Les archives du mouvement ouvrier: un enjeu identitaire – par Dan Gallin (Mai 2004)

Collège du Travail, Rencontre “Archives”, Genève, 7 – 8 mai 2004
Le Collège du Travail de Genève est une fondation constituée en 1978 par Lucien Tronchet, ancien président du Syndicat du bâtiment de Genève, pour “la mise en valeur de la mémoire du monde du travail.” En mai 2004, le Collège du Travail a organisé, ensemble avec l’Association pour l’étude de l’histoire du mouvement ouvrier (AEHMO), un colloque sur le thème “Archives, histoire et identité du mouvement ouvrier”, à l’Université ouvrière de Genève, avec la participation d’intervenants de France, Italie et de Suisse. Dan Gallin était parmi les intervenants et son intervention est donnée ci-dessous.

La croyance communément admise en ce qui concerne l’histoire, c’est que c’est l’étude du passé, des événements passés, et que l’histoire du mouvement ouvrier est donc l’étude de son passé.

Une fois ceci dit, rien n’est encore dit sur le rôle de l’histoire dans le temps: dans la mesure où les expériences, ou “l’expérience” (le tout formé par l’ensemble des expériences), sont transmissibles, c’est à travers l’histoire qu’elle se transmettent. Il ne s’agit donc pas du passé, mais du présent et de l’avenir.

C’est cela le rôle essentiel de l’histoire pour le mouvement ouvrier: en transmettant son expérience, l’histoire transmet ses idées et ses valeurs, c’est à dire sa raison d’être et les bases essentielles de son identité. C’est dans ce rôle que l’histoire est fondatrice de son présent et de son avenir.

Pour anéantir un mouvement, la répression ne suffit pas: il faut le priver de son identité, donc de son histoire. Le pouvoir qui cherche à contrôler le présent et l’avenir, doit contrôler le passé, c’est à dire à le réinventer selon ses besoins. Vous vous souvenez du slogan du Parti totalitaire de “l’Océanie” dans le livre de Orwell, 1984: “Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé”.

Or, il y a un obstacle: les archives, c’est à dire la documentation des faits historiques. Scripta manent. C’est la raison pour laquelle toute entreprise totalitaire qui veut contrôler le passé, le présent et l’avenir doit faire disparaître les archives, soit en les détruisant, soit en les falsifiant, soit en les confisquant. Dans “l’Océanie” de Orwell, c’était une des principales fonctions du Ministère de la Vérité, mais Orwell s’inspirait évidemment des exemples réels des grandes entreprises criminelles du 20ème siècle: le Nazisme et le Stalinisme.

La destruction ou la confiscation des archives, et bien évidemment leur falsification, sert le mensonge. Elle est toujours réactionnaire et ne peut servir qu’un pouvoir réactionnaire fondé sur le mensonge. Nous savons entre temps que seule la vérité est révolutionnaire et je dirais que la préservation et surtout l’utilisation des archives est en soi un acte de résistance révolutionnaire.
“Du passé faisons table rase” – quelle légèreté, quelle inconscience, quelle innocence, chez les auteurs de l’Internationale! Ils ne s’imaginaient pas qu’un jour cela pourrait être notre passé à nous, dont ils font partie, qui pourrait disparaître.

En Espagne, on commence seulement maintenant à ouvrir les charniers du franquisme. La fin du régime et la démocratisation avaient été accompagnées d’une sorte de pacte du silence et la peur a longtemps persisté J’ai visité les Îles Canaries comme secrétaire syndical, cela devait être en 1979. Franco et son successeur désigné, Carrero Blanco, étaient déjà morts deux, trois ans. A Gran Canaria il y a une montagne avec un précipice. Au sommet du précipice, on avait fusillé les prisonniers républicains, ensuite on avait dynamité le flanc de la montagne pour couvrir les corps de pierres. Ils y sont toujours, ensevelis sous la pierraille. Je voulais y aller et leur rendre hommage; les camarades syndicalistes m’ont prié de n’en rien faire. Il fallait éviter les provocations, disaient-ils. J’aurais dû insister.

Aujourd’hui, l’Espagne n’est plus intimidée. Les archives sont maintenant accessibles, autant celles de la répression que celles de la résistance. Elles se trouvent dans des universités, dans des fondations, une partie, celle qui concerne les anarcho-syndicalistes, à Amsterdam, à l’Institut d’Histoire sociale. L’histoire du mouvement ouvrier est écrite, et son identité est forte.
Les Nazis, en Allemagne, avaient commencé par brûler les livres. C’était un acte symbolique, mais il était suivi de la saisie des archives des partis de gauche et des syndicats pour les utiliser à des fins de répression policière, et de l’épuration des bibliothèques. C’est ce qui s’est passé ensuite en Europe occupée. Ils n’ont pas réussi à détruire le mouvement ouvrier – à une exception près, et elle est de taille: ils ont réussi à anéantir le Bund juif, en anéantissant ses membres: le prolétariat juif de Pologne, de Lithuanie et de Russie. En Europe occidentale, le mouvement ouvrier s’est relevé après la Libération, certes exsangue, mais avec la mémoire et une identité intactes. Il est vrai que le Nazisme n’avait duré que douze ans en Allemagne, et cinq ans en Europe occupée.

Le Stalinisme, lui, a duré plus longtemps: soixante ans en URSS, quarante ans en Europe occupée. Le KGB et ses filiales dans les pays du bloc ont eu tout le loisir d’effacer la mémoire de tout ce qui précédait: en Russie, à commencer par les Menchéviks, les Social-Révolutionnaires, les Anarchistes, ensuite les dissidences du Bolchévisme, Trotskystes, Bukhariniens et autres. La trace écrite de leur existence disparaissait dans les archives du KGB, les photos étaient retouchés plusieurs fois de suite pour faire disparaître les dissidents au fur et à mesure. Garder des archives personnelles était un crime.

En Europe occupée, il fallait faire disparaître le mouvement ouvrier indépendant: il fallait remplacer les syndicats indépendants par des organisations contrôlées par l’Etat et par le Parti Communiste, obliger les partis social-démocrates à fusionner avec les PC sous le contrôle de ces derniers, réprimer les îlots de résistance. Et surtout, faire disparaître la mémoire: la mémoire de ce qu’avait été le mouvement ouvrier d’avant-guerre, la mémoire de ses valeurs, de sa culture, de ses idées, c’est à dire son identité.

En soixante ans, et même en quarante ans, en y mettant les moyens, on y arrive. Et, dans un sens, ils ont gagné: les dégâts ont été durables. Le mouvement ouvrier qui s’est reconstitué en Europe orientale est un mouvement profondément en crise, désorienté parce que sans mémoire, autre que celle du passé immédiat, le régime abrutissant, avilissant et destructeur du Stalinisme. Ce mouvement se débat dans une confusion politique et morale terrible: toute la culture du mouvement ouvrier historique a été séquestrée et salie par le Stalinisme, auquel elle est maintenant identifiée.
Comment peut-on défendre les travailleurs, surtout sans mener une “lutte des classes”, puisque la “lutte des classes”, c’est le langage des oppresseurs d’hier, et que la nouvelle sagesse, c’est le chacun pour soi? Le drapeau rouge?

Impossible, c’était le drapeau des autres, donc on adopte un drapeau bleu, la couleur des conservateurs. L’Internationale? une chanson communiste. On se donne du “Monsieur” parce que le mot “camarade” est honni. Le socialisme? vous n’y songez pas, c’était l’ancien régime, le régime que l’on vomit. Et comment défendre les travailleurs contre les privatisations alors que l’idéologie néo-libérale triomphe et qu’on a plus rien à lui opposer?

Et ceux d’entre nous, en Suisse, qui continuent, avec beaucoup de légèreté, à parler des “pays socialistes” en parlant de l’ancien bloc soviétique, ou de “Cuba socialiste”, ne font qu’entretenir ces confusions et contribuent à discréditer l’idée du socialisme.

Des partis socialistes se sont malgré tout reconstitués. A part le cas de la République Tchèque, où le parti social-démocrate historique est redevenu le parti représentatif de la gauche et d’ailleurs parti de gouvernement, ces partis peinent à survivre. D’autant plus que les partis communistes recyclés s’appellent aussi partis social-démocrates ou socialistes, dans certains cas parce qu’ils cherchent réellement à l’être, dans d’autres pour donner le change.

En Roumanie, le petit parti social-démocrate historique reconstitué en 1990, a disparu en se fondant dans le grand parti “social-démocrate” communiste recyclé, qui est au gouvernement, et qui distribue les prébendes et menace les opposants. En Allemagne, le PDS a au moins eu la décence de s’excuser auprès du SPD pour la fusion forcée de 1947; en Roumanie, ce n’était pas la peine.

En Géorgie, république indépendante avec un gouvernement menchévik de 1918 à 1921, écrasée par l’Armée rouge, redevenue indépendante en 1991, avait adopté la constitution menchévique – mais le parti menchévik est aujourd’hui un groupuscule. Shevarnadze avait fait le nécessaire pour qu’il ne resurgisse pas. Et maintenant on parle de changer la constitution: la constitution menchévique était trop socialiste.

Je pourrais multiplier les exemples, mais je ne veux pas allonger: vous avez compris de quoi il s’agit.

Nous venons de vivre l’élargissement de l’Union européenne. Les mouvements ouvriers de huit pays sortis du communisme nous rejoignent: bien que la Suisse ne fasse pas partie de l’Union, nous sommes aussi concernés. D’autres pays suivront, et nous ne pouvons ignorer le mouvement ouvrier russe et des autres pays de l’ex-URSS. Nous avons maintenant un grand problème: comment communiquer avec ces mouvements, des mouvements pour la plupart a-historiques, sans mémoire et sans idéologie, pour reconstituer l’unité du mouvement international, alors que l’expérience des derniers quarante ans, ou soixante ans, nous sépare?

Nous pourrions aller au plus petit dénominateur commun: la défense élémentaire des intérêts immédiats des travailleurs sur le lieu du travail, se résigner à ce que le retour de manivelle contre le Stalinisme a conduit à l’effondrement de grands pans idéologiques et politiques de notre mouvement à l’Est, ensuite compter sur l’expérience pour récupérer au moins une partie du terrain perdu. Je ne pense pas que c’est cela qu’il faut faire. Je pense que notre tâche et notre devoir est au contraire de défendre notre héritage et en même temps d’aider les travailleurs de l’Est à récupérer leur histoire, c’est à dire leur identité de classe, pour reconquérir une vision du monde, de la société globale, et de notre avenir qui nous soit commune. Même à leur insu, car tous n’y sont pas intéressés – mais je sais que dans certains pays, dans certaines organisations, il y a une demande, une soif de savoir, comme chez les orphelins de la dictature argentine qui cherchent à retrouver leurs vrais parents.

Comment récupérer cette mémoire? Elle est dans les archives des syndicats indépendants, majoritairement socialistes, et dans les archives des partis socialistes d’avant-guerre. Où sont ces archives? Ils ont disparu dans les archives des Partis communistes et dans celles des KGB locales.

Ce serait un grand projet, historiquement important, de faire ouvrir ces archives, et qu’une équipe de chercheurs reconstitue l’histoire de ce que fut le mouvement ouvrier dans l’Est de l’Europe avant le déluge. Cela changerait à la fois notre vision de ce mouvement et leur propre vision de leur place dans l’histoire du mouvement ouvrier mondial. A ceux qui croient que ceci est un projet d’archéologie politique, je dis: bien au contraire, une fois encore il s’agit du présent et de l’avenir.

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