telle ampleur se sont tenues à Moscou en 1990-1991, à l’apogée de la vague démocratique dirigée contre la domination du PCUS. Alors, suite à ces actions, tout le système de parti-état de l’URSS a été brisé. Ceux qui avaient participé à ces evenements il y a vingt ans, ont senti la même ambiance : la révolution était dans l’air.
La vague montante de contestation a démystifié un mythe-clé du poutinisme sur un prétendu consensus durable entre le peuple et les autorités en Russie. Il s’est révélé que ce n’étaient pas quelques poignées des «marginaux», mais les masses des gens ordinaires et actifs qui ne voulaient plus échanger leurs droits civiques et politiques contre une «stabilité» de Poutine.
Beaucoup ont été surpris d’un tel réveil civique après dix ans d’hibernation sociale. Mais en fait il était inévitable. La marge de sécurité du régime qui s’est instauré en Russie aux confins de deux siècles, était réduite dès le commencement.
Le bonapartisme de Poutine
L’émergence du régime autoritaire de Poutine a été une conséquence logique des processus socio-économiques et politiques qui s’étaient déroulés en Russie depuis le commencement des années 90 du XXème siècle. Le crash du système de parti-état et la formation des Etats-nations sur les ruines de l’empire soviétique – c’était le triomphe d’une révolution bourgeoise-démocratique. Mais ses tâches (la démocratisation radicale du système politique et l’expropriation de la classe dirigeante, la bureaucratie) n’ont été réalisées que partiellement. Les forces politiques représentantes d’une partie «réformatrice» de l’ancienne bureaucratie ont récupéré le mouvement, ce qui a gravement réduit l’ampleur des transformations. Au lieu de créer un système politique tout à fait neuf par la convocation d’une Assemblée constituante, en Russie s’est formé un mélange de vieilles institutions soviétiques et des structures du président aux tendances autoritaires. En 1993 ces dernières l’ont emporté, ce qui a mené à l’instauration d’une république «hyperprésidentielle». Puisque les bases de l’ancien régime n’ont pas été détruites et les nouvelles autorités sont nées des collusions des groupes dirigeants, les ressortissants de l’ex-nomenklatura ont occupé des positions-clés dans l’élite politique post-soviétique. Ainsi la période de 1992 -1999 fut une sorte de thermidor de la troisième révolution russe.
Comme le montre l’expérience historique des révolutions, apres thermidor vient le bonapartisme. En achevant le processus de privatisation vers la fin des annees 90, la classe dirigeante a voulu un système stable, de «l’ordre» qui aurait assuré le maintien, «la conservation» du statutquo. Donc elle n’a plus eu besoin des éléments libéraux du régime politique qui permettaient aux groupes d’élite d’accentuer leurs intérêts pour mieux subir la concurrence pendant la période du répartage des propriétés. D’où la forte demande pour le conservatisme materialisé en figure de Poutine, arbitre suprême et garant d’un «nouvel ordre». Poutine devenu un seul centre réel du pouvoir, les élections aux organes dirigeants liquidées de facto, le système des partis remplacé par l’ensemble des simulacres soumis au Kremlin, les médias transformés en machine de propagande etc. – tout était bon pour les masses des fonctionnaires, des hauts managers et des hommes d’affaires, membres dociles de la « Russie Unie », comme coût de la «stabilité». Cette situation se ressemblait bien à celle que Karl Marx avait décrite dans son article sur le bonapartisme français du XIXème siècle :
«La bourgeoisie reconnaît que son propre intérêt lui commande de se soustraire aux dangers du self-governnent; que, pour rétablir le calme dans le pays, il faut avant tout ramener au calme son Parlement bourgeois; que, pour conserver intacte sa puissance sociale, il lui faut briser sa puissance politique; que les bourgeois ne peuvent continuer à exploiter les autres classes et à jouir tranquillement de la propriété, de la famille, de la religion et de l’ordre qu’à la condition que leur classe soit condamnée au même néant politique que les autres classes; que, pour sauver sa bourse, la bourgeoisie doit nécessairement perdre sa couronne et que le glaive qui doit la protéger est fatalement aussi une épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête.»
Si la plupart de la classe dominante avait soutenu l’instauration d’un régime bonapartiste, la population russe y était plutôt indifférente. Pas plus que 10 mille personnes ont manifesté pour la liberté d’expression à Moscou au commencement des années 2000; encore moins contre la deuxième guerre en Tchétchénie. Bientôt ces manifestations ont cessé et même l’explosion de «la révolte des retraités» provoquée par la monétisation des privilèges n’a pas changé la situation. Cet endormissement s’explique surtout par des raisons économiques : le régime de Poutine s’est instauré au moment ou l’économie traversait une période rélativement stable. Il va sans dire que les autorités l’ont expliqué par leur sage politique, mais en réalité ce phénoméne était dû à plusieurs raisons objectives. Au premier lieu, la transformation structurelle de l’écnomie russe a été achevée, donc la récession transformationnelle très grave de 1992-1999 a terminé. Au deuxième, les prix des hydrocarbures, les principaux produits exportés, ont commencé à augmenter. Au troisième, la crise financière de 1998 a entraîné une forte hausse des importations, donc celle de la demande aux produits russes. Les années 90 passées avec leurs crises, déficit budgétaire, inflation galopante, le retard dans le paiement des salaires et des retraites, les gans ont soupiré d’aise. Dans la mentalité des masses, l’amélioration de la situation socio-économique a semblé faire oublier pour le moment la réduction des droits politiques et civiles.
Pourtant la force des choses veut que les périodes de réaction succèdent toujours aux poussées sociales et politiques. Et la bonne conjoncture économique le favorise : moins les gens s’occupent de leur survie quitodienne, plus leurs horizons s’élargissent, plus ils sont prêts au militantisme conscient. En outre, l’augmentation des biens publics impose la question de leur répartition : qui bénéficie avant tout de cette stabilité économique ? Comme le montre l’histoire des mouvements populaires, des soulèvements en Russie au commencement du XXème siècle jusqu’au « printemps arabe » récent, derrière la façade d’un bien-être extérieur des régimes autoritaires peut s’accumuler un potentiel explosif de contestation.
«Ni en bas on ne veut ni en haut on ne peut plus»
Poutine a eu tort de croire que les hauts prix de petrole le permissent de payer l’allégeance des masses. Bien qu’a l’année de crise de 2008 le prix de petrole fût en 2 fois plus haut qu’en 2000, dès ce moment, selon les sondages, les autorités perdent toujours du terrain. Et la raison en est non seulement la stagnation des revenus réels de la population. Le plus important est le sentiment d’injustice du système actuel où les uns (la minorité) jouissent tous les bénéfices et les autres (la grande majorité) n’ont que les miettes du gâteau. Tout comme à la fin des années 80/début 90, l’aspiration à la justice sociale, même vague, est devenu un facteur important de la conscience sociale.
Effectivement, depuis l’instauration de “l’ordre de Poutine” les inégalités sociales en Russie ne cessaient de s’élever. 14 personnes les plus riches se sont concentrés dans leurs mains 26 % du PIB. Sous la couverture médiatique massive de «la lutte contre les oligarches», de grandes ressources matérielles ont été récupérées par le clan des entrepreneurs et des siloviki lié avec Poutine. En méme temps le décalage entre les plus riches et les plus pauvres a augmenté à 20 %, soit presque en 17 fois. La pauvreté rélative de la majorité de la population russe s’est aggravée malgré quelque croissance des revenus à la première moitié des années 2000.
«Le renforcement de l’Etat» selon Poutine a fait de sorte que sans aucun contrôle d’en bas la bureaucratie a commencé à se remplir les poches, autant que celles de ses «amis» du milieu des affaires. Et c’était comme ça à tous les niveaux du système étatique, du président jusqu’aux municipalités des districts. Et quel risque si le sort d’un fonctionnaire ne dépend pas des électeurs, mais de son allégeance à l’hiérarchie. D’autant plus qu’il est impossible de critiquer les autorités dans les médias soumis à cette même bureaucratie. Le résultat logique en est une vraie explosion de corruption : selon Transparency International, la Russie est tombée de 82 à 143 place, son niveau de corruption comparable à la Nigérie et à l’Ouganda. Donc c’est tout à fait logique que le parti dirigeant est surnommé «le parti des escrocs et des voleurs».
Mais la non-satisfaction des attentes socio-économiques de la population sous le régime de Poutine n’a fait que pousser un processus objectif de la formation d’une conscience citoyenne. La transformation des sujets en citoyens est un résultat imminent de la modernisation sociale dûe, à son tour, aux lois immuables du développement économique. La société industrielle mûre aux technologies développées (notamment de l’information et de la communication), au degré élevé d’urbanisation et d’éducation est naturellement incompatible avec des régimes autoritaires et totalitaires. La figure emblématique de cette société est un travailleur qualifié dont l’activité quotidienne demande une certaine autonomie, des capacités analytiques et on ne peut ni lui couper net l’accès à l’information, ni l’isoler des autres gens.
Une telle personne se laisse mal entraînée par la magouille autoritaire et le bourrage des crânes. En se sentant individu, il (ou elle) aspire naturellement à la liberté de sa vie privée et publique et puis demande à participer à la vie politique («la crise de la participation» en sciences po). Le système où rien ne lui dépend, ne le convient plus («la crise de légitimité»). Si le pouvoir lui refuse des droits politiques élémentaires, même le suffrage, la protestation sera inévitable, tôt ou tard. C’est pour cette raison les régimes «communistes» se sont écroulés, tout comme les dictatures en Biélorussie et (à la longue) en Chine sont vouées à l’échec. Et c’est par cette raison que le poutinisme en Russie ne peut être qu’un phénomène passager, même si la conjoncture économique y serait plus favorable qu’en ce moment. Les évenements de décembre 2011 montre bien que son temps passe s’il n’est déjà passé. Le symptôme classique d’une situation prérévolutionnaire s’annonce : «en bas on ne veut plus vivre comme avant».
Et qu’est-ce qu’il y a avec un autre symptôme d’une pareille situation, la crise en haut?
En soutenant l’instauration du régime bonapartiste de Poutine, la grande bourgeoisie russe a beaucoup gagné. Et assurément, non seulement la possibilité de jouir tranquillement de ses richesses. C’était dans ses intérêts que la Douma d’Etat (le parlement russe) docile au président et transformée en machine à voter, a adopté de nouvelles lois fiscales, de travail, sur l’immobilier etc. Pourtant avec le temps le monde d’affaire russe a commencé à s’inquiéter d’une «épée de Damoclès» au-dessus de sa tête qui, à l’exemple de Khodorkovski, menacait de tomber à tout moment sur tout businessman qui aurait perdu la faveur de la bureaucratie centrale ou locale. Pe plus les «siloviki» se sont mis à transferer avec trop de zèle les ressources aux mains du groupe militaire-industriel de la bureaucratie dirigeante, ce qui a provoqué le mécontement des patrons des branches «pékines», surtout du secteur de l’énergie. Et la politique extérieure de Poutine-Medvedev correspondait peu aux intérêts des actionnaires de «Gazprom», par exemple, obligés de payer de leur compte de telles démarches visées à «restaurer la grande puissance russe» que l’intervention militaires en Georgie.
Les symptômes du clivage dans la classe dirigeante ont dû s’exprimer au plus haut niveau. Ce qui s’est passé en novembre 2011 lorsque le ministre des finances Koudrine s’est dressé contre le budget anti-social 2012-2014. Le fait inattendu que «le premier libéral du système» ne s’est pas montré indifférent aux besoins de la santé et de l’éducation, une fois de plus tombées victimes des dépenses militaires, exprime en réalité l’indignation d’une partie du monde d’affaires contre l’ascendant économique du complexe militaire-industriel.
Mais le symptôme principal de la crise d’un modèle administratif actuel, c’était l’incapacité de la bureaucratie poutinienne de mener à bien une fraude électorale lors les élections parlementaires. Les techniques qui avaient marché aux élections de 2007 et de 2008, se sont échouées cette fois. Face à un pareil échec du régime ont repris courage et se sont mis en mouvement certains éléments dans des structures politiques simulacres qui avaient naguère joué le rôle d’une «opposition domestiquée». Les tentatives de quelques représentants de la «Russie Juste» de se montrer indépendants (les marionettes révoltées contre le marionettiste affaibli) signifient la décadence du système poutinien. Enfin, même Medvedev, l’alter ego du «leader national», a déclaré que «le vieux modèle politique s’était épuisé» et a promis quelques réformes de façade.
Ainsi, «en haut on ne peut plus gouverner comme avant». Ce que, d’après de Tocqueville et Lénine, annonce la révolution.
De la crise à la révolution?
Les révolutions s’éclatent quand la société sent le besoin des transformations radicales et les réformes n’y suffisent pas. Ces dernières sont possibles à mesure qu’elles correspondent aux intérêts de l’élite au pouvoir, au moins, de sa partie importante. A l’aide des réformes les groupes dirigeants cherchent à moderniser le système existant et maintenir le pouvoir au prix de quelques concessions. Mais celle que la societe russe exige du régime bonapartiste, les élections justes et libres, cette concession est incompatible avec l’existence même de ce régime. Le petit groupe autour du «leader national» qui a concentré tout le pouvoir dans ses mains, le comprend bien, c’est pourquoi la voie des réformes lui est impossible. Le régime ne peut être transformé que par la voie révolutionnaire.
Pourtant la situation prérévolutionnaire, ce n’est pas encore la révolution. Afin que le potentiel soit réalisé, il faut que plusieurs facteurs se combinent.
Le succès de la révolution dépend avant tout du choix des moyens de lutte. Les manifestations de masses sont bonnes pour démontrer et consolider les forces, mais, comme telles, elles ne sont pas en mesure de faire capituler les autorités. Le gouvernement peut tolérer pendant très longtemps de pareils rassemblements, même nombreux.
Comme le montre l’expérience historique, le moyen beaucoup plus efficace est une grève politique. Elle signifie que les contestataires sont en mesure non seulement de parler, mais aussi d’agir, d’exercer une influence sur l’économie, le fonctionnement des organes d’Etat et, s’il le faut, de les paralyser. La lutte pour la démocratie peut unir des couches sociales bien différentes dans un front anti-gouvernemental.
Ainsi en octobre 1905, pendant la première révolution russe, à la grève politique générale ont pris part non seulement les ouvriers, mais les autres travailleurs, même les employés du Sénat et les comédiens; une telle poussée massive a fait reculer le régime tsariste. Aucune révolution démocratique triomphante des XX-XXIèmes siècles ne s’est passée des grèves politiques. Mais au cours des derniers évenements en Russie ce mot-clé de grève n’a pas encore été prononcé, n’est pas devenu un mot-d’ordre. Probablement les initiateurs des actions d’une grande partie spontanées estiment qu’un pareil procédé soit trop radical et ne trouve pas d’appui des masses; la manque de l’expérience des grèves et l’extrême faiblesse du mouvement syndical indépendant y sont aussi pour quelque chose. Il se peut que pour actualiser l’appel à la greve faille-il un aggravation du conflit social et un développement du mouvement de contestation.
Lorsqu’il s’agit d’une révolution, la question de la violence s’impose. La propagande gouvernementale tente d’identifier ces notions, de persuader la population que la révolution signifie toujours la ruine, le sang et la mort. Mais en réalité les mouvements démocratiques de masses sont hostiles à la violence et ne l’utilisent jamais les premiers; au contraire, elle est le plus souvent déclenchée par les régimes autoritaires qui veulent se maintenir à tout prix. La violence est la dernière ressource de ces régimes qui y ont recours lorsque d’autres moyens de lutte contre le mouvement social sont épuisés. C’est pourquoi une condition importante du succès de la révolution est une scission au sein des forces de l’ordre quand une partie de leur personnel refuse de réprimer les contestataires. Si cet enjeu est réel ou fort probable, les autorités hésiteront bien de recourir à la violence, ce qui augmentera les chances du triomphe doux et paisible de la révolution. C’était une des causes importantes du succès des révolutions russes en février 1917 et en août 1991, tout autant que des révolutions «de velours» en Europe de l’Est et des «révolutions colorées» en ex-URSS. Au moment donné il est difficile de dire quelle serait l’attitude de la police russe, des CRS etc. face à l’ordre de supprimer par la force les soulèvements populaires. D’un côté, selon le sondage du syndicat des policiers, seulement 7% de ces derniers considèrent les contestataires comme «les extrémistes» et «les agents ennemis». De l’autre, rien ne prouve de façon explicite que dans la situation critique le personnel des forces de l’ordre soit prêt à défendre les droits humains et choisisse la cause populaire.
La troisième chose importante pour le succès des révolutions démocratiques est la crise de l’élite dirigeante qui s’aggrave au point de provoquer une scission dans cette dernière. Ainsi c’étaient les députés et les généraux influents qui en février 1917 ont persuadé le tsar à s’abdiquer; et pendant la «révolution orange» en Ukraine les membres du Court Suprême et un nombre de fonctionnaires se sont détournés du régime. Mais dans les cas cités, l’élite dirigeante était hétérogène, ses représentants ayant une certaine autonomie. Et c’est ce qui manque en Russie actuelle : les rouages de la «verticale du pouvoir» sélectionnés par Poutine sont totalement privés d’autonomie, de plus ils savent bien que le démontage du système mène automatiquement à leur chute. Dans la province seulement, on peut attendre des hésitations de la bureaucratie locale mécontente d’une liquidation du fédéralisme sous Poutine.
Donc, malgré la situation prérévolutionnaire explicite en Russie, le triomphe de la révolution démocratique dans l’immédiat n’y est pas assuré du tout. L’agonie du régime bonapartiste pourra durer un certain temps. Mais si la révolution est mûrie, elle est inévitable; il n’est question que du temps, tôt ou tard éclatera-t-elle.
Et si la révolution triomphe
Les limites de cette révolution sont prescrites par la force des choses : au moment donné elle ne peut être autre que politique et démocratique. La société russe n’est pas prête à aller plus loin ; des groupes sociaux conscients de leurs propres intérêts ne sont pas encore nettement formés dans son sein, ce qui est d’ailleurs explicable compte tenu des dizaines d’années de l’atomisation totlitaire, une grave récession économique et enfin le bonapartisme. La société est encore peu structurée, donc il n’a pas lieu d’en espérer des miracles. La révolution ne résoudra pas d’un seul coup des problèmes socio-économiques. Mais elle pourra créer des conditions poilitiques et institutionnelles de leur résolution, au moins, plus favorables à la lutte sociale. La liberté politique et la démocratie ne sont pas une panacée – mais sans elles aucune amélioration sérieuse de l’ordre social aux intérêts de la grande majorité des travailleurs n’est possible en principe.
C’est à cette majorité des travailleurs qu’appartient la grande partie des participants au mouvement de contestation qui a commencé en décembre 2011. Les staliniens et certains libéraux de droite prétendent à tort qu’une «foule bourgeoise» fût dans la rue de Moscou. D’après un sondage, 75% des participants à la manif grandiose du 24 décembre sont des salariés et n’occupent pas de postes dirigeants, 68% ont de faibles revenus. Par contre, leur niveau d’éducation est assez élevé : 83% sont les diplômés de Licence ou de Master. Donc une force principale de la lutte pour la démocratie est le prolétariat du XXIème siècle, qualifié, intellectuel, mais privé d’une part décente des biens publics. La même couche sociale anime des mouvements sociaux en Europe.
Quant aux opinions politiques, la majorité rélative (38 %) des participants à la manif se dit démocrate, 31% se sympatisent avec les libéraux. Du règle général, tel mouvement, tels leaders. Ce sont des démocrates au sens le plus large du mot qui n’ont pas de programme social clair ou se penchent sur des positions libérales. Quoi que la propagande officielle en dise, «la revanche communiste» ne constituera pas une menace pour la Russie après le renversement du bonapartisme. Ce n’est pas par hasard que le Parti communiste s’est détaché des contestations de masses en les baptisant d’une «peste orange» : ce parti était toujours un auxiliaire du régime de Poutine dont la chute l’affaiblissera plutôt que de le renforcer. Beaucoup de ceux qui ont voté pour les communistes aux élections parlementaires de 2011 faute d’une alternative réelle ou en protestant contre l’emprise de la «Russie Unie», préféreront certainement d’autres forces politiques aux élections libres. Une quart des votes, c’est le maximum obtenu lors des élections par le mutant politique qui a choisi Staline pour idole. Et quoi dire encore d’un clon «radical» du PC, «le Front de gauche» qui mélange des appels au retour à l’URSS avec un tel exotisme politique que les idées de Kadhafi.
La menace nationaliste est beaucoup plus grave. «La décennie de Poutine» a vu un grand développement des idées nationalistes qui se transforment facilement en nazisme. Et le régime y est pour beaucoup, n’ayant d’autre idéologie qu’un «étatisme» teinté du nationalisme. La manque de liberté dans la vie sociale et d’une culture politique ont aussi favorisé à la propagation de pareils substituts idéologiques bruts. Les résultats en sont l’expansion de la xénophobie inséparable du nationalisme, des pogroms ethniques (Kondopoga), la terreur nazie dans la rue, les violences de la racaille à la place Manejnaïa au centre de Moscou etc. Les protestations de masses contre les fraudes électorales ont suscité une activité fébrile dans le milieu des nationalistes qui ont tenté de s’accoler au mouvement démocratique pour surfer sur la vague ascendante. Ils veulent surtout d’être reconnus par l’opinion publique comme une force politique. Mais derrière les «nationalistes démocrates» se cachent les nazis bon teint. D’ailleurs, la notion même du «nationalisme démocratique» est vidée de sens : les prétentions à la supériorité d’une «nation en titre» sur les autres sont profondement imcompatibles avec les principes de la démocratie.
C’est pourquoi l’adhésion au comité d’organisation des manifs contestataires de tels individus que Thor (Kraline), l’apologiste des assassins de Markelov et de Babourova lié avec des structures nazis clandestines, – est un grand tort des leaders du mouvement démocratique. La participation de l’extrême droite aux actions de rue avec leurs drapeaux et leurs porte-paroles à la tribune peut avoir des conséquences graves. Non seulement ces forces-là sortiraient de la marginalité; les autorités en ont beau jeu. En espérant d’attirer de nouveaux contestataires du camp de l’extrême droite, les organisateurs du mouvement risquent en fait de jeter le discredit sur leur cause et d’en restreindre la base. Ce qui inquiète davantage, c’est l’avancement de telle figure que «le démocrate nationaliste» Navalny qui aimerait imiter la carrière politique de J.-M. Le Pen. Cet organisateur des «marches russes» et militant de «L’Union des actionnaires minoritaires» prétend ouvertement de «légitimer le nationalisme». Où peut mener un mouvement nationaliste «des actionnaires minoritaire» aux discours anti-corruption, l’exemple de l’Allemagne des années 20-30 le montre bien.
Pourtant il est fort peu probable que le triomphe de la révolution démocratique renforce les nationalistes. Leur groupe-cible social est déjà partagé entre le Parti libéral-démocrate et le PC, ce qui laisse peu de terrain aux «nouveaux» nationalistes. D’après les sondages, 75 % de la population russe n’éprouve pas d’hostilité à l’égard d’autres groupes ethniques. Consciemment ou non, la majorité des gens en Russie estime que l’accéleration de la xénophobie soit desastreuse pour leur pays multiethnique. Et les militants de base du mouvement contestataire se sont exprimés leur fort rejet du nationalisme en sifflant les orateurs d’extrême droite aux manifs grandieuses à Moscou. Seulement 2 % des manifestants du 24 décembre se sont solidarisés avec «un parti des nationalistes russes». Ainsi, sans nier le danger du nationalisme, force est de constater que la thèse accréditée à coups médiatiques («si on chasse Poutine, les nazis viendront») n’est qu’un trucage de propagande.
Un autre sujet préféré de cette propagande est «une revanche des oligarches». On prétend que la chute du régime mène au retour pur et simple du temps d’Eltsine, les personnages de l’époque comme Kassianov, Nemtsov etc. revenus au pouvoir. En réalité, rien n’est plus douteux. Le poutinisme est un produit naturel de l’eltsinime, et son effondrement entraînera celui de toute la construction politique qui lui a servi de base.
La Constitution «hyperprésidentielle» de 1993 a été à l’origine du bonapartisme actuel. Sans aucun doute, la démocratisation radicale demandera de faire pencher la balance des pouvoirs en faveur du parlement. Et même si la Russie ne devient pas une république parlementaire, de telle ou telle façon le peuple influencera davantage une formation du gouvernement, donc il saura barrer la route aux personnages discrédités comme Kassianov ou aux protagonistes ouverts des intérêts du grand business du genre de Prokhorov.
La tâche objective de la révolution démocratique en Russie consiste à libérer la société civile du joug autoritaire et bureaucratique, à créer un espace politique où toutes les forces sociales exprimeront leurs intérêts. A la longue cela permettra de combler le vide à l’aile gauche de la mouvance politique en Russie. La manque d’un mouvement organisé de gauche (à part des groupes minuscules des trotskistes et des anarchistes) ne peut pas durer pendant longtemps et de différents staliniens ou des simulacres des «socialistes révolutionnaires» faisant figure de gauchistes ne sont pas en mesure de le remplacer. Déjà maintenant 17 % des contestataires se réclament de la gauche non communiste. Leur position n’est pas encore représentée politiquement. Mais tôt ou tard la consolidation des forces démocratiques de gauche, anti-totalitaires et internaionalistes, défendant les droits de l’homme et les intérêts des travailleurs, doit commencer.
N’en déplaise au «communiste» prudent Zuganov, la Russie n’a pas «épuisé sa ressoure des révolutions». L’histoire n’en connait pas de limites : les révolutions continuent tant que leurs tâches ne soient pas réalisées. Par exemple, en France l’établissement du système démocratique a demandé quatre révolutions pendant 80 ans. Le groupe dirigeant a beau organiser des manifs des balayeurs sous le mot-d’ordre «Fuck the Revolution!», ça ne fait demontrer que le marasme qui précède la mort, que la peur de la fin inéluctable. La force des choses l’emporte toujours sur des conjurations bureaucratiques.