Syndicalisme: le retour – par Dan Gallin (2003)

L’article ci-dessous a paru dans Choisir, Revue de pères jésuites (mensuelle), avril 2003
(Rédaction: Rue Jacques-Dalphin 18, CH-1227 Carouge, redaction@choisir.ch, www.choisir.ch)


Le déclin du syndicalisme a été un thème à la mode pendant longtemps. Dans les années 1980 et 1990, dans de nombreux pays, le syndicalisme a reculé. Les causes en sont multiples: la décomposition de la classe ouvrière et sa recomposition sous d’autres formes, la répression, à différents niveaux d’intensité, mais toujours présente, l’inertie des organisations devant le changement.
Les délocalisations
L’avènement d’une économie mondialisée a énormément accru la puissance des sociétés transnationales et la mobilité du capital, alors que les syndicats, en dépit de leur idéologie internationaliste et de l’existence d’organisations syndicales internationales, continuent à se battre pour l’essentiel dans le cadre de l’Etat national. Les entreprises délocalisent leur production dans les pays où la main d’œuvre est le meilleur marché parce que les syndicats y sont faibles ou interdits (d’Allemagne en Hongrie, d’Hongrie en Ukraine, d’Ukraine en Chine), et les organisations syndicales internationales peinent à construire des structures efficaces capables de suivre les entreprises et de les confronter où qu’elles aillent.
La restructuration des entreprises
La structure des entreprises a aussi changé. En réduisant le nombre de postes permanents à temps plein, en décentralisant et en sous-traitant toutes leurs activités hormis celles de base, et en ayant recours autant que possible aux différentes formes de travail précaire (temps partiel, temporaire, saisonnier, sur appel) le patronat déréglemente le marché du travail. La sous-traitance en cascade aboutit finalement au travail à domicile, avec des conditions de travail et de rémunération qui se dégradent au fur et à mesure que l’on s’éloigne du centre. Or, les travailleurs aux différents niveaux de sous-traitance, beaucoup plus nombreux, tombent hors du champ d’action des syndicats traditionnels. C’est ce qui explique, par exemple, la chute du taux de syndicalisation au Japon (de 56% en 1950 à environ 20% aujourd’hui), mais aussi dans d’autres pays industrialisés.
La crise et l’informalisation du travail
La crise de la dette des pays en sous-développement, le démantèlement du secteur public, la déréglementation du travail dans le cadre des programmes d’ajustement structurel (PAS) du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale et la succession de crises économiques et financières depuis 1997 ont éjecté des millions de travailleurs de l’emploi formel pour les précipiter dans l’économie informelle: d’abord en Asie, ensuite dans les PECO et les pays successeurs de l’URSS, et dernièrement encore en Argentine, avec une chute catastrophique de leurs niveaux de vie. Ces millions s’ajoutent à d’autres, éjectés de l’emploi formel par la restructuration des entreprises.
Dans les pays en sous-développement, les travailleurs informels représentent la majorité de la population active (par exemple 60% au Brésil et au Mexique, 97% en Inde; en Afrique, 80% de l’emploi non agricole, 60% de l’emploi urbain et 90% des nouveaux emplois). Dans les pays industrialisés (Europe occidentale, Amérique du Nord et Japon), l’économie informelle est en croissance et se situe actuellement en moyenne autour de 15% de la population active.
La mondialisation a donc eu pour conséquence de démanteler le secteur public et même le secteur formel privé, base traditionnelle du mouvement syndical et de ses acquis sociaux, alors que les travailleurs de l’économie informelle, sans droits ni protection sociale, et sans représentation syndicale, restent intégrés aux chaînes de production et de commercialisation mondiales.
La répression
Enfin, la répression a été, et reste, une entrave majeure à la syndicalisation dans de nombreux pays: chaque année plusieurs milliers de syndicalistes sont assassinés, emprisonnés, battus ou torturés par les forces de répression et souvent condamnés à de longues peines de prisons. Chaque année, des centaines de milliers de travailleurs et travailleuses perdent leur emploi pour le seul fait d’avoir essayé d’organiser un syndicat. Dans de nombreux pays, les syndicats libres sont interdits, notamment en Chine, qui à elle seule attire la majorité des investissements étrangers dans le monde. Les pays où les droits syndicaux sont reconnus et respectés sont en minorité.
Cependant, même au creux de la vague, le recul n’a pas été universel. Partout où les conditions politiques lui sont restées favorables, en partie grâce à ses propres efforts, le mouvement syndical a résisté. C’est notamment le cas dans les Pays nordiques où les syndicats ont maintenu les taux d’organisation les plus élevés du monde (autour de 80%) et une forte influence politique, malgré les restructurations économiques et la montée du chômage. Dans les pays de l’Europe du Sud comme la Grèce, l’Espagne et le Portugal, encore des dictatures dans les années 1970, le mouvement syndical fait preuve d’un dynamisme que d’autres syndicats européens pourraient lui envier. Aux Philippines, le mouvement syndical s’est fortement développé après la chute du dictateur Marcos; en Afrique du Sud, il a été l’un des principaux artisans et bénéficiaires de la chute de l’apartheid; en Corée du Sud et au Brésil le mouvement syndical est la principale force du mouvement démocratique, en alliance avec des nouveaux mouvements sociaux.
J’écrivais ici-même il y a cinq ans que le mouvement syndical n’était pas en déclin mais en transformation. Cette transformation lui est imposée par les défis de la mondialisation, et elle est inéluctable. Il est encore trop tôt pour généraliser, et pour dire que le mouvement syndical a déjà passé de la résistance à l’offensive, mais on peut déceler les signes d’un renouveau syndical et d’autres éléments laissant présager un renversement de tendance. Ils sont visibles dans les pays qui ont été les premiers à subir l’assaut de la vague néo-libérale, tels que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, et aussi ailleurs. En gros, il s’agit de l’essor des nouveaux mouvements sociaux, l’organisation dans le secteur informel, la féminisation du syndicalisme, le discrédit du programme néo-libéral, le retour de la politique et le renforcement du syndicalisme international.
Aux Etats-Unis, depuis qu’une nouvelle direction a été élue à la centrale nationale AFL-CIO à son congrès de 1995, le syndicalisme est en mouvement. Le changement se manifeste dans trois domaines: l’organisation, une politique d’alliance avec les mouvements sociaux, une plus grande ouverture vers la gauche politique.
Dans le domaine de l’organisation, l’une des premières mesures de la nouvelle direction a été de décupler le budget pour les activités de recrutement (de 2 à 20 millions de dollars par an). Le président de l’AFL-CIO élu en 1995, John Sweeney, et son équipe proviennent de la Fédération des services (SEIU), le seul syndicat qui, depuis longtemps, fait du recrutement une priorité et qui a gagné des membres au lieu d’en perdre. Une grande partie de son succès est dû à une stratégie d’alliance avec le monde associatif dans des campagnes ciblées: les services d’entretien d’immeubles, les services de santé, les soins à domicile. C’est une stratégie qui est maintenant celle de l’AFL-CIO dans son ensemble.
L’AFL-CIO participe aussi aux grandes manifestations contre l’OMC et les institutions financières internationales, à commencer par celle de Seattle de 1999 où les syndicats, pour la première fois, étaient présents en force.
Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, Sweeney offrait à Bush son soutien “inconditionnel”. Depuis, la politique ultra-conservatrice du gouvernement dans le domaine social et économique et son aventurisme en politique étrangère a fait basculer l’AFL-CIO dans l’opposition et dans le camp de la paix. De nombreuses organisations locales, régionales et fédérations de l’AFL-CIO ont pris une part active dans le mouvement contre la guerre, notamment lors des manifestations du 15 février.
Le 30 janvier, John Sweeney et John Monks, secrétaire général du TUC, la centrale syndicale britannique, écrivaient une lettre conjointe à Bush et à Blair les appelant à n’entreprendre aucune action militaire sans l’aval des Nations Unies, sans l’appui de tous les Etats alliés et sans la “légitimité internationale la plus forte.”
Sur le terrain, les syndicats britanniques sont plus clairs. En février, deux conducteurs de locomotives, soutenus par leur syndicat, ont refusé de conduire des trains transportant du matériel de guerre et plusieurs fédérations et organisations locales ont menacé de répondre à la guerre par la grève.
Dans tous les pays, les syndicats ont massivement participé aux manifestations anti-guerre du 15 février, contrairement à ce qui s’est passé lors de la guerre du Golfe de 1991 et même dans la dernière phase de la guerre du Vietnam. Il y a à cela une explication évidente: c’est, d’une part, l’essor du mouvement “altermondialiste” dans les quatre ou cinq dernières années. Dans de nombreux pays, le mouvement syndical a rejoint cette coalition, par un effet d’entraînement et parce qu’il est obligé de faire les alliances les plus larges pour résister aux gouvernements conservateurs. D’autre part, le modèle néo-libéral se discrédite lui-même par les nombreux scandales qui frappent des sociétés prestigieuses, fleurons du capitalisme, par le manque de scrupules et l’arrogance ostentatoires de grands patrons, par les effets sociaux néfastes évidents du modèle. La perte de crédibilité du modèle néo-libéral incite à chercher des alternatives. Le mouvement syndical redécouvre ainsi une partie essentielle, mais longtemps oubliée, de son mandat: la défense des intérêts de ses membres passe par un changement de société: il recommence à croire qu’un autre monde est possible.
L’économie informelle est en croissance mais les travailleurs, et surtout les travailleuses, s’y organisent aussi, malgré toutes les difficultés. Elles s’organisent parce que c’est ce que font tous les travailleurs spontanément pour se défendre, et ceci indifféremment de la relation d’emploi. En Inde, un syndicat de femmes auto-employées, la Self Employed Womens Association (SEWA), qui a commencé il y a vingt-cinq ans avec quelques centaines de membres, en compte maintenant près de sept cent mille, et il est un exemple pour d’autres. A la fin de l’année dernière, une fédération internationale de syndicats de vendeurs ambulants (StreetNet) s’est créée: son siège est en Afrique du Sud et elle compte des membres en Afrique, en Asie et en Amérique Latine. A cela s’ajoutent des syndicats de travailleuses à domicile, d’employées de maison et d’autres, dans le monde entier. Ils sont aidés par des mouvements de femmes, par des organisations d’éducation ouvrière, par des organisations de solidarité et, de plus en plus, par les syndicats traditionnels. Un grand mouvement, fait de réseaux multiples et convergents, est ainsi en train de naître. Il commencera à peser sur les rapports de force sociaux ces prochaines années.
Ce mouvement va de pair avec la féminisation du mouvement syndical. Presque partout, les femmes sont encore très sous-représentées dans les directions syndicales. Dans trois pays seulement, une femme est à la tête d’une confédération: Australie, Norvège, Suède. Sur les dix fédérations internationales, une seule a une secrétaire générale (celle du bâtiment). Mais sur le terrain, cela change. Aux Etats-Unis, par exemple, l’écart des salaires entre hommes et femmes est en train de rétrécir, parce qu’un plus grand nombre de femmes se syndiquent, alors que les syndicats perdent encore des membres. En Grande Bretagne, la grève des employés des municipalités de juillet 2002, qui s’est soldé par une augmentation des salaires de 7,7%, était la plus grande grève de femmes dans l’histoire du pays. En Suisse, le syndicat UNIA, créé en 1996 par le SIB et la FTMH pour organiser le commerce, les hôtels et restaurants et d’autres services, est majoritairement composé de femmes, pour la plupart jeunes. C’est aussi le seul syndicat de l’Union syndicale suisse qui est en croissance constante. Le nouveau syndicalisme sera beaucoup plus féminin, plus représentatif et plus inventif.
Sur le plan international, l’action des fédérations syndicales est devenue beaucoup plus professionnelle et efficace. Les accords internationaux entre sociétés transnationales et fédérations syndicales internationales, qui portent sur des questions de principe, en premier lieu la reconnaissance des droits syndicaux, commencent à créer un système de relations sociales internationales (le premier accord de ce type avait été conclu entre la fédération de l’alimentation UITA et la société Danone en 1988; maintenant il y en a une vingtaine, dans presque tous les secteurs). La fédération des transports ITF a réussi à imposer des normes, y compris des salaires minimum, dans l’industrie maritime. Le nouveau syndicalisme sera aussi beaucoup plus international.
Le syndicalisme a toujours été un combat, toujours difficile, souvent dangereux. Il est porté par des millions d’hommes et de femmes qui luttent chaque jour, partout dans le monde, parce qu’ils ne peuvent faire autrement, avec les ressources d’intelligence, de courage, d’humour, de ténacité et de créativité qui sont propres à la condition humaine. C’est dans ses membres qu’il trouve, chaque jour, chaque année et chaque siècle, la source de son renouvellement.