Le Dr. Peter Rütters enseigne les sciences politiques à l’Université libre de Berlin. Il est l’auteur de nombreuses publications sur la structure et les politiques d’organisations syndicales internationales et sur l’histoire du mouvement syndical allemand. Parmi d’autres livres, il a écrit une analyse des des politiques et du développement de l’UITA de l’après guerre (Chancen internationaler Gewerkschaftspolitik, Bund Verlag, 1989), une histoire des activités de l’UITA en Afrique du Sud (Gegen Apartheid und für Gewerkschaftsfreiheit, 1996) et d’une histoire de l’UITA (co-auteur: Sigvard Nyström), publiée en anglais et en espagnol par la Friedrich-Ebert-Stiftung en 1990. L’interview ci-dessous avec Dan Gallin, Secrétaire général de l’UITA de 1968 à 1997, a paru une première fois en allemand et en anglais. Famille, école, études, socialisation politique
Peter Rütters : Je voudrais commencer l’entretien en te demandant comment tu es arrivé à l’UITA. Mais avant que tu racontes comment tu es devenu, en août 1960, assistant de Juul Poulsen, le secrétaire général d’alors de l’Internationale des travailleurs de l’alimentation, pourrais-tu nous parler de ton histoire familiale et de ton propre parcours, avant d’arriver à l’UITA.
Dan Gallin : Je suis né le 26 avril 1931 à Lwów, en Pologne. Mon père y était le consul général de Roumanie. Ma famille vient de Czernowitz, la capitale de la Bucovine, une ville qui appartenait à l’Autriche-Hongrie avant 1918. Mon grand-père maternel, Kucharczyk, y tenait une confiserie. Czernowitz était à l’époque une ville multiculturelle, comme beaucoup en Autriche-Hongrie. Ma mère était en partie arméno-polonaise. Les Arméno-Polonais n’existent plus. Mais du point de vue culturelle, ma mère et sa famille étaient de langue allemande. La famille de mon père était naturellement roumaine. Mon grand-père paternel était consul général de Roumanie à Czernowitz.
J’ai passé les premiers six ans de ma vie en Pologne, à Lwów. Ensuite, mon père a été transféré à Hambourg comme consul général de Roumanie. C’est là où j’ai commencé l’école. Mes parents m’avaient mis dans une école catholique parce que ce n’était pas une école nazie.
R : Etait-ce une décision consciente ?
G : Oui, bien que mon père était foncièrement anti-catholique du fait de son nationalisme roumain. Pour lui, l’appartenance à l’Eglise grecque orthodoxe faisait partie de son identité roumaine, alors qu’il n’était pas spécialement religieux. Ensuite, quand les nazis ont fermé l’école catholique – cela devait être en 1938- j’ai reçu un enseignement privé d’un professeur roumain que mon père avait fait venir de Roumanie. Pendant deux ans, j’ai suivi le programme de l’école primaire roumaine et j’ai reçu mon certificat de fin d’études primaires par l’ambassade de Roumanie à Berlin. En 1940, mon père avait été transféré à Berlin, toujours comme consul général.
A Berlin, mes parents m’ont inscrit au lycée français où je suis resté jusqu’en août 1943.
R : Pourquoi tes parents ont-ils choisi le lycée français ?
G : Parce qu’il avait la réputation d’être l’école la moins contaminée par le nazisme. Plusieurs autres élèves étaient là pour la même raison, Klaus Wagenbach, qui deviendra l’éditeur de gauche spécialisé dans Kafka et la littérature italienne, Thomas Bonhoeffer, le neveu du pasteur résistant anti-nazi Dietrich Bonhoeffer…Dans l’année, nous avions formé un petit groupe anti-nazi.
R : Comment vous manifestiez-vous ?
G : Par des blagues politiques anti-nazies, par le refus de certains d’entre nous de faire le salut nazi au début des cours, ce qui était relativement facile pour moi en tant qu’étranger et fils de diplomate mais dangereux pour les Allemands. Quelques-uns refusaient malgré tout. Nous discutions aussi de ce qu’il était advenu aux Juifs.
R : Etait-ce déjà un sujet pour un enfant de onze, douze ans ?
G : Oui, parce que beaucoup d’étoiles jaunes étaient apparues dans les rues puis elles disparaissaient lentement. Nous nous demandions ce qui leur était arrivé. Dans nos familles, on nous disait qu’il ne fallait pas en parler parce que c’était dangereux.
R : Y avait-il des explications ? Des soupçons ?
G : Transferts de population. Déplacements forcés. C’était seulement que de rumeurs. Nous ne parvenions pas à apprendre quoi que ce soit à ce sujet.
R : En 1943, tu es venu en Suisse. Pourquoi ?
G : Après le premier bombardement massif de Berlin, mes parents m’ont envoyé en Suisse pour me mettre à l’abri. Ils m’ont mis dans une école privée, le Rosey, à l’époque uniquement pour garçons. Une école de cadres de la bourgeoisie, avec beaucoup d’étudiants de grandes familles où j’ai reçu une éducation approfondie et pointue.
R : Dans quel sens, « pointue » ?
G : Nous avions des professeurs très qualifiés qui nous ont transmis autant de savoirs que d’aptitudes. C’est là où j’ai appris à écrire. Au Rosey, je préparais le bac français de littérature et philosophie. A part cela, nous faisions du sport tous les après-midi, ce qui m’a donné une bonne constitution physique et une grande capacité de travail.
Sous divers aspects, je n’aimais pas cette école. Quitter sa famille pour la première fois pour aller dans un internat est toujours un drame, surtout si c’est dans un autre pays. Par ailleurs, je supportais de moins en moins le caractère élitiste de l’école. Il ne correspondait pas à l’éducation que j’avais reçue. Je suis néanmoins resté au Rosey jusqu’en 1948, après avoir passé la première partie du bac. La deuxième partie, je l’ai préparée à l’école Lémania, à Lausanne. J’ai raté le premier examen et j’ai finalement passé en automne 1949. Je commençais à en avoir assez de l’école.
C’est à ce moment-là que je me suis mis à lire énormément. Je découvrais Camus, Sartre, Malraux et également Koestler dont j’avais déjà lu Le Zéro et l’Infini au Rosey et dont j’avais encore à lire Le yoghi et le commissaire. J’avais découvert le Surréalisme. Ce fut pour moi une expérience extraordinaire, d’abord en peinture, ensuite en littérature.
R : Qu’est-ce qui t’impressionnait dans la peinture ?
G : Dali, Magritte, Max Ernst. C’était une rencontre inattendue et inespérée avec quelque chose que je cherchais sans le savoir.
R : Sais-tu ce qui t’attirait spécialement ?
G : La rébellion, je crois. La révolte. J’avais commencé à m’intéresser aux idées de gauche.
R : Qu’est-ce qui a suscité cet intérêt ?
G : Ce n’est pas le hasard, il est venu de mes parents. Comme je l’ai dit, mon père était un nationaliste roumain, mais dans la Roumanie de l’entre-deux guerres, il existait de fortes tendances populistes dans le nationalisme. Mon père n’était pas élitiste du tout, il se sentait responsable devant le peuple. Par exemple, je me souviens d’une petite conversation – je devais avoir six ans. Nous nous promenions au bord de la Alster à Hambourg et je lui demandais ce qui était pire, les bolchéviks ou les nazis. Il m’a répondu les nazis. Si les bolchéviks gagnent en Europe, ils nous extermineront, nous, notre famille et notre milieu. Mais si ce sont les nazis, ils détruiront ou asserviront la nation roumaine, par conséquent, les bolchéviks sont le moindre mal.
Ma mère était politiquement beaucoup plus conservatrice. Elle méprisait le nationalisme roumain. Son monde s’était écroulé avec l’empire austro-hongrois et la mort de Franz-Josef. Elle y avait substitué le mouvement pan-européen, l’idée pan-européenne représentée à l’époque par Coudenhove-Kalergi. En ce sens, elle était internationaliste. Le populisme de mon père et l’internationalisme de ma mère ont été la base de mon évolution vers le socialisme.
R : Au sortir de l’école, tu as passé quelques années aux Etats-Unis, où tu as étudié et travaillé et où tu t’es engagé dans la politique. Pourquoi ce voyage en Amérique en 1949 ?
G : Le hasard. Des connaissances m’ont trouvé une bourse pour l’université du Kansas, à Lawrence. Là, j’ai commencé à étudier les sciences politiques. Je vivais dans une coopérative d’habitation étudiante. Un groupe qui me semblait sympathique publiait une revue littéraire et politique intitulée Upstream. Il y avait aussi un journal étudiant de droite, The Eagle, édité par les étudiants ultra-conservateurs. A Lausanne, j’avais commencé à faire de la peinture et j’avais pensé devenir peintre. Donc je m’étais offert de peindre des affiches pour Upstream et j’en ai fait quelques-unes. Un jour, The Eagle a publié un papier en hommage à l’Espagne franquiste. Cela m’a paru insupportable, alors qu’à l’époque je n’avais pas d’affiliation politique. J’ai écris une réplique qui a été publiée dans Upstream. Les éditeurs ont tellement aimé cet article qu’ils m’ont demandé de les rejoindre.
A cette époque, il y avait une multitude de revues étudiantes aux Etats-Unis. Chaque université en avait deux ou trois. Elles étaient distribuées par les librairies universitaires, qui vendaient aussi les revues des autres universités.
R : C’est là que ton engagement politique commence et où tu adhères à un groupe trotskyste. Comment c’est arrivé ?
G : J’ai commencé à observer les Etats-Unis en faisant de l’autostop. Dans une librairie universitaire, je suis tombé sur une revue qui s’appelait Anvil & Student Partisan et qui m’a parue très intéressante. Elle était publiée par l’organisation de jeunesse d’un tout petit groupe politique, la Ligue socialiste indépendante (ISL). Celle-ci était une scission du mouvement trotskyste, avec lequel elle était en désaccord, notamment sur la question russe. Le trotskysme officiel considérait la Russie comme un «Etat ouvrier dégénéré » alors que la Ligue considérait que la Russie n’étant en aucune façon un « Etat ouvrier » mais une nouvelle société de classes qui impliquait une oppression des travailleurs encore pire que celle de la société capitaliste. Cela signifiait qu’il était impossible de défendre l’URSS mais qu’il fallait se battre sur deux fronts : former, contre le capitalisme et contre le stalinisme, un « troisième camp » qui représenterait les intérêts de la classe ouvrière et des peuples du monde.
C’est un peu comme cela que je voyais moi-même la situation. Je suis donc allé voir ce groupe à New York. Un peu plus tard, entre 1950 et 1951, j’y ai adhéré, informellement car comme étranger je n’en avais pas le droit, et je me suis plongé dans le travail politique avec tout le zèle du néophyte.
R : Ton engagement politique t’a empêché de renouveler ton permis de séjour et en mars 1953, tu as dû quitter les Etats-Unis. Mais tu n’étais plus seul !
G : En effet, j’avais attiré l’attention des autorités qui m’avaient demandé de leur envoyer mon passeport. C’était un passeport Nansen pour apatrides, avec un visa américain qui était sur le point d’expirer. Je leur ai envoyé le passeport et elles l’ont gardé jusqu’à ce que le visa ne soit plus valable. Ensuite, elles m’ont arrêté car je séjournais aux Etats-Unis sans visa valable, et j’ai dû déposer une caution de 500 dollars pour être relâché. C’était en 1952. Je devais me présenter à une audition à New York qui allait déterminer si je serais déporté ou pas.
Entre temps, j’étais devenu l’ami de Elizabeth Focht, de la Jeunesse socialiste de Chicago. Nous sommes venus à New York en autostop. Là, suite à un imbroglio, je ne suis pas parvenu à être auditionné dans les délais prévus et j’ai dû prolonger mon séjour. J’ai pris un emploi, ainsi que ma compagne, à la bibliothèque publique de New York. Là, nous avons profité de l’occasion pour organiser un syndicat. C’est le seul syndicat que j’aie jamais organisé de ma vie. Il fallait remplacer un vieux syndicat communiste qui s’était effondré. Quelque chose de nouveau devait être trouvé. C’est ce que nous avons fait. Ce syndicat existe encore aujourd’hui, en tant que section de la Fédération américaine des employés d’Etat, Comtés et Municipalités.
Et nous avons continué notre travail politique, en allant aux réunions, en vendant nos publications dans la rue, tout ce qu’il fallait.
R : Mais finalement tu as finalement quitté les Etats-Unis.
G : Mes parents s’inquiétaient, m’interrogeaient sur mon retour. J’aurais voulu rester à New York, j’aimais cette ville. Mais je me suis dis : maintenant tu as un choix, ou bien tu passes à la clandestinité, tu prends une nouvelle identité et tu deviens un révolutionnaire professionnel ; ou bien tu restes dans la légalité et tu fais tout ce qui est nécessaire pour cela. J’ai choisi la seconde option. Je ne voulais pas devenir un révolutionnaire professionnel parce que je voulais vivre une vie normale avec des gens normaux. Ce n’était pas un raisonnement seulement personnel mais surtout politique, un rejet du sectarisme, pour être plus efficace. La clandestinité aurait été incompatible avec la nécessité de travailler dans un mouvement de masse.
Donc, au printemps 1953, j’ai redemandé une audition au service d’immigration, tout suite accordée cette fois-ci, avec pour résultat que j’ai dû quitter le pays dans un délai d’un mois. En mars 1953, j’étais de retour en Europe. J’ai habité avec ma compagne chez mes parents, à Genève.
R : Tes parents ont-ils accepté l’engagement politique de leur fils ?
G : J’ai eu des problèmes avec eux. Ils ne s’attendaient pas à ce que leur fils devienne un activiste socialo-trotskiste, accompagné d’une femme qui l’était également. Rien dans leur vie ne les avait préparé à pareille situation. Nos relations sont donc devenues tendues, moins avec mon père d’ailleurs qu’avec ma mère. Finalement, en décembre 1953, j’ai épousé ma compagne, les tensions ont lentement diminué, ma femme a trouvé un travail, nous avons eu notre propre appartement ce qui a beaucoup facilité les choses.
R : Puis tu as étudié la sociologie, tu as travaillé quelques années pour l’organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) . Comment se fait-il, qu’ayant conservé ton engagement socialo-trotskyste, tu aies été engagé par l’UITA ?
G : J’avais évidemment continué à travailler pour la ISL depuis Genève. En fait j’étais l’un de ses correspondants étrangers. Je pensais pouvoir utiliser ma situation pour mettre en réseau des groupes similaires ou voisins qui, pour différentes raisons, n’étaient pas bien connectés. C’est ainsi que j’ai pris contact avec de nombreuses organisations, y compris en Allemagne où je suis tombé sur le groupe Funken (Etincelles) à Frankfort, où j’ai connu l’historien de la IG Metall, Fritz Opel. C’est aussi par ce groupe que j’ai rencontré un ancien camarade de Otto Rühle, Henry Jacoby, qui était alors chef d’un département de la FAO à Genève. C’est lui qui m’a conseillé instamment de finir mes études universitaires. En 1958, il m’a donné un poste dans son département à la FAO.
R : Et comment as-tu passé à l’UITA ?
G : J’avais appris par Charles Levinson que le secrétaire général de l’UITA, Juul Poulsen, cherchait un assistant. J’avais rencontre Charles Levinson, alors secrétaire général-adjoint de la Fédération internationale des ouvriers de la métallurgie (FIOM), à Rome, en 1956, dans une conférence sur la productivité où je représentais le département de sociologie de l’Université de Genève. Nous étions devenus amis et c’est ainsi qu’il m’a informé sur cette offre de travail. J’y ai immédiatement répondu, d’autant mieux que je commençais à m’ennuyer sérieusement à la FAO. Par un coup de chance, je pouvais devenir actif dans le mouvement syndical international. C’était très proche de mes idées et de ce que je voulais faire de ma vie.
R : Quand et pourquoi as-tu eu l’idée que le travail dans une organisation syndicale internationale pouvait t’offrir une perspective professionnelle et politique intéressante ?
G : Il y a quelques remarques importantes que je dois faire ici. D’abord, sur mes relations avec la social-démocratie. Mon groupe américain s’était dissout en 1958 et ses membres étaient entrés individuellement au Parti socialiste, la version américaine de la social-démocratie. Peu avant, en 1955, j’avais adhéré au Parti socialiste suisse. En 1949, quand j’étais parti en Amérique et que je commençais à penser et à me sentir à gauche, il ne me serait jamais venu à l’esprit d’entrer dans un parti socialiste. Je les trouvais ennuyeux – barbants, bureaucratiques, provinciaux, pour tout dire, peu intéressants. Après mon retour des Etats-Unis, avec un peu plus de connaissance et d’expérience, la social-démocratie m’est apparue comme ma maison politique évidente. Indépendamment du fait que je sois d’accord avec la politique de la direction, du parti ou de tous ses membres. Je me suis rendu compte qu’on pouvait être dans un parti de masse de gauche sans être obligé d’y fonder une faction ou d’avaler des couleuvres.
J’avais deux options : je pouvais essayer de faire de la politique dans le cadre électoral de la social-démocratie, ou je pouvais être actif autrement dans le mouvement, en particulier dans les syndicats. Ce n’était pas contradictoire dans mon esprit, mais le mouvement syndical me paraissait plus authentique que le parti. Dans les syndicats, la politique de l’organisation a des conséquences plus directes, les membres peuvent donc en général la sanctionner plus facilement. Les syndicats sont la première et souvent la dernière ligne de résistance réelle contre le capital et contre les différentes forces que nous avons à combattre. J’étais donc de plus en plus attiré par le mouvement syndical. J’abandonnais l’idée d’une carrière politique.
R : C’est parce qu’il connaissait cette inclinaison que Charles Levinson t’a parlé du poste de l’UITA ?
G : Lorsque j’ai appris que cette offre existait, je suis allé voir Poulsen et il m’a immédiatement engagé. A un salaire plus bas que celui que je recevais à la FAO mais cela m’était complètement indifférent. C’est ainsi que j’ai commencé à l’UITA comme homme à tout faire.
Election comme secrétaire général en 1968
R : En 1970, le congrès t’a élu secrétaire général, après que le comité directeur de l’UITA (maintenant comité exécutif) t’ait élu secrétaire général par intérim, en 1968. L’élection devait en fait avoir lieu au congrès de Dublin de 1967 mais elle avait été reportée à cause de dissensions. Qu’est-ce qui faisait de toi le successeur naturel de Juul Poulsen ?
G : J’étais devenu le « successeur naturel » car dans les faits, j’étais déjà chargé de l’organisation. J’avais l’expertise nécessaire, mes qualifications professionnelles et politiques étaient reconnues par une grande partie des affiliés. Normalement, j’aurais déjà dû être élu à Dublin.
R : Etait-ce la position que tu avais voulue ?
G : Pas du tout. Quand j’ai commencé à l’UITA comme assistant de Poulsen, je n’avais jamais imaginé que je pouvais en devenir le secrétaire général.
R : Ce n’était pas ton plan de carrière ?
G : Je n’avais en fait pas de plan de carrière, et je ne pensais pas être acceptable. Pour moi, cette fonction devait être occupée par un syndicaliste expérimenté, ce qui, dans mon esprit, n’était pas mon cas. Je me considérais comme un technicien, avec des vues politiques évidemment, et un certain savoir faire, mais je ne me voyais pas comme un secrétaire général.
R : Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?
G : Essentiellement la situation en Amérique latine, le conflit entre l’UITA et l’AFL-CIO
(Fédération américaine du travail/Congrès des organisations industrielles). Je me suis dit que si je ne me battais pas, et si je ne réussissais pas à devenir secrétaire général, l’organisation risquait de perdre son indépendance. Ce conflit aurait pu se terminer différemment. L’organisation régionale latino-américaine aurait pu restée isolée, ne plus recevoir le soutien du centre, peut-être disparaître.
R : Qu’est-ce qui a empêché ton élection au congrès de 1967, un événement plutôt rare dans la vie syndicale ?
G : Le chef de la délégation américaine, qui représentait un syndicat aligné sur ce qu’était alors la politique internationale de l’AFL-CIO, a déclaré que les organisations américaines se retireraient si j’étais élu. Le congrès a alors demandé à Poulsen de rester une année de plus et toute la question a été renvoyée au comité directeur. Entre temps, Patrick Gorman, secrétaire général de la Fédération américaine des bouchers et travailleurs de la viande, un vieux socialiste, avait envoyé un long telex au comité directeur dans lequel il déclarait que sa fédération quitterait l’UITA si je n’étais pas élu. La fédération de la viande était le principal affilié américain de l’UITA. Les Européens ont compris la situation et en septembre 1968, le comité directeur m’a nommé secrétaire général par intérim.
R : Pourquoi une partie des syndicats américains ne voulaient-ils pas de toi ?
G : Notre fermeture des bureaux régionaux d’Amérique latine en 1965, et la constitution d’une nouvelle organisation régionale une année plus tard avaient été un grand choc pour l’AFL-CIO. Ses fins limiers s’étaient mis à enquêter pour savoir où était l’ennemi. Ils avaient trouvé mon dossier au FBI sur ma quasi-expulsion en 1953 et mes activités politiques aux Etats-Unis. Dès ce moment, ils savaient où était l’ennemi. Sur cette base, ils ont laissé courir le bruit que j’étais le principal responsable de l’effondrement de leur opération en Amérique latine et de l’expulsion de la CIA du champ d’activité de l’UITA. Ils n’avaient pas entièrement tort. C’est pourquoi ils ont affirmé que mon élection comme secrétaire général de l’UITA était incompatible avec l’affiliation d’un syndicat américain.
R : En 1968, les choses semblaient s’être calmées, au moins dans l’UITA ?
G : Une seule personne avait voté contre moi au comité directeur, Max Greenberg, du syndicat du commerce (RWDSU). En 1970, ma nomination a été confirmée par le congrès qui en même temps élisait un président américain, Daniel Conway, du syndicat des boulangers et confiseurs (ABC). Les boulangers étaient l’un des syndicats qui n’avait pas compris ce qui c’était passé en Amérique latine. Tout ce qu’ils savaient, c’est que nous avions fait quelque chose de terrible en mettant fin à notre coopération avec l’AFL-CIO.
R : Dans ces circonstances, comment s’est passée la coopération avec un président américain ?
G : Peu avant le congrès, j’avais eu une conversation avec Conway. Il m’avait invité à déjeuner et m’avait dit: “Il est possible que je devienne président. Tu seras probablement secrétaire général. Nous devrons travailler ensemble. Qu’est-ce que tu as exactement contre la CIA ?” Je savais qu’il avait recruté pour les boulangers dans l’Ouest des Etats-Unis. Je lui ai demandé : quand tu vas dans une petite ville pour organiser une boulangerie, quel est le premier obstacle que tu trouves devant toi ? Le shérif, a-t-il répondu. Et j’ai dit : parfaitement. La CIA est le shérif mondial, et je n’aime pas les flics. Après cela, nous nous sommes très bien entendus.
R : Est-ce que ton élection controversée a eu des conséquences sur ta position en tant que secrétaire général et sur ton acceptation comme personne ?
G : Non, au contraire, elle énormément consolidé ma position.
R : Pourquoi ?
G : J’avais passé le test d’endurance, le plus dur. Cela a aussi quelque chose à voir avec la culture de l’UITA. A l’UITA, depuis sa création, il n’a jamais été considéré comme négatif d’être de gauche. Le premier secrétaire général, Jean Schifferstein, était un socialiste de gauche. Hermann Leuenberger, après lui, était de gauche. Juul Poulsen était un socialiste de gauche. Et je crois que je correspondais moi-même aux attentes et aux opinions des membres. Après tout, depuis ses débuts, l’UITA était une organisation de petits syndicats faibles, à quelques exceptions près, qui devaient constamment lutter pour leur survie, même dans les pays industrialisés. Elle avait une culture militante. Ce n’était donc pas à mon désavantage d’être identifié comme aussi étant de gauche. D’ailleurs, la majorité de nos membres américains étaient de gauche.
R : Mais ce n’était pas le cas avec les boulangers confiseurs de Daniel Conway ?
G : Conway n’était ni de gauche ni politisé. C’était un syndicaliste d’une grande droiture et un homme extraordinairement honnête. Il a compris mes motivations. Je n’étais pas là pour faire adhérer l’UITA à la Quatrième Internationale, la diviser, la subvertir, la fusionner avec la FSM, la Fédération syndicale mondiale, ou quoi d’autre encore, mais pour construire une organisation propre et combative. C’est ce qu’il voulait aussi. Nous n’avions pas de problème.
R : Donc la majorité des organisations américaines t’acceptaient ?
G : Oui. A partir du congrès de 1970, j’ai été réélu à l’unanimité à chaque congrès suivant.
Ambitions, objectifs et activités comme secrétaire général
R : Quelles étaient tes idées sur le développement de l’UITA quand tu as pris tes fonctions de secrétaire général ?
G : Ma première réflexion était la suivante : l’UITA est une organisation syndicale et une organisation syndicale est une organisation de combat. C’est-à-dire appelée à combattre et si possible à gagner. Il m’a semblé que pour la rendre apte à ce rôle, il fallait en assurer l’indépendance. C’était là le sens de la lutte contre la CIA en Amérique latine. L’enjeu était l’indépendance par rapport à toute influence gouvernementale, sans parler des employeurs ou d’autres, de même que par rapport aux partis politiques. En tant que socialiste, je n’aurais pas voulu que nous soyions subordonnés de quelque façon que ce soit à une structure de parti socialiste, ou que nous en dépendions. A cette époque, cependant, ce n’était qu’une question théorique. La seule question pratique était la dépendance par rapport au gouvernement américain, la CIA ou d’autres institutions analogues.
R : Dépendance ou influence ?
G : La dépendance était une menace réelle. Il y avait des organisations qui étaient réellement dépendantes, par exemple la Fédération internationale des travailleurs du pétrole. C’était une opération de la CIA depuis le début et n’a jamais été autre chose.
R : A part l’indépendance, quelles étaient les autres conditions importantes du développement de l’action de l’UITA ?
G : La deuxième était de stabiliser l’organisation, ce qui voulait dire la débureaucratiser. A cet égard, la régionalisation était décisive. Elle a permis la débureaucratisation en changeant graduellement le comité exécutif : il est devenu plus exigeant, mieux informé, je dirais presque mieux éduqué. D’un organe qui entérinait les décisions, il est devenu un organe exigeant, critique. Cela a pris des années, pendant lesquelles l’UITA , de boîte aux lettres qu’elle était, est devenue une organisation de combat.
R : L’UITA était une boîte aux lettres avant 1968 ?
G : Quand je suis entré à l’UITA en 1960, c’était une boîte aux lettres. Les membres n’en attendaient pas autre chose. Mais il faut dire en rétrospective que c’était une période tranquille, le mouvement syndical n’avait pas de problèmes réels. Cela a changé radicalement dans les années 1970.
R : Retournons à tes ambitions de secrétaire général.
G : Il y avait un troisième point important, pour lequel l’indépendance de l’organisation et sa stabilisation interne étaient des conditions préalables : la mise sur pied d’une coordination efficace au niveau des sociétés transnationales. Tous comptes faits, mon ambition était de contribuer à faire de l’UITA une organisation exemplaire, un fer de lance du mouvement syndical international. J’ai trouvé un large soutien au sein de l’organisation puisque c’était un programme qui correspondait à l’attente de la plupart des membres.
R : Que fallait-il faire à l’intérieur pour stabiliser l’organisation ?
G : Il fallait surtout renforcer sa culture démocratique. C’est-à-dire sa capacité d’établir des rapports démocratiques sans qui que ce soit se sente menacé ou marginalisé. Les organisations faibles devaient être protégées et les fortes devaient apprendre que c’était aussi leur obligation de les respecter, que c’était le prix de la vie démocratique dans l’organisation. Il était nécessaire de faire accepter que des problèmes importants puissent aussi être soulevés par des organisations qui étaient peut-être faibles, dans un pays du tiers monde, mais qui méritaient d’êtres discutés avec respect plutôt que d’être écartées par la majorité. Dans une certaine mesure, nous avons réussi.
R : A part cela, as-tu réussi à mettre en œuvre ton ambitieux programme ?
G : Seulement en partie. Je n’ai jamais cru que j’avais vraiment la capacité de créer une organisation idéale. J’ai toujours pensé que dans le fond, chacun a le devoir de faire le plus qu’il peut dans le temps où il est là. Personne ne peut faire plus. En tout cas, j’ai essayé de faire de mon mieux, sans l’illusion que je pouvais vraiment atteindre tous mes objectifs. Mais il faut avoir les objectifs pour aller quelque part, pour arriver à faire quelque chose.
R : Plus précisément, dans quelle mesure la position de secrétaire général permet-elle la mise en œuvre d’un tel programme ?
G : C’est une question de savoir faire politique. Bien évidemment, un secrétaire général ne peut pas agir tout seul, il a besoin de coalitions, il a besoin de soutien, ce qui veut dire des coalitions d’affiliés importants qui comprennent ses objectifs et les appuient. J’y ai réussi dans de nombreux cas. Certainement sur la question de l’indépendance, largement, bien que jamais suffisamment sur la question de la stabilisation intérieure et de la démocratisation, partiellement sur la question de l’action contre les sociétés transnationales. Là, l’obstacle que je n’ai jamais réellement réussi à surmonter est venu de l’Europe, du séparatisme européen. Ca a peut-être été mon combat le plus difficile.
Le comité exécutif
R : Avant de parler du « séparatisme européen », j’aimerais revenir sur une remarque que tu viens de faire. Tu soulignes que le comité exécutif (jusqu’en 1973, cet organe de direction était appelé « comité directeur ») est devenu plus exigeant et compétent. Ne l’était-il pas déjà dans les années 1950 et 1960 ? Il y avait aussi à cette période des syndicalistes expérimentés, confiants en eux-mêmes, décidés et fonceurs au comité : Henri Ceuppens, Hans Nätscher, Marius Madsen, John Swift, pour n’en nommer que quelques-uns. Qu’est-ce qui avait changé ?
G : Le comité exécutif des années cinquante était celui qui s’est laissé piéger par la proposition de l’AFL-CIO d’organiser l’UITA en Amérique latine, ce qui avait abouti à la mise sous contrôle de ses activités régionales par la CIA pour un temps. Ces syndicalistes expérimentés et confiants en eux-mêmes n’en savaient pas assez pour empêcher cela et ils ont mis l’UITA dans un danger mortel.
R : Etait-ce un manque de jugement ou d’information ?
G : Un manque de connaissance mais aussi le fait que l’UITA était moins prise au sérieux à cette époque qu’elle le sera plus tard. Au fur et à mesure de son évolution, sont entrés au comité exécutif de plus en plus de membres qui prenaient l’UITA au sérieux, qui croyaient en son importance, autant pour leurs propres activités que dans un contexte plus général. Tandis que dans les années 1950 et 60, les membres considéraient l’UITA comme une scène marginale, sans quoi ils auraient acquis l’expertise nécessaire pour prendre des décisions intelligentes. Cette sorte de négligence à l’égard de l’UITA n’existe plus.
R : Peux-tu illustrer ce changement ?
G : Par les relations entre les syndicats de l’Amérique du Nord et l’UITA par exemple. Depuis qu’ils se sont affiliés au début des années cinquante, ils ont été représentés au comité exécutif. La Fédération des bouchers, en tant que plus grande organisation, avait un siège. Patrick Gorman avait été élu mais ne venait jamais aux réunions. Il envoyait toujours des vice-présidents qu’il voulait récompenser par un voyage en Europe. Ils arrivaient aux réunions sans préparation. Parmi eux, il y avait des syndicalistes consciencieux, atterrés de découvrir que des problèmes importants étaient à l’ordre du jour, sur lesquels ils n’avaient pas travaillé. C’est inconcevable aujourd’hui. Les préparatifs des réunions ne commencent pas un mois avant mais durent toute l’année, et chaque année. C’est pour cela que je parle d’un « autre » comité exécutif.
R : Qu’est-ce qui a changé l’attitude des syndicalistes américains ?
G : Les problèmes posés par les sociétés transnationales, quand les syndicalistes se sont aperçus que les sociétés avec lesquelles ils traitaient étaient présentes dans le monde entier. S’ils voulaient maintenir leur pouvoir de négociation avec ces sociétés, ils devaient s’allier à d’autres syndicats, dans d’autres pays. Les activités de coordination de l’UITA au niveau des sociétés transnationales étaient absolument décisives à cet égard et elles ont changé l’attitude des syndicats américains sur l’importance et la nature des activités syndicales internationales.
L’organisation régionale européenne
R : Revenons au « séparatisme européen » et à la controverse autour de l’organisation régionale européenne. L’UITA avait créé des organisations régionales depuis 1967, en Amérique latine, puis ailleurs, mais leur statut et leur rapport avec l’Internationale n’avaient été définis qu’ au congrès de 1973 par un amendement aux statuts (article12).
Les organisations régionales ont leur propre structure, avec une grande mesure d’indépendance. Elles coordonnent et représentent les intérêts des affiliés dans les organes centraux décisionnels de l’UITA. Certaines peuvent même s’autofinancer. La décision de 1967 de créer une organisation régionale en Amérique latine était une réaction à la perte de contrôle du secrétariat de Genève sur les activités régionales depuis le début des années soixante.
G : D’abord, il faut souligner que l’enjeu politique de la fondation de l’organisation régionale pour l’Amérique latine et plus tard pour l’Asie, l’Afrique et enfin pour l’Amérique du Nord n’était pas d’abord une question de perte de contrôle mais l’indépendance de l’organisation. La raison première avait été de repousser l’intervention de la CIA, précisément pour préserver l’indépendance de l’organisation internationale.
Nous avions arrêté toutes les activités en Amérique latine en 1965 et n’avions rien fait pendant une année. Nous les avons relancées une année plus tard sur de nouvelles bases et avons créé la première organisation régionale de l’UITA. Nous voulions empêcher qu’une expérience comme celle que nous venions de subir puisse se reproduise. La réponse était la démocratie.
D’abord, nous avons mis sur pied l’organisation pour l’Amérique latine sans l’Amérique du Nord, avec un comité directeur régional élu et un secrétaire régional élu. Donc plus de proconsuls envoyés de Genève, de Washington ou d’ailleurs mais des responsables élus par les membres. La création de l’organisation régionale pour l’Amérique latine avait une importance énorme, non seulement pour l’Amérique latine mais aussi pour l’UITA en général. Parce que cette organisation régionale est devenue le modèle pour toutes les autres. Graduellement, l’UITA a été composée d’affiliés qui avaient leurs propres structures intermédiaires, autodéterminées, sous la forme d’organisations régionales.
Beaucoup de nos collègues des autres secrétariats professionnels internationaux ne nous comprenaient pas : comment pouvez-vous donner tant de pouvoirs aux régions, demandaient-ils ? Nous ne cessions de répondre que notre force venait précisément du fait que le pouvoir était dans les régions et que les organisations membres avaient le sentiment qu’elles pouvaient influencer la politique de l’organisation. En ce sens, les organisations régionales ont en réalité une double fonction : celle de faire appliquer la politique générale de l’UITA dans la région mais aussi celle de transmettre et représenter les préoccupations des affiliés régionaux dans les organes directeurs de l’UITA.
R : Pour revenir à l’Europe. La révision des statuts de 1973, en particulier confirmant l’engagement des organisations régionales face aux politiques et structures de l’UITA, a été la cause formelle de la controverse féroce qui s’est déclenchée entre l’organisation régionale européenne existante et l’UITA.
G : En un certain sens, l’enjeu était le même qu’en Amérique latine : il s’agissait de préserver l’indépendance de l’UITA.
R : Pourquoi ?
G : Le point de départ de l’organisation européenne avait été un petit comité de syndicats des six pays de la Communauté européenne. Le comité exécutif de l’UITA l’avait accepté sans problème, ayant reconnu qu’au sein de la CEE, les syndicats avaient à faire face à des problèmes spécifiques et l’ayant considéré comme un groupement d’intérêt à l’intérieur de l’Internationale.
R : Qu’est-ce qui a changé cette situation ?
G : La fondation en 1973 de la Confédération européenne des syndicats (CES), indépendamment de la CISL, (Confédération internationale des syndicats libres), comme organisation européenne générale, comprenant également les syndicats chrétiens et les syndicats communistes qui avaient quitté la Fédération syndicale mondiale. Ceci avait changé la dimension des activités des organisations européennes et leur avait donné des objectifs différents. Au même moment, les membres européens de l’UITA dans la Communauté européenne avaient également décidé d’établir une organisation indépendante qui ne devait avoir aucun lien organique avec l’UITA.
R : Pourquoi cette décision ?
G : Je dirais le nationalisme européen, fomenté par la Commission de la Communauté européenne et par la CES. Je considère la CES comme un produit de la Commission qui, dans les années 1970, s’est efforcée de créer des institutions exclusivement européennes, à tous les niveaux, aussi en concurrence avec les organisations internationales existantes. La commission partait du principe qu’elle avait besoin d’une société civile européenne et là où elle n’existait pas sous la forme préférée, elle essayait de la créer.
R : Cela voudrait dire que la CES était plus ou moins une création politique d’Etat.
G : Oui, bien sûr. Parce que l’objectif et la perspective politique de la CES était depuis le début de renforcer une identité européenne aux dépens de l’identité internationale.C’était du pur nationalisme européen, avec l’intention de remplacer les différents nationalismes nationaux, mais qui devait nécessairement conduire à se démarquer des organisations internationales et de l’idée d’une solidarité internationale mondiale.
R : Comment se fait-il que des organisations membres de l’UITA aient décidé de fonder un comité européen indépendant de l’UITA (CESA – Comité européen des Syndicats de l’alimentation) ?
G : Il était généralement admis que l’UITA devait avoir une organisation régionale européenne. La fondation du CESA qui voulait être un comité syndical de la CES et non pas une institution de l’UITA, s’opposait à cette conception et divisait les affiliés de l’UITA en Europe. La position des séparatistes était soutenue par les fédérations allemande, belge, italienne, néerlandaise et naturellement luxembourgeoise.
R : Pourquoi voulaient-elles être indépendantes de l’UITA, risquant ainsi de l’affaiblir ? Après tout, il s’agissait d’organisations ou de leurs successeurs qui avaient fondé l’UITA en 1920 ?
G : Je pense qu’il y avait des raisons politiques, essentiellement l’influence de la Commission. Les mêmes raisons qui ont motivé la création de la CES, l’idée que dans le domaine syndical aussi, l’Europe devait se faire elle même, isolée de la solidarité internationale. Le fait que l’Asie et le Japon n’étaient pas perçus comme importants d’un point de vue syndical et général jouait sans doute aussi un rôle.
R : Que veux-tu dire ?
G : Je parle d’un manque de connaissance et de disposition pour s’engager dans quelque chose de lointain, d’étranger qui n’appartenait pas au « club ». Il y avait une forte mentalité de club dans tout cela, qui tenait aux personnalités des fondateurs du premier comité en 1958 : Ceuppens, van Hattem, Stadelmaier, les trois principaux protagonistes du séparatisme européen dans l’UITA.
Je considérais ce développement comme très dangereux pour l’UITA.
R : Quel danger ?
G : Le séparatisme européen en termes syndicaux signifie affirmer un intérêt particulier européen pouvant entrer en contradiction avec un intérêt général international, déplacer le centre d’intérêt et d’engagement, y compris financier, au niveau européen. A l’époque, ces positions étaient défendues très ouvertement par ce groupe quand il disait que fondamentalement, ce qui comptait était l’Europe et que l’UITA pouvait s’occuper du reste du monde, à l’exclusion de l’Europe.
R : Est-ce que ces différences étaient aussi clairement affirmées dans les années 1970 ? J’aurais cru que l’argument en faveur d’une organisation régionale indépendante en Europe était que, vu la création d’une institution politique supranationale, les syndicats devaient créer des structures correspondantes afin d’y exercer leur influence. Je n’aurais pas pensé que ces structures étaient fondamentalement dirigées contre une internationale.
G : La position officielle était bien celle que tu dis. Officieusement, on nous disait par contre que l’UITA n’avait pas à se mêler de l’Europe. Elle était responsable du tiers monde et des relations avec les Américains, Japonais et autres, qui étaient perçus comme secondaires, alors que les syndicats européens avaient besoin de leur propre organisation, avec les chrétiens et les communistes. L’activité devait être centrée sur l’Europe, dans le sens des Communautés européennes.
Je voyais cela comme une menace directe contre l’UITA . En premier lieu, et là je vois un parallélisme avec l’évolution en Amérique latine, parce que je ne considérais pas que l’indépendance d’une telle organisation syndicale européenne était garantie. Je ne pouvais pas imaginer, et d’ailleurs je continue à ne pas pouvoir imaginer, qu’une organisation syndicale essentiellement entretenue par la Commission puisse avoir l’indépendante politique nécessaire pour défendre efficacement des intérêts syndicaux dans le contexte de l’Union européenne. Je pense que les développements ultérieurs ont montré que c’était un problème réel. Une organisation de ce type ne pouvait que devenir une courroie de transmission de la politique de la Commission dans le mouvement syndical plutôt qu’une institution représentant des intérêts syndicaux au niveau de l’UE. Le 70% du budget de la CES continue à être financé par la Commission.
R : Le CESA était-il aussi financièrement dépendant de la Commission de la CEE ou de l’UE ?
G : Il était complètement dépendant, incapable de fonctionner sans les subsides de la Commission, et l’organisation régionale continue à l’être. Il y a d’abord l’utilisation des salles de réunion, à Bruxelles et à Luxembourg, ensuite les traductions et l’interprétation, payées par la Commission alors que l’UITA les paie elle-même. Si l’on tient compte du fait que la plus grande partie des frais de réunions sont en fait des frais d’interprétation et de traduction, on peut mesurer ce que cela veut dire.
R : Dans quelle mesure une grande dépendance à l’égard de la Commission représente-t-elle un danger pour l’indépendance politique ?
G : Je crois qu’il serait naïf de sous-estimer les effets psychologiques de cette dépendance.
R : Après l’établissement de la CES et l’amendement de 1973 aux statuts, l’UITA a créé l’Euro-UITA, une organisation européenne parallèle au CESA existant. Pourquoi cette mesure, si inhabituelle ?
G : A cause de la différence de perspectives et d’une scission politique réelle dans l’UITA en Europe sur la question de l’organisation régionale européenne. Il y a eu une « guerre civile européenne » de sept ans. L’UITA a fondé une organisation régionale européenne, l’Euro-UITA, qui a bientôt été rejointe par les membres du CESA et qui a demandé à la CES, à l’instar du CESA, d’être reconnue comme la « Fédération syndicale européenne de l’alimentation». Résultat, la CES n’est entrée en matière sur aucune des deux demandes de reconnaissance. Ce conflit a pris fin quand la Fédération allemande de l’alimentation, NGG, a changé de position, au moment où Günter Döding est devenu président.
R : Avant la fin de l’histoire : la fondation d’une organisation européenne indépendante était-elle devenue nécessaire parce que l’UITA ne rassemblait que des organisations social-démocrates alors que la CES était non alignée et exigeait la même position de ses fédérations ?
G : Nous avons toujours pensé que la tâche de l’UITA était de créer l’unité de tous les syndicats de l’alimentation et des branches connexes en son sein. Ainsi, nous avions accepté l’affiliation des syndicats chrétiens. La centrale catholique belge a été la première à adhérer, ensuite ce fut le tour des Néerlandais et plus tard du Luxembourg. Cela invalidait l’argument selon lequel l’UITA, parce qu’elle avait une direction et une majorité social-démocrate, n’était pas ouverte aux syndicats chrétiens.
R : Mais apparemment, avant 1974, l’UITA avait un problème pour accepter les syndicats chrétiens.
G : Ce n’était pas un problème pour l’UITA, c’était un problème pour les syndicats chrétiens, parce qu’ils devaient faire un choix entre une perspective internationale et une perspective européenne. Ils ont fini par opter pour la perspective internationale.
R : Leur lien avec l’Internationale syndicale chrétienne, la CMT, ne représentait-il pas un obstacle pour l’UITA ?
G : Non. L’organisation belge appartenait à une petite Internationale chrétienne de travailleurs de l’alimentation dans la CMT. Nous lui avons dit qu’elle pouvait rester dans la CMT et que nous tolèrerions la double affiliation. Cela levait son dernier doute et elle a adhéré à l’UITA parce que celle-ci était de loin l’organisation la plus efficace.
R : L’existence du CESA représentait-elle un danger pour l’UITA principalement à cause de la compétition pour les membres et les ressources ?
G : Non. Il y avait un autre problème. Il semblait possible que l’UITA puisse être exclue du travail sur les sociétés transnationales au niveau européen, comme c’était arrivé par exemple à la Fédération internationale des ouvriers sur métaux (FIOM) après la fondation de la Fédération européenne des travailleurs sur métaux (FEM), indépendante. Nous voulions empêcher cela dans l’UITA.
Dans l’ensemble, le CESA représentait trois menaces. La menace contre l’indépendance ; l’exclusion de l’UITA du travail sur les transnationales ; à plus long terme, une menace pour ses ressources matérielles et sa capacité de soutenir efficacement des membres plus faibles dans d’autres parties du monde.
R : Y a-t-il eu des cas, pendant la « guerre civile de sept ans », où du soutien à été refusé ou des activités sur les transnationales affaiblies pour des motifs eurocentriques ?
G : Non, c’était des menaces potentielles, mais qui étaient ouvertement exprimées dans les déclarations de responsables officiels du CESA. Elles allaient de pair avec une certaine vision de la solidarité, par exemple envers les syndicats des pays du tiers monde, qui était conçue sous un angle caritatif plutôt que comme une relation réciproque. Ils ne pouvaient pas s’imaginer qu’un jour ils pourraient peut-être avoir besoin du soutien des syndicats par exemple sud-africains. Cette attitude est encore très répandue dans les syndicats européens, une attitude désastreuse à mon avis.
R : Je voudrais revenir aux changements que tu as mentionnés dans les relations entre l’UITA et le CESA à la suite du départ de Herbert Stadelmaier et de l’élection de Günter Döding à la direction de la NGG. Qu’est-ce qui a amené ce volte-face ?
G : Döding avait clairement reconnu les dangers inhérents à la situation. Il pensait que l’UITA ne devait pas être affaiblie et qu’une organisation régionale européenne devait en faire partie avec les mêmes statuts et les mêmes obligation que toutes les organisations régionales. Le résultat a été la fusion entre le CESA et l’Euro-UITA, qui a donné lieu au SETA-UITA (Syndicats européens des Travailleurs de l’alimentation dans l’UITA), qui est à la fois une organisation régionale européenne sous les statuts de l’UITA et une fédération syndicale européenne de la CES.
R : Qu’est-ce qui a amené les autres à rallier la ligne Döding ?
G : Le changement de position de la NGG avait créé une majorité pour une organisation régionale européenne intégrée dans l’UITA. Puisque la NGG était déterminante en Europe, d’autres organisations ont suivi le mouvement.
R : Comment des syndicats qui avaient défendu une organisation indépendante ont-ils si facilement changé d’avis ?
G : Il faut se souvenir que, comme je l’ai dit, il n’y avait en réalité que trois champions du séparatisme européen dans l’UITA. D’autre part, les organisations belges et néerlandaises n’avaient jamais sérieusement discuté les perspectives, les activités et les objectifs d’une action syndicale européenne. Il n’y avait jamais eu chez elles un congrès où ces questions avaient été posées. Ceuppens, d’ailleurs, n’avait pas une haute opinion des congrès. Il était d’avis que puisqu’il écrivait de toutes façons les résolutions avant le congrès, celui-ci était en réalité une perte de temps. Dans son organisation, Lambert van Hattem avait été laissé à son « bac à sable international » et la question européenne n’avait jamais été discutée en profondeur. Dans la NGG cependant, les positions avaient une base plus large. Mais il n’en restait pas moins que dans beaucoup d’organisations, des personnalités avaient une influence disproportionnée sur cette question. Quand elles ont changé d’avis ou abandonné la partie, leur organisation a fait de même, comme elles avaient auparavant soutenu le contraire.
R : Qu’est-ce qui a changé après la fusion des deux organisations européennes de l’UITA pour former le SETA-UITA ?
G : L’UITA s’est beaucoup impliquée dans les activités européennes sur les sociétés transnationales (STN) et celles-ci ont été intégrées à ses activités internationales. Mais les relations sont restées problématiques parce que le séparatisme européen a des racines profondes et refait régulièrement surface. Tout le style de travail et la culture politique au niveau européen sont différents. Beaucoup plus bureaucratiques. C’est une culture qui recherche la coopération avec les entreprises, qui minimise les conflits d’intérêt, qui négocie derrière des portes fermées. Elle se base sur des contacts personnels au lieu de discuter les problèmes avec les membres et d’arriver ensuite à la table de négociation avec une position élaborée par les membres. C’est ce qui distingue encore l’organisation régionale européenne de l’UITA dans son ensemble et les autres organisations régionales.
R : Pourrait-on dire que les différences de culture entre l’organisation régionale européenne et les autres organisations régionales ou l’UITA dans son ensemble peuvent être attribuées au type d’institution politico-administrative de l’UE : ses possibilités de lobbying, ses conseils d’entreprise qui sont des forums d’information et de consultation, et le dialogue social institutionnalisé avec les organisations d’employeurs ?
G : Evidemment, l’UE est importante et a une influence sur les structures des organisations syndicales et sur leurs fonctions. Mais ceci n’explique pas comment une organisation se voit elle-même. Son image peut beaucoup varier. Une organisation peut considérer qu’elle fait partie d’une internationale et maintenir avec cette Internationale une relation de coopération étroite. A l’opposé, elle peut se considérer comme une organisation indépendante qui a le moins de relations possibles avec son Internationale. Les fluctuations entre ces deux pôles étaient très sensibles dans l’organisation régionale européenne de l’UITA.
En ce qui concerne les organisations d’employeurs, il n’y a pas eu de négociations substantielles. Il y a eu des contacts dans le secteur hôtelier, dans l’industrie du sucre, qui pour l’essentiel sont restés sans engagement et embourbés dans des questions de procédure.
R : Le dialogue social n’a pas eu lieu ?
G : Rarement, seulement formellement et essentiellement sans résultat.
R : Pourquoi sans résultat ?
G : Fondamentalement, les employeurs ne sont pas intéressés. C’est une erreur de croire que la seule existence d’un cadre institutionnel peut les contraindre à s’engager dans une entreprise dont ils sont au fond convaincus qu’elle n’est pas dans leur intérêt. Je crois qu’il est complètement vain d’espérer, quel que soit le contexte, qu’une situation de négociation peut être créée avec le patronat où des concessions peuvent être obtenues sans qu’il soit mis sous pression ou du moins sans que soit démontrée une capacité de le faire. Cependant, c’est l’attitude qui prévaut au niveau du mouvement syndical européen. A part quelques manifestations comme celle, récemment, de Nice, des événements uniques, il n’y a pas d’activités organisées, stratégiques et à long terme pour mettre la pression sur les employeurs et les amener à la table de négociation. A mon avis, le dialogue social est un échec parce qu’il est prescrit par la Commission sans que les conditions préalables nécessaires soient réunies. Ainsi, il n’aura pas lieu, ou restera sans résultat ou purement formel.
R : Mais ceci veut aussi dire que les organisations membres n’en veulent pas ?
G : Oui, il y là une part de responsabilité. L’autre part, c’est que les secrétariats des comités syndicaux européens ne développent aucune initiative à cet égard, ne font pas de proposition, ne montrent pas des possibilités. Un fonctionnement démocratique devrait impliquer l’engagement constant des affiliés dans des discussions, une interaction constante, le développement d’une culture de discussion qui encourage les membres à participer aux décisions et aux débats de politique générale.
Les autres organisations régionales
R : Laissons de côté l’Europe pour le moment et considérons les différences entre l’organisation régionale européenne et les autres. Les relations entre l’UITA et les organisations régionales en Amérique latine, en Asie, en Afrique et en Amérique du Nord, semblent avoir été moins conflictuelles, sinon sans conflit.
G : Les organisations régionales fortes en dehors de l’Europe sont l’Amérique latine et l’Asie-Pacifique.
R : Qu’est-ce qui les rend fortes?
G : Tout d’abord, elles ont été constituées d’organisations fortes avec de longues traditions. Par exemple, les syndicats australiens peuvent être comparés à n’importe quels syndicats européens. Les syndicats japonais aussi, dans une certaine mesure.
R : Bien, ceci serait le modèle des pays industriels développés. Qu’en est-il de l’Amérique latine ?
G : En Amérique latine, il y a un mouvement syndical très ancien. En Argentine, au Chili, au Brésil, si l’on excepte les périodes de dictature, une tradition remontant au XIXe siècle a fondé un fort sens de l’identité syndicale. C’est beaucoup moins le cas en Afrique. L’organisation régionale africaine fait problème à cause de la faiblesse de ses organisations membres, à l’exception de celles d’Afrique du Sud. Elle n’a pas réussi à se stabiliser depuis la mort de son premier secrétaire régional, Ishmaël Nedziwe, en janvier 1993.
R : Les secrétaires régionaux ont un rôle clé dans le développement et la stabilité de l’organisation régionale et de son style politique ?
G : Absolument, et ceci est vrai pour toutes les régions.
R : Tu n’as pas encore mentionné l’organisation régionale de l’Amérique du Nord.
G : Pour l’instant, elle est pratiquement inactive. Elle ne recouvre que deux pays, les Etats-Unis et le Canada, qui ont des syndicats chevauchant souvent les deux pays et qui de ce fait ne ressentent pas le même besoin de se coordonner que les autres régions. Ils se coordonnent par d’autres moyens. Les plus grands ont leurs propres activités internationales. En outre, il y a eu des problèmes personnels avec les secrétaires régionaux. L’une des plus compétentes est partie au BIT, puis une succession de choix personnels erronés a déstabilisé la région.
R : Quels sont les problèmes des autres organisations régionales ?
G : En Amérique latine, c’est évidemment la crise économique. Antérieurement, c’était la période des dictatures qui déterminait les priorités de l’activité de l’organisation régionale. Il s’agissait de lutter pour les droits démocratiques fondamentaux et de soutenir les syndicats réprimés et quelque fois illégaux, avec des moyens également partiellement illégaux. Ceci signifiait aussi que les rentrées financières de la région étaient statistiquement insignifiantes. Elles le sont restées. Mais maintenant, du fait de la crise économique, qui explique pourquoi, à l’exception du Brésil, tous les syndicats de la région sont en crise financière.
R : D’un point de vue financier, les régions, à part l’Europe et l’Amérique du Nord, sont ou bien capables de juste couvrir les coûts de leurs structures (Asie-Pacifique), ou dépendent des « subsides » de l’UITA (Amérique latine, Afrique). Cette dépendance financière entraîne-t-elle la subordination des intérêts régionaux aux intérêts généraux de l’UITA ? Est-elle un obstacle au développement et à la défense des positions ou des « identités » régionales ?
G : Non. Il n’y a jamais eu de conflit entre les intérêts généraux de l’UITA et les intérêts régionaux tels qu’ils étaient perçus par les organisations régionales elles-mêmes – sauf en Europe. La raison principale en était que l’UITA ne les a jamais empêchées de développer leur identité régionale. Au contraire, elle les y a encouragées, au nom de sa politique de promotion de l’autonomie régionale.
R : Cela soulève la question de savoir pourquoi le développement d’une identité régionale en Europe a entraîné un conflit avec l’UITA alors qu’en Asie et en Amérique latine les relations avec l’UITA n’ont pas été fondamentalement remises en question.
G : Personne n’a jamais eu l’idée en Amérique latine ou en Asie qu’il pouvait être dans l’intérêt des syndicats d’isoler leur région du reste du monde. Cela est arrivé dans un cas seulement, avec les syndicats péronistes en Argentine dans les années 1950-60, qui avaient essayé de mettre sur pied une organisation régionale indépendante sous direction péroniste. Aujourd’hui, ces thèmes sont évoqués seulement du côté communiste. En Asie, il n’y a jamais eu de tendances pareilles parce que l’hypothèse a toujours été que des liens internationaux ne pouvaient que profiter aux syndicats.
R : La création d’une identité régionale est-elle encouragée et renforcée par le développement d’un espace économique régional ? En Europe, la création de l’Union a entraîné ce que tu appelles le « séparatisme européen ». Il y a eu des évolutions analogues dans d’autres régions, même sans le caractère supranational de l’UE. Trois régions économiques et zones d’influence ont surgi, chacune sous une certaine hégémonie économique : les Amériques, sous les Etats-Unis, l’Asie, sous le Japon et l’Union européenne pour l’ensemble de l’Europe et au-delà. Est-ce que tels développements renforcent les « identités régionales » et pourraient-elles créer des tensions avec le centre, international, de l’UITA ?
G : Non, parce que l’orientation que tu décris est directement opposée à une perspective syndicale. Si, pour raisonner dans des termes marxistes, l’intérêt syndical est un intérêt de classe – et un tel intérêt est par nature international – il ne peut que s’opposer à ce genre de développement. Il est vrai que ces idées ont circulé dans la CES. On prétendait qu’il n’y avait que trois organisations syndicales importantes dans le monde, la CES, l’AFL-CIO et les Japonais et qu’on pouvait oublier le reste du monde si les trois pouvaient se mettre d’accord. Ce genre de vues politiques est naturellement diamétralement opposé à celles de l’UITA et d’autres secrétariats professionnels internationaux.
R : Mais il n’y a pas forcément de conflit avec l’image que certaines organisations membres peuvent avoir d’elles-mêmes.
G : C’est sûr, mais sans aucune chance de devenir influentes dans l’UITA. Il est vrai que certains conflits se sont produits, par exemple en Asie, mais non pas entre cette région et d’autres ou entre la région et l’internationale mais à l’intérieur de la région, avec des syndicats qui défendaient en réalité un intérêt national. En premier lieu les syndicats japonais. On l’a vu sur des questions des droits humains ou syndicaux, où l’UITA défend une ligne assez cohérente et dure, internationalement et régionalement en Asie. Par exemple, l’UITA est hostile aux syndicats d’Etat chinois ou, dans le cas d’une dictature comme celle de Birmanie, elle a choisi une politique de boycottage. Cette position a été remise en question par certains syndicats japonais, pas tous, ceux qui étaient les plus soucieux des intérêts économiques du Japon et de ses investissements en Birmanie ou en Chine. Ces conflits ont été résolus au sein de la région et le problème n’a jamais atteint un niveau critique. Les syndicats japonais qui défendaient ce genre de politique ont toujours exprimé leurs réserves et leurs objections ouvertement lors des congrès, sans pour autant risquer une rupture avec l’Internationale. Ils ont essayé de négocier des exceptions mais ils n’ont jamais mis en question la politique fondamentale et l’orientation de l’UITA.
R : Cet exemple ne montre-t-il pas aussi un changement dans les fonctions de l’UITA, celle-ci devenant davantage une institution de coordination des organisations régionales, de telle sorte que son travail est de plus en plus de rassembler les intérêts communs des organisations régionales, éventuellement en tant que modérateur ou conciliateur des divergences politiques ?
G : C’est partiellement le cas. Mais il y a aussi des activités universelles, comme celles qui concernent les entreprises transnationales, impliquant toutes les régions à des degrés divers et dans lesquelles les syndicats des différentes régions se rencontrent et coopèrent dans un autre contexte sous l’égide de l’UITA. Il y a différents niveaux d’activités de l’UITA dans lesquelles différentes fonctions entrent en jeu.
Sociétés transnationales
R : Un de tes objectifs importants de secrétaire général était d’organiser une coordination efficace au niveau des sociétés transnationales. Pourquoi celles-ci sont-elles devenues une question prioritaire pour l’UITA ?
G : C’est très simple : dans ce domaine, le rôle d’une organisation internationale est naturel et évident. Par leur nature, les sociétés transnationales créent une sphère d’activité internationale car le niveau auquel les décisions sont prises n’est plus accessible aux syndicats nationaux. Le soutien et la solidarité mutuelles entre organisations syndicales doivent par conséquent s’exercer par dessus les frontières. Construire ces relations de soutien est la fonction la plus élémentaire d’une organisation internationale, elle seule peut le faire.
R : Comment la politique de l’UITA sur les transnationales a-t-elle pris forme ?
G : L’action au niveau des transnationales a commencé en 1963-64. Un syndicat de travailleurs de tabac au Pakistan, qui avait un gros problème avec la direction locale d’une filiale de la British-American Tobacco (BAT), nous a demandé notre aide. Nous avons alors chargé le secrétaire de la Fédération britannique des travailleurs du tabac, Percy Belcher, d’aller au Pakistan et de participer, au nom de l’UITA, aux négociations avec la BAT en tant que membre de la délégation du syndicat pakistanais. Nous avions choisi le syndicat anglais à cause de sa combativité, son expertise, et parce qu’il était très fort dans BAT. Evidemment, les questions de langue et de culture jouaient aussi un rôle. L’intervention de Percy Belcher a donné de bons résultats, je crois en partie à cause de l’effet de surprise. A cette époque, aucune société transnationale ne s’attendait à se trouver en face d’un secrétariat professionnel international (SPI) dans un conflit local. C’était une nouveauté.
R : Et quelles en ont été les conséquences pour la politique de l’UITA ?
G : Le congrès de 1964 avait décidé que cela devait être la tâche de l’UITA de coordonner l’action des syndicats dans les transnationales. Nous avons mis en pratique cette résolution, mais rien de concret ne s’est passé avant 1973.
R : Pourquoi ce délai ?
G : Parce que faire entrer ce principe dans la pratique de l’organisation a demandé du temps. Et aussi parce que les membres ne nous demandaient pas d’intervenir. A cette époque, les sociétés transnationales étaient beaucoup moins nombreuses qu’aujourd’hui. Dans la plupart des cas, les syndicats arrivaient à se débrouiller tout seuls avec elles, au niveau national. Aujourd’hui par contre, comme presque tout est transnationalisé, comme le capital est devenu beaucoup plus mobile, les syndicats sont constamment devant des difficultés de toutes sortes.
R : Et qu’est-ce qui s’est passé en 1973 ?
G : L’affaire Nestlé. Nous nous préoccupions de ce groupe depuis plusieurs années. Cependant, la première conférence internationale de l’UITA sur Nestlé n’a eu lieu qu’en 1972. En rétrospective, il est amusant de noter que la direction de Nestlé était fâchée de ne pas y avoir été invitée. Mais en 1973, un conflit a éclaté sur une question de principe : les droits syndicaux élémentaires. A l’usine Nestlé de Chiclayo au Pérou, qui produisait une lait condensé à partir de la poudre de lait, il y avait un syndicat très combatif d’une tendance maoïste. La direction ne savait pas comment gérer la situation. Elle voulait détruire le syndicat. Elle a donc provoqué une grève avec occupation et elle a réagi en appelant l’armée, qui a fait le siège de l’usine occupée. Il était clair pour nous que sans l’intervention de l’UITA, la direction pouvait réussir à détruire le syndicat. Nous avons donc lancé une campagne internationale qui a donné lieu à une variété d’actions dans d’autres usines Nestlé dans le monde : arrêts de travail, messages de solidarité, etc…Nestlé a été désagréablement surpris. Aujourd’hui, les sociétés transnationales ont une peau plus épaisse.
Le facteur décisif a été la Fédération des travailleurs laitiers de Nouvelle-Zélande. A l’époque, Nestlé avait une énorme usine en Nouvelle-Zélande qui produisait du lait en poudre pour toutes ses usines de la côte Pacifique d’Amérique latine. Le syndicat néo-zélandais avait un contrôle total sur son secteur, avec un taux de syndicalisation de 95%. Il a informé Nestlé que si le conflit au Pérou n’était pas résolu par la reconnaissance du syndicat et la négociation d’une convention collective, comme le revendiquait le syndicat de Chiclayo appuyé par l’UITA, il déclarerait une grève illimitée dans l’usine de Nouvelle-Zélande. Nestlé y aurait perdu des millions. Donc le groupe a cédé, il a reconnu le syndicat et il a conclu une convention collective.
J’ajoute incidemment que quelque temps après ce conflit, je me trouvais à Chiclayo avec le secrétaire régional pour l’Amérique latine, Enildo Iglesias, pour rendre visite au syndicat. Nous avons été arrêtés par un détachement de gendarmerie commandé par un officier qui lisait ses instructions sur un papier à l’entête de Nestlé. Nous avons été escortés à Lima et expulsés du Pérou le lendemain.
R : Dans ce cas, la mobilisation des membres de l’UITA a été forte mais dans des circonstances exceptionnelles (appel aux militaires, attaque contre les droits syndicaux). Est-ce qu’ils font preuve de la même détermination lors de conflits plus « normaux » dans des sociétés transnationales ?
G : Depuis les années 1980 environ, aucune semaine ne passe sans que nous soyons saisis d’un conflit quelque part. Certes, pas aussi fondamental ni sous une forme aussi dure qu’avec Nestlé au Pérou ou avec Coca Cola au Guatémala en 1980/84, lorsque des assassinats de syndicalistes avaient conduit à une très large mobilisation des organisations affiliées. Quand un syndicat nous dit « nous sommes en grève depuis une semaine, si vous n’intervenez pas, on pourrait la perdre », c’est très différent. Dans ce cas, pas plus de 10% des membres ne participeront à une campagne internationale. Selon la société, ou la branche, ce ne seront pas forcément les mêmes 10%.
R : Comment les syndicats membres participent-ils à une campagne ?
G : En faisant quelque chose, chacun à sa manière. Selon les cas, en envoyant des messages d’avertissement à la direction de la société, mais cela peut aussi aller jusqu’à la grève de solidarité. Chaque société est un cas spécifique. La distribution géographique de ses lieux de production, la force des syndicats présents sont chaque fois différentes, par conséquent la vulnérabilité et les points faibles de la société le sont aussi. A chaque fois, il faut repenser comment influencer la société.
Dans le cas de Coca Cola, par exemple, le facteur crucial était l’existence un produit unique, internationalement connu et très visible. La société était donc vulnérable à un boycott international. On ne peut pas boycotter Unilever de cette façon. A l’origine, Unilever avait 400 marques. Elles sont moins nombreuses maintenant mais le nom Unilever n’apparaît sur aucune. Quant aux possibilités d’action des syndicats, dans certains pays, notamment en Scandinavie, les grèves de solidarité internationales sont légales.
R : Les syndicats scandinaves utilisent cet instrument ?
G : Cela dépend du cas. S’ils considèrent que le conflit est sérieux et grave, ils entrent en action. On a eu peu de cas jusqu’ici. Ils ont déclaré des grèves de solidarité dans des conflits avec Nestlé, Coca Cola et Unilever. Mais comme partout, la grève est le dernier recours. Si nous pouvons atteindre nos objectifs sans grève, ça va aussi.
R : A quelles autres pressions les sociétés transnationales réagissent-elles ?
G : La mauvaise publicité, c’est-à-dire les mauvaises relations publiques, les mauvaises réactions des consommateurs, une mauvaise image.
R : Les différents conflits, parfois graves, avec les STN, ont-ils changé leur attitude vis-à-vis des syndicats et de l’UITA ?
G : La situation a changé parce que l’UITA a commencé à signer des accords avec les transnationales pour garantir les droits syndicaux fondamentaux.
R : Quelles sociétés ?
G : Avec deux sociétés françaises, Danone et la chaîne hôtelière Accor, et avec Chiquita Brands International. J’ai encore signé l’accord Danone en 1988 et Accor, en 1995. Chiquita est venu cette année. L’accord Danone va plus loin que les autres. Il ne concerne pas seulement la garanties des droits syndicaux élémentaires mais aussi l’égalité entre hommes et femmes, le même niveau d’information sur les problèmes économiques et sociaux de la société dans tous les lieux de travail, et la formation professionnelle lors de l’introduction de nouvelles technologies de production. Un avenant, sur les questions de santé et de sécurité des travailleurs a été rajouté plus tard. Cet accord est administré conjointement par l’UITA et la direction du groupe mais aussi par les directions locales et les syndicats dans chaque entreprise.
R : D’où vient un tel accord ?
G : Ce qui a été déterminant dans le cas de Danone était le sens social remarquable de la direction du groupe. Son ancien président, Antoine Riboud, était un catholique de gauche, très ouvert aux syndicats. Avec cet accord, il voulait donner une image progressiste au groupe Danone. Il voulait aussi protéger la société contre des conflits en les identifiant à temps et en les résolvant. Avec cet accord, un réseau d’information parallèle a été créé dans tout le groupe pour, disons, compléter l’information donnée par chacune des directions. Je pense que l’accord avec Danone a été dans une certaine mesure le résultat du conflit avec Coca Cola, c’est-à-dire de la façon dont l’UITA a mené ce conflit, avec la dureté nécessaire et jusqu’au succès. Cela a donné à réfléchir à différentes sociétés transnationales, qui se sont montrées disposées à entrer en matière avec nous.
Au niveau européen, il existe maintenant une quarantaine d’accords, mais la volonté des sociétés de négocier, et la base sur laquelle ces accords sont conclu ont leur origine au niveau international et non pas européen.
R : Toujours sur Danone, comment l’accord a-t-il été assumé par les organisations membres et comment se le sont-elles approprié ?
G : Une fois que la société a indiqué qu’elle était disposée à conclure un accord, nous avons eu une série de réunions avec nos organisations membres dans cette société pour discuter des problèmes et des objectifs. C’est sur la base de ces discussions internes que nous avons ensuite rencontré la direction et que nous avons négocié. Le but de cet accord était de garantir les droits syndicaux et d’ouvrir des espaces d’actions aux organisations nationales.
R : Mais selon les rapports au comité exécutif de l’UITA, plusieurs syndicats ont été lents à accepter certains aspects de l’accord et ne les ont appliqué qu’au minimum, notamment sur l’égalité hommes-femmes.
G : Tu as raison, c’est un cas spécial. Toutes les organisations membres ont voté pour l’accord mais ensuite, à part une minorité, elles ne l’ont pas appliqué. Nous avons donc dû discuter avec nos membres. Un certain nombre, pas tous, ont alors nommé des femmes au niveau local pour surveiller l’application de l’accord, qui a pu commencer à fonctionner. Auparavant, nous étions dans une situation où les directions locales de Danone étaient parfois plus progressistes que nos propres membres, c’était gênant. Ici, nous sommes devant la difficulté des syndicats à assumer concrètement l’égalité. Tandis que lorsqu’il s’agissait de l’information dans tous les lieux de travail, tout le monde était d’accord.
R : Pourquoi cette revendication sur l’information ?
G : Nous nous étions rendus compte que dans le groupe Danone, seuls les Allemands et les Français recevaient l’information suffisante dans leurs entreprises, alors que par exemple les Espagnols ne recevaient rien et les Italiens très peu. C’est ainsi que nous avons été amenés à demander que l’information soit partout aussi complète que là où elle l’était déjà.
R : Pourquoi y avait-il une telle différence ?
G : Les directions locales avaient chacune leur propre politique d’information et le groupe n’y avait pas vu de problème, bien que Danone soit très centralisé.
R : L’accord avec Accor a-t-il évolué de la même façon que celui avec Danone ?
G : Chez Accor, une de nos organisations affiliées françaises avait de bonnes relations avec la direction du groupe et lui a suggéré de passer un accord avec l’UITA, pour des raisons plus ou moins semblables à celles de Danone, Accor a accepté. Après deux réunions, nous avons signé un accord dont le point essentiel portait sur les droits syndicaux. Entre temps, je crois, il a été élargi à la question de l’égalité.
R : Y avait-il une raison à cet élargissement ?
G : Il fallait couvrir d’autres questions que celle des droits syndicaux. Une fois le principe établi que l’on peut aborder d’autres questions, celles-ci se présentent naturellement: celle de l’égalité se pose un peu partout. Et peu à peu, un accord comme celui avec Danone, qui touche une variété de problèmes, finit par s’approcher d’une convention collective internationale.
R : Est-ce que c’est dans cette direction que vont les choses ?
G : Oui.
R : Sur quoi devraient porter à l’avenir des conventions collectives internationales ?
G : Sur des questions de principe, mais qui vont au-delà du seul respect des droits syndicaux, comme par exemple la santé et la sécurité au travail, l’égalité, bien sûr, l’information optimum, dans toutes les entreprises, la formation, les qualifications, la sécurité de l’emploi.
R : N’y a-t-il pas un danger que l’intervention de l’UITA à travers des conventions internationales mène à un conflit avec les conventions collectives nationales et qu’elle se mêle de question de salaire à la place des organisations nationales ?
G : Non, l’UITA ne se met pas à la place des affiliés nationaux. Il n’a jamais été dans ses intentions de s’engager dans des négociations collectives à la place de ses membres. Cependant, je n’exclurais pas complètement cette perspective à terme. Les structures syndicales devraient changer et l’UITA devrait devenir un vrai syndicat international avec la capacité de négocier.
R : Mais est-ce qu’un tel changement ne risquerait pas de provoquer une division entre les syndiqués des transnationales et les syndiqués des sociétés locales ou nationales, mettant ainsi en danger le système national de négociation collective, comme par exemple en Allemagne les accords salariaux par secteur ?
G : Il n’est pas question que les accords avec les transnationales remplacent les accords nationaux ou empiètent sur eux. Ce qui est concevable, c’est qu’en plus de ces accords salariaux nationaux, il puisse y avoir des accords cadre avec des sociétés transnationales, accords qui ne devraient pas être inférieurs aux conditions établies par la négociation nationale. Il n’y a rien de nouveau à cela. Le principe de l’accord cadre existe depuis longtemps au niveau national et peut être transposé au niveau international. Mais cela signifie que les syndicats nationaux soient préparés à déléguer une partie importante de leur autorité à l’organisation syndicale internationale.
R : Est-ce qu’ils sont prêts à le faire ?
G : Pas pour le moment. Ils pourraient l’être, l’idée n’a jamais disparu et continuera à être discutée sous différentes formes. Je pense que c’est une évolution inévitable.
R : Pourquoi ?
G : A cause de la transnationalisation croissante et des organisations politiques régionales. Par exemple, si nous regardons l’Union européenne, l’harmonisation de la législation, des conditions de travail et le souci de plus en plus grand de la Commission de les faire appliquer dans tous les pays créent les conditions préalables à des fusions syndicales internationales. Ce n’est que l’extension de ce qui s’est déjà passé au niveau national. Les syndicats ont commencé par fusionner au niveau local et finalement au niveau national. Le problème de base n’était pas très différent.
R : Revenons à un aspect que tu viens de mentionneR : est-ce que les négociations et les accords avec sociétés transnationales ne divisent pas les travailleurs entre ceux qui, dans les STN, sont représentés par des organisations syndicales internationales fortes et influentes, et ceux qui sont dans des entreprises locales ou nationales, mal organisés et négligés du point de vue syndical ?
G : Ce problème existe déjà. Il ne s’est pas créé parce que des organisations syndicales telles que l’UITA ont conclu des accords internationaux. Pour certains groupes, les conditions de travail sont meilleures et les salaires plus élevés que dans de petites entreprises. Cela n’arrive pas seulement dans des pays du tiers monde mais c’est là que c’est particulièrement marqué. C’est là que les STN paient en général des salaires plus élevés que les entreprises locales. C’est un problème réel et c’est pour cela qu’il faut veiller au plan national que l’ensemble du syndicat, partout où il est représenté, avance à peu près à la même vitesse. Encore une fois, ce n’est pas quelque chose d’inhabituel ou nouveau pour les syndicats. Le niveau national n’est pas différent. Mais évidemment, cela signifie que nous ne pouvons pas conclure des accords internationaux qui pourraient affaiblir les accords nationaux.
R : Jusqu’où vont les accords internationaux que l’UITA a conclus jusqu’ici et pourrait conclure dans un avenir prévisible ?
G : Dans un avenir prévisible, je pense que seuls des accords cadres pourront être conclus.
R : Ce qui est maintenant devenu possible au niveau européen par les conseils d’entreprises européens est-il complémentaire au travail de l’UITA sur les STN ou représente-t-il une menace ?
G : Il n’y a pas de réponse générale à cette question. Cela dépend des sociétés concernées, de la façon dont l’organisation régionale européenne voit son propre rôle et gère la représentation des intérêts dans les conseils européens d’entreprise.
R : Cela veut-il dire que la politique syndicale européenne sur les transnationales diverge de celle de l’Internationale, celle de l’UITA ?
G : Dans certains cas oui, dans d’autres non. Cela dépend de l’histoire de chaque cas. Prenons Danone. Ce qui était à l’origine un conseil d’entreprise international est considéré maintenant comme un conseil d’entreprise européen, dans lequel cependant la représentation des syndicats non européens est garantie par la participation des secrétariats régionaux de l’UITA aux réunions. Ils sont reconnus par Danone comme des représentants des syndicats affiliés à l’UITA dans leur région, ce qui renforce considérablement la légitimité de l’UITA. Je pense que Danone a décidé de restreindre la représentation des syndicats non européens aux secrétaires régionaux de l’UITA surtout pour des raisons de coût. Mais le conseil d’entreprise Danone est néanmoins un conseil d’entreprise international, et non européen comme son nom l’indique.
R : Il semble y avoir eu de fortes tensions ou compétition sur les transnationales entre la politique du SETA-UITA et celle de l’UITA.
G : L’UITA a toujours cherché à transformer les conseils européens d’entreprises en conseils internationaux. Elle y a réussi dans certains cas, quand les délégués européens des travailleurs invitent des représentants d’autres régions à leurs réunions internes. Par exemple, chez United Biscuits, la Fédération américaine des travailleurs de la boulangerie participe aux réunions internes du groupe travailleur du conseil d’entreprise européen. Cependant, dans les réunions avec les employeurs, seuls les représentants européens ont jusqu’ici été admis. Sauf chez Danone et Accor.
R : L’UITA participe-t-elle systématiquement aux réunions des conseils d’entreprises européens ?
G : En principe oui, mais en pratique, elle n’a pas pu le faire partout et pas à un degré suffisant.
R : Est-ce que cela ne risque pas de conduire à un divorce entre la représentation dans les transnationales au niveau européen et au niveau international ou global, dû à une meilleure information et à des accords limités à la région ?
G : C’est un danger réel. Mais dans le cadre des conseils d’entreprises européens, nous avons essayé d’atteindre deux objectifs : en premier lieu, d’étendre leur domaine d’activité le plus possible géographiquement, d’abord à toute l’Europe au lieu de les limiter à l’Union européenne, ensuite au-delà de l’Europe, partout où la société a des filiales. En deuxième lieu, d’aller au-delà de leur fonction d’information et de consultation et de les convertir en des organes de négociation. Dans certains cas nous avons réussi, dans d’autres pas. Par exemple, Nestlé a accepté que les incidents ou les problèmes se produisant hors de l’Europe puissent être discutés. Plus tard, après mon temps, des réunions régionales Nestlé ont eu lieu avec la participation des organisations régionales. L’objectif de l’UITA, c’est, au bout d’un certain temps, de tout réunir sous une forme institutionnalisée au niveau international, y compris avec la participation des directions centrale et régionale de la société.
R : J’aimerais revenir à un niveau plus général. Quel est le rôle du travail sur les STN pour l’existence de l’UITA et la vision qu’elle a d’elle-même ?
G : Je ne pense pas que c’est un facteur décisif pour l’UITA en tant que telle. Après tout, l’UITA est plus vieille que la transnationalisation de l’économie mondiale. C’est vrai qu’il y a eu une transnationalisation depuis le XIXe siècle mais pas sous la forme qu’elle a prise actuellement. D’ailleurs, dans le cas de l’UITA, la majorité des membres n’est probablement pas employée dans des sociétés transnationales. L’existence de l’UITA ne dépend donc pas de son travail sur les STN. Mais celui-ci a changé l’UITA : il est pour beaucoup dans son évolution, d’une organisation boîte aux lettres à une organisation de combat.
L’appellation « organisation boîte aux lettres » n’est pas forcément péjorative, les boîtes aux lettres sont utiles. Dans ce cadre, la fonction d’une organisation était surtout l’échange d’information, par exemple, sur les accords conclus dans différents pays, sur les comparaisons des niveaux de salaires et de conditions de travail, etc. Et, avant cela, la lutte contre les briseurs de grèves. Avant l’essor des sociétés transnationales, l’UITA avait des fonctions. Elle continue d’avoir les mêmes pour ceux de ses membres qui ne travaillent pas dans les STN. Mais elle se serait condamnée au déclin si elle ne s’était pas engagée sur le terrain des STN. Organiser la solidarité et les actions communes au niveau des transnationales est devenu un défi pour les organisations affiliées, donc l’une des tâches centrales de l’UITA.
R : Peux-tu faire un bilan, ou plutôt un bilan intérimaire, de l’activité transnationale de l’UITA, dans laquelle tu as joué un rôle décisif depuis les années 1960-70 ?
G : Depuis ce temps là, comme je l’ai dit, il se passe chaque semaine quelque chose, sans que cela soit un conflit spectaculaire. L’UITA travaille continuellement sur un grand nombre de transnationales. Cela va de l’échange d’information jusqu’à la mise sous pression des directions. Résultat, dans la plupart des cas, les organisations membres ont eu le sentiment de recevoir du soutien, elles ont traversé ces conflits avec succès. Le poids et la contribution de l’organisation dans la solution des conflits locaux ont un impact certain. Je vois cela comme un succès, pas toujours immédiatement visible ou tangible mais assez tangible quand on considère les conflits cas par cas, moins visible parce que la plupart d’entre eux ne sont même pas publiquement connus.
Les syndicats et les droits de l’homme
R : Tu as dit que ces conflits avec les sociétés transnationales ne concernaient pas seulement des conditions de travail mais des questions de principe, notamment la reconnaissance et le respect des droits syndicaux et humains élémentaires. Depuis lors, il arrive souvent que l’UITA doivent mobiliser ses affiliés pour les défendre. Comment a évolué la politique de l’UITA dans ce domaine pendant que tu étais secrétaire général ?
G : Ces tâches ont pris de l’ampleur au fur et à mesure que l’UITA a étendu son domaine d’action à des régions où la question des droits de l’homme se posait d’une façon aigüe, où les droits syndicaux étaient ignorés ou violés et où les droits de l’homme en général étaient menacés : en Amérique latine, dans une certaine mesure en Asie, en Afrique. Le point de départ de notre action a été naturellement la défense des droits syndicaux.
R : Tu veux dire que c’était d’abord les droits syndicaux et ensuite les droits de l’homme ?
G : Pas exactement. Tout d’abord, la question de la démocratie précède celle des droits syndicaux. Seules les démocraties bien établies offrent l’espace nécessaire au développement de l’action syndicale. Alors que dans des régimes non démocratiques, autoritaires, sans parler des régimes totalitaires, il n’y a pas de place pour les syndicats. Nous avons eu cette expérience en Amérique latine, où peu de temps après la fondation de l’organisation régionale, nous avons eu à combattre différentes dictatures militaires.
R : Comment l’UITA a-t-elle réagi à la violation des droits syndicaux ?
G : Par des campagnes publiques et par des déclarations. Des actions d’envergure n’ont réellement commencé que dans les années 1970. La campagne sur Coca Cola au Guatemala montre bien comment ces questions étaient liées : les questions de droits de l’homme et l’action contre une STN allaient ensemble. C’est Amnesty International qui avait la première attiré notre attention sur le problème existant au Guatemala. Amnesty International m’avait invité en tant que secrétaire général de l’UITA à participer à une mission au Guatemala à cause de la situation dans une usine d’embouteillage de Coca Cola. Lors de cette mission, j’avais pris contact avec le syndicat de cette usine puis j’ai fait un rapport au comité exécutif de l’UITA. Celui-ci a décidé que nous devions intervenir et prendre contact avec Coca Cola. C’est comme ça que cette action a commencé. Son origine était donc le lien entre les droits syndicaux, les droits de l’homme et le fonctionnement d’une STN dans un pays où tous ces droits étaient systématiquement violés et qui elle-même les violait.
R : Quels étaient les moyens de pressions de l’UITA sur les questions de droits de l’homme?
G : Des actions publiques et la coopération, parfois publique parfois non, avec des organisations des droits de l’homme ; convaincre d’autres organisations syndicales, des secrétariats professionnels internationaux ou la CISL, de donner la priorité à certaines situations qui nous semblaient graves.
R : Les relations avec les organisations de droits de l’homme telles que Amnesty International, La Ligue des droits de l’homme ou Human Rights Watch sont-elles continues ou ad hoc ?
G : Ce sont des relations ad hoc, même avec Amnesty. Une fois de plus, c’est le manque de ressources matérielles qui nous empêche de maintenir des relations continues en dehors des cas d’urgence.
R : Qu’est-ce qui constitue une casus belli dans le cas de violation de droits de l’homme ? Qu’est-ce qui cause une intervention de l’UITA ?
G : Grosso modo, quand la survie d’un syndicat est en jeu.
R : Est-ce que le fait qu’un grand nombre de violations de droits syndicaux ont lieu dans les transnationales permet à l’UITA d’exercer une plus grande influence ?
G : Certainement. Il y a plus de possibilité de faire pression sur les transnationales que sur les sociétés qui n’existent qu’au niveau national.
R : Cela pourrait aussi dire que les structures des sociétés transnationales contribuent sans le vouloir à créer des conditions favorables à l’action syndicale pour la défense des droits syndicaux.
G : Oui, parce qu’elles sont par nature internationales.
R : Est-ce que toutes les organisations membres acceptent de la même manière et partout les principes syndicaux de base ?
G : Je dirais que oui. Ceci n’implique pas forcément que la volonté politique de se battre pour eux est présente partout et au même degré. Ceci est une autre question. Il n’y a pas de différence d’opinion sur l’importance de ces principes mais il peut y avoir des différends sur les moyens considérés comme raisonnables pour réagir à leur violation.
R : En général, la violation des droits syndicaux mobilise-t-elle les affiliés ?
G : Seulement quand elles sont très graves. Après tout, les droits syndicaux sont constamment violés, partout, et pas seulement dans le tiers monde, également dans les pays industrialisés d’Europe et aux Etats-Unis. S’il apparaît que les organisations concernées peuvent faire face par elles-mêmes, on ne peut pas mobiliser les autres. Quand il est évident qu’une intervention extérieure est nécessaire et peut jouer un rôle important, on peut mobiliser. Depuis les années 1970, la prise de conscience de ce problème est devenu plus claire et générale.
Programmes de formation et d’organisation
R : En plus du soutien aux syndicats menacés dans leurs droits et même dans leur existence, ou en position de faiblesse dans les conflits avec les transnationales, l’UITA a ajouté, depuis la fin des années septante, des programmes systématiques de formation pour promouvoir le développement des syndicats, particulièrement en Amérique latine, en Afrique et en Asie et ainsi renforcer sa capacité d’action, notamment lors de conflits. L’un de ces programmes, en coopération avec les syndicats suédois, a pris une envergure impressionnante, autant sur le plan financier que sur le plan organisationnel. Quelle en a été l’origine ?
G : L’UITA a accepté la proposition de son président suédois, Sigvard Nyström, qui nous avait indiqué que des ressources pouvaient être mises à disposition de l’UITA pour un programme de formation. L’UITA avait pu accepter cette offre parce que nous nous étions assurés qu’il n’y avait aucune condition attachée, autre que les fonds devaient être dépensés pour le but auquel ils étaient destinés.
R : Pourquoi l’UITA s’est-elle impliquée dans un programme financé par l’extérieur ?
G : L’UITA voulait donner à ses organisations membres qui en avaient besoin une aide sur le plan de l’organisation. Elle ne pouvait le faire par ses propres moyens parce ses membres n’étaient pas disposés à mobiliser leurs propres ressources à cette échelle.
R : Sur quels sujets portaient ce programme ?
G : Des cours de formation. Le programme permettait d’organiser des cours au niveau national. Mais il y avait aussi des séminaires et des réunions au niveau régional et dans certains cas au niveau inter-régional, où des intérêts communs tels que le travail sur les transnationales ou le recrutement pouvaient être discutés.
R : Quel a été l’effet de ce programme ?
G : Il a permis de renforcer les compétences nécessaires pour le travail syndical. En outre, il a certainement favoriser un sens de l’appartenance à l’internationale dans la mesure où il réunissait des syndicalistes de différents pays qui ont pu ainsi noué des contacts plus étroits. Il est difficile d’établir une relation directe et mesurable entre un tel programme et ses effets.
R : Est-ce qu’après la fin de leur programme, les organisations membres ont pu continuer le travail par elles-mêmes, comme c’était le but ?
G : Certains de ces programmes ont été poursuivis, d’autres ont pris fin, d’autres encore ont continué sous d’autres formes. Le résultat final a cependant été que nous avons entièrement changé de conception et qu’à la place d’un programme de formation et d’éducation, nous avons lancé un programme de développement syndical.
R : Quelle était cette différence de conception ?
G : Surtout une définition plus précise des objectifs, surtout le développement des capacités, ce pourquoi ce nom de développement syndical. Cette activité est mesurable par l’accroissement du nombre des membres, la capacité de prendre part à une action internationale, le renforcement de la structure de l’organisation, etc.
R : Je voudrais revenir sur la question du financement. Les organisations donatrices ont-elles continué à maintenir leur aide « sans condition » dans le long terme ?
G : Il y a eu parfois des difficultés, quand il est finalement apparu que la mise à disposition des fonds était malgré tout sujette à certaines conditions : certaines priorités géographiques, préférences ou procédures. Les difficultés ont cependant été résolues en rétablissant l’inconditionnalité d’origine.
R : Pourquoi ces conditions ?
G : Dans certains cas, ce type de programmes est plus motivé par des considérations internes des organisations appelées donatrices que par les besoins de ceux qui reçoivent l’argent. Quand cela a été le cas, nous l’avons arrêté.
R : Ces programmes sont considérables. Ne signifient-ils pas que l’UITA est dépendante de ressources qu’elle ne contrôle pas et qui en fin de compte ne sont pas disponibles sans réserve pour les membres ?
G : Une dépendance ne peut exister que s’il n’y a plus la volonté politique de refuser un programme qui n’est pas conforme aux objectifs donnés.
R : L’UITA aurait-elle pu se permettre d’arrêter le programme suédois depuis 1977-78 ?
G : Oui, absolument.
R : Cela n’aurait-il pas sérieusement perturbé les relations avec les affilés du tiers monde ?
G : Cela aurait surtout perturbé les relations avec les organisations suédoises. C’est elles qui auraient dû expliquer ce que le programme signifiait pour elles et pour l’UITA.
L’OIT et d’autres organisations intergouvernementales
R : Parmi les tâches des organisations syndicales internationales, il y a aussi la défense de leurs intérêts au niveau des organisations intergouvernementales. Quelle est l’importance de telles organisations, en particulier l’Organisation internationale du Travail (OIT) ?
G : Pour l’UITA, l’OIT est sans doute la plus importante des institutions intergouvernementales. Les réunions techniques sont particulièrement importantes dans le secteur professionnel de l’UITA, alimentation, agriculture, hôtels et restaurants, tourisme. Elles donnent la possibilité, malheureusement peu fréquente, aux organisations membres de se rencontrer, de discuter d’actions communes, d’adopter des résolutions communes avec les employeurs qui établissent des normes dans leurs secteurs.
R : Quelle est l’importance de ces normes ?
G : Elles ont une importance politique dans la mesure où, en cas de conflit, la référence aux normes peut servir à affaiblir la position d’ employeurs ou de gouvernements.
R : L’UITA a-t-elle été en mesure d’influencer sérieusement l’ordre du jour des conférences ?
G : En principe, le BIT fixe l’ordre du jour en consultation avec le groupe des travailleurs et le groupe des employeurs. Mais en fait, chaque réunion peut, s’il y a accord des deux parties, fixer au moins partiellement l’ordre du jour de la réunion suivante. Dans le passé, jusque vers le milieu des années 1980, il n’y avait pas de difficultés majeures pour s’entendre sur des points communs. Puis, les employeurs ont changé leur politique vis-à-vis de l’OIT pour passer à l’opposition. Ils sont maintenant beaucoup moins prêts à coopérer, ils sont plus sur une ligne de confrontation. Faire échouer une réunion ne leur fait plus de problème.
R : Quel rôle jouent dans la politique l’UITA les normes de l’OIT ?
G : Ajoutées aux conférences techniques, elles ont une fonction importante. Dans notre domaine d’activité, il y a en particulier les conventions sur l’industrie hôtelière et les travailleurs à domicile. Mais il y a aussi les conventions générales qui garantissent les principaux droits syndicaux. Il est devenu très difficile de conclure des conventions par secteur parce que depuis quelques années, les employeurs y sont systématiquement opposés. Cela est évident dans la politique de l’organisation internationale des employeurs (OIE). Les délégations d’employeurs dans nos secteurs ont négocié avec nous à plusieurs occasions et nous serions arrivés à des accords si l’OIE n’était pas intervenue pour les rappeler à l’ordre.
R : Dans l’OIT, organisation tripartite, il suffirait que les syndicats et les gouvernements s’allient pour qu’une convention soit adoptée.
G : Oui, et c’est ce qui est arrivé. Notre convention sur l’hôtellerie a été adoptée par une majorité très étroite, comme la convention sur le travail à domicile. L’UITA a joué un rôle décisif dans les deux cas, mais par la suite, les ratifications de ces conventions par les parlements qui doivent les intégrer dans les législations nationales, tardent.
R : Est-ce que l’UITA cherche à faire avancer le processus de ratification par des campagnes dans les différents pays ?
G : Dans nos réunions de secteur, des rapports de situation sont présentés par nos organisations membres et les affiliés sont appelés à suivre ces dossiers. Mais on ne peut pas dire que de réelles campagnes soient systématiquement organisées avec la participation des membres.
R : Pourquoi pas ?
G : Par manque de ressources.
R : L’OIT est certainement la plus importante des organisations intergouvernementales pour l’UITA, mais il y en a d’autres pour l’internationale des travailleurs de l’alimentation.
G : Il y en a une importante, avec laquelle nous n’avons que très rarement collaboré, par manque de moyens, c’est la FAO et le Codex Alimentarius qu’elle a mis sur pied. Nous aurions aussi pu collaborer avec le Programme des Nations Unies pour le Développement, le PNUD, ou encore avec l’ Organisation des Nations Unies pour le développement, l’ONUDI.
Il existe un certain nombre d’organisations au sein du système des Nations Unies qui touchent aux intérêts des syndicats de l’alimentation, de l’agriculture ou des hôtels. L’UITA n’a jamais eu les moyens de s’engager suffisamment dans ces institutions. Ce n’était pas notre priorité. Si nous l’avions fait, tout le secrétariat aurait dû s’en occuper à plein temps. Nous ne pouvions pas nous le permettre.
R : Est-ce que l’UITA est devenue plus présente à la FAO après la fusion avec l’internationale des travailleurs de l’agriculture et des plantations ?
G : Non.
R : Y a-t-il, concernant les organisations intergouvernementales, une division du travail avec la CISL qui, elle, consacre des ressources considérables à la représentations des positions syndicales dans le système des Nations Unies, ou d’autres institutions internationales.
G : La CISL dépense une grande partie de son énergie et de ses ressources pour faire du lobbying au Fonds monétaire international, la Banque mondiale, l’OCDE et quelques autres, élaborant des prises de position, envoyant des représentants à différentes conférences, mais à peine plus. Il me semble que la CISL est un exemple négatif de ce qui peut arriver quand une organisation se consacre à plein temps à une telle activité. Une organisation syndicale s’empêtre dans les organisations intergouvernementales, elle y dépense ses forces avec très peu de résultats.
R : Est-ce vraiment sans importance de défendre des positions syndicales dans l’OMC, au Fonds monétaire… ?
G : Ce n’est pas la bonne question. Est-ce qu’on n’obtient pas de meilleurs résultats en utilisant d’autres moyens de pressions, qui ensuite trouvent leur expression dans ces organisations ? Quand un projet de résolution s’élabore à travers toute la machinerie de l’OIT et qu’elle arrive devant l’assemblée pour adoption, le résultat dépend moins du travail accompli par le secrétariat de l’UITA au sein de l’OIT que de l’idée que les employeurs se font du prix que leur coûterait, chez eux, un rejet. Il faut que leur calcul coûts/bénéfices joue en notre faveur. L’adoption de conventions, comme de n’importe quelle législation, est en dernier ressort le résultat d’un rapport de force et nous avons toujours considéré que même dans les organisations intergouvernementales, un rapport de force efficace devait se construire du bas vers le haut, et non en leur sein seulement, sans pression de la base.
R : L’UITA a-t-elle été à même d’exercer systématiquement cette pression de la base sur le processus de décision d’organisation internationales ?
G : Pas assez. Mais en mettant nos priorités sur les transnationales et le développement syndical, nous avons été plus efficaces que d’autres qui se sont contentés de faire du lobbying auprès des bureaucraties internationales.
Le problème de l’égalité dans l’UITA
R : La question de l’égalité n’était peut-être pas une grande priorité pour l’UITA, mais après des débuts hésitants dans les années cinquante, elle a été plus intensément discutée depuis les années septante. La revendication d’égalité au travail et dans la société avait deux dimensions pour les syndicats : d’une part vers « l’intérieur », c’est-à-dire des changements dans leur propre organisation et ceux de leurs membres, et vers « l’extérieur », comme élément des conditions de travail négociées, notamment avec les sociétés transnationales.
Depuis les années quatre-vingt, l’UITA a pris différentes mesures pour renforcer la proportion de femmes dans les organes de décision. Qui en pris l’initiative?
G : Le syndicat finlandais des hôtels et restaurants avait présenté un projet de résolution très controversé au congrès de 1977 qui prévoyait la représentation paritaire à tous les niveaux de l’organisation. Après discussion, le projet a été retiré, contre la promesse du secrétariat de donner suite à l’intention de la résolution. Dans les années suivantes nous avons systématiquement renforcé les activités qui concernaient la situation des femmes dans l’UITA et dans la vie de travail. Enfin, le congrès de 1989 était prêt à adopter une résolution qui introduisait des quotas et une plus forte représentation des femmes dans les organes directeurs de l’UITA. A ma grande surprise, elle s’est heurtée à l’opposition d’autres syndicats nordiques, des Suédois, des Norvégiens et des Danois.
R : Pourquoi ?
G : L’UITA est une confédération syndicale et les membres de ses organes directeurs proviennent de la direction de ses organisations membres, presque tous des hommes. Une présence représentative des femmes aurait dû prendre à la base le fait que les femmes représentent approximativement –nous n’avons jamais pu l’établir avec exactitude- 40% des membres. Si cette proportion devait être reflétée dans les organes directeurs de l’UITA, même approximativement, on a le choix entre attendre que le développement naturel des organisations affiliées place plus de femmes dans les postes de direction – et là on est parti pour un siècle – ou alors introduire des quotas.
Les quotas obligent des organisations membres à déléguer des femmes dans les organes directeurs alors qu’elles n’en avaient peut-être aucune intention et qu’elles contestent le droit de l’internationale de les obliger à le faire. Aucun des syndicats des pays latins n’y voyaient un problème. Ni les Espagnols, ni les Italiens, ni les Latino-Américains. Mais les Suédois, les Norvégiens et les Danois y voyaient un problème énorme et attaquaient le principe des quotas en invoquant des raisons démocratiques : ils y voyaient une pratique profondément anti-démocratique.
R : L’introduction de quotas dans les organes directeurs de l’UITA est en fait une violation des droits d’autodétermination des membres, censés être autonomes.
G : Oui, et c’est pour cette raison qu’il fallait leur expliquer que les quotas visaient un objectif supérieur, qui légitimait cette violation et la rendait nécessaire. C’est pourquoi ils devaient les accepter. Finalement, ils l’ont fait. Le résultat : aux élections suivantes du comité exécutif, plus de femmes que jamais ont été élues, et au-delà des quotas. Mais cela s’est fait contre une forte opposition de quelques-uns, qui a naturellement eu son prix politique.
R : Lequel ?
G : Mes relations avec certaines organisations scandinaves ont été durablement mises à mal.
R : Etait-ce à cause d’objections démocratiques théoriques ou parce que des dirigeants en place craignaient d’être menacés dans leur position ?
G : Je présume qu’il s’agissait plutôt de ce genre de craintes mais ce n’est qu’une présomption. En tout cas, aucune de ces organisations n’avait de femme en position de pouvoir, excepté peut-être dans une organisation de cols blancs , mais pas dans les organisations ouvrières.
R : Quelle a été la conséquence d’un plus grand nombre de femmes dans les organes directeurs de l’UITA et de la discussion intense sur l’égalité sur la pratique de l’UITA ?
G : Il est devenu plus facile pour le secrétariat d’introduire les questions concernant les femmes dans les ordres du jour des réunions sur les STN : d’abord au sujet leur représentation mais aussi pour ouvrir le débat sur leurs propres revendications et problèmes. On s’est efforcé d’amener le thème de l’égalité à tous les niveaux de la discussion politique de l’UITA.
R : Systématiquement ?
G : Par le secrétariat, oui. Mais toutes les organisations membres ne suivaient pas. Personne ne s’y opposait mais certains affiliées restaient passifs ou à l’écart.
R : Pourquoi ?
G : Pour certaines organisations, l’égalité n’avait jamais été importante, et la pression constante du secrétariat créait du ressentiment.
R : Peux-tu résumer les changements d’attitude ?
G : Il est plus généralement accepté maintenant que les femmes doivent participer aux organes directeurs. Et que certains problèmes qui leur sont spécifiques doivent être intégrés dans l’activité générale. On le voit par exemple par le fait que dans les négociations avec les transnationales, il y a toujours une revendication de suppression des inégalités en matière de formation et de promotion professionnelles.
R : Jusqu’à maintenant, l’impact, et le succès de la politique sur les femmes sont-ils plus marqués à l’intérieur de l’UITA ou à l’extérieur ?
G : Je dirai les deux. Il reste cependant beaucoup de chemin à faire pour atteindre l’égalité dans tous les domaines. Mon successeur est un homme ; dans la plupart des syndicats affiliés, ce sont des hommes qui tiennent les positions clés, bien que la proportion de femmes augmente.
R : Qu’est-ce qui t’a incité à appuyer Ron Oswald à ta succession, et non pas une Roslinda Oswald ?
G : Parce que je le considérais comme la personne la plus capable de prendre ma succession. Avant, j’avais pensé à deux candidates possibles mais ni l’une ni l’autre ne voulaient le poste.
Coopération avec d’autres organisations syndicales
R : Au cours de notre conversation, il a souvent été question, en passant, d’autres organisations syndicales internationales. Les ressources limitées de l’UITA plaideraient pour une coopération avec elles, surtout celles qui lui sont proches, notamment les autres secrétariats professionnels qui font partie du mouvement social-démocrate et libre, et la CISL. Y a-t-il eu une telle coopération avec la CISL, soit sur le plan général, soit sur des objets précis de politique syndicale internationale ? J’ai l’impression que tu vois la CISL avec distance, sinon négativement.
G : Oui, c’est le cas. Cela a à voir avec les vues de l’UITA sur le mouvement ouvrier et syndical international, assez différentes de celles de la CISL, et qui le restent dans une certaine mesure. Par exemple, nous sommes critiques de la place exagérée que la CISL accorde au travail dans les institutions internationales ; de sa sous-estimation de la lutte pour les droits de l’homme et les droits syndicaux dans les années 1950, 60 et 70, qui a fait que Amnesty International, par exemple, a défendu des syndicalistes du monde entier avec plus de détermination qu’elle. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et la section des droits de l’homme de la CISL est actuellement l’une de ses plus efficaces. Nous avons aussi critiqué son conservatisme politique, proche de celui du département international de l’AFL-CIO de l’époque, qui a également changé, comme l’AFL-CIO elle-même.
D’autre part, nous avons toujours préconisé une coopération beaucoup plus étroite entre les SPI. A l’origine, ceux-ci se réunissaient une fois par an en janvier en une conférence de leurs secrétaires généraux. L’UITA voulait des réunions trimestrielles. Nous avons obtenu que ce soit deux par an. Nous poussions pour des actions communes sur les transnationales. Ce qui a conduit à la création d’un groupe de travail CISL/SPI sur les transnationales qui, cependant, encore une fois sous-estimé par la CISL, n’a jamais pu se réunir plus d’une fois par an.
Au début des années soixante, il y avait un bureau de liaison des SPI à Genève, dont le secrétaire était Borek Zofka, un syndicaliste tchèque en exil avec un passeport autrichien. Ce bureau était considéré par la CISL avec une grande méfiance, elle le voyait comme le noyau possible d’une internationale parallèle des SPI. Edo Fimmen n’avait disparu que depuis vingt ans et ses idées étaient toujours vivantes. Dans le courant des années soixante, le bureau de liaison a perdu l’appui de la majorité des SPI. Il a été fermé à la fin de la décennie malgré l’opposition de l’UITA et de la FIOM. Pendant mon mandat, j’ai continué d’essayer d’organiser la coopération des SPI, notamment sur les transnationales. Il y a eu plusieurs conférences, dont une, importante, à Washington, en 1989, avec le soutien de quatre autres SPI et la présence symbolique de la CISL. Le manque d’argent nous a cependant empêcher d’y donner les suites nécessaires.
R : Y a-t-il une coopération, suivie ou sporadique avec la CISL pendant ton mandat ?
G : Dans le domaine de l’égalité hommes/femmes, il y a toujours de la coopération avec le département de l’égalité de la CISL. Nous étions représentés et nous avons pris part à ses activités. En outre, nous étions représentés aux réunions du comité exécutif de la CISL et nous y avons pris une part active. Plus tard, après 1989, nous avons aussi joué un rôle dans les réunions de la CISL sur l’Europe de l’Est. La CISL a toujours été invitées aux congrès de l’UITA et vice versa. La coopération se résumait à cela.
R : Les relations entre l’UITA et la CISL n’ont-elles pas évolué dans le temps ?
G : Oui, dans les années quatre-vingt et nonante. Mais les changements ont eu lieu parce que nos demandes et celles d’autres SPI ont obligé la CISL à agir. Elle devait au moins donner l’impression de faire quelque chose. En général, la CISL considérait toutes les initiatives qu’elle n’avait pas eues elle-même avec suspicion et hostilité.
R : Pourquoi ?
G : Je pense que c’était un réflexe bureaucratique parce que toutes les initiatives indépendantes étaient perçues comme une menace potentielle et parce qu’elle craignait apparemment que les secrétariats professionnels pouvaient, ensemble, jouer un rôle plus important qu’elle. C’est pour cela qu’elle bloquait systématiquement toutes les tentatives des SPI d’agir ensemble de façon autonome, sur des objectifs communs. Elle considérait que si les SPI voulaient se coordonner, ce devait être par elle, et non par leur propre initiative et leurs propres moyens.
R : Apparemment, il n’y a pas une suffisamment de soutien des autres SPI pour ces initiatives qui venaient de ta part. Pourquoi ces réserves ?
G : La CISL les a persuadés de ne pas les soutenir.
R : En parlant comme ça, est-ce que tu ne fais pas des autres SPI des pantins de la CISL ?
G : Oui, c’est qu’ils étaient.
R : Cela me surprend. J’ai de la peine à croire que les SPI, si jaloux de leur indépendance, et leur secrétaires généraux et présidents, généralement expérimentés, aient pu devenir des pantins de la CISL !
Je ne peux pas l’imaginer quand je pense à la Fédération internationale des mineurs (FIM) avec Dennis Edwards ou à la Fédération internationale des travailleurs des transports (ITF), pour donner deux exemples.
G : Pas des pantins dans ce sens. La FIM, ou plus tard l’ITF avec Harold Lewis, étaient de toute façon opposés à toute coopération, que ce soit avec la CISL ou avec d’autres SPI.
Quant à ton autre remarque, ce n’est pas parce que certains secrétaires généraux de SPI sont de grands égocentriques ou des prima donne qu’ils sont nécessairement capables d’une pensée politique indépendante.
R : C’est sûrement l’une des raisons pour lesquelles la coopération entre l’UITA et certains SPI tels que la FIOM, l’ITF, l’ICF (Fédération internationale des travailleurs de la chimie et de l’énergie), la FIET (Fédération internationale des employés et techniciens), etc. étaient rarement de longue durée, même si leur échec avait aussi des causes spécifiques. Le comité sur le tourisme, maintenu pendant plus d’une décennie entre l’UITA, l’ITF et la FIET, semble avoir été une exception positive.
Ces difficultés connues, comment se présentaient d’autre part les relations de l’UITA avec la Confédération mondiale du travail (CMT), chrétienne, et la Fédération syndicale mondiale (FSM), communiste ? La CMT était-elle une alliée potentielle ou une rivale ?
G : En elle-même, la CMT est une organisation sans importance. Le seul pays où elle a un affilié représentant une majorité des travailleurs syndiqués est la Belgique. Aux Pays-Bas et au Luxembourg, elle a des membres importants, encore que minoritaires. Les syndicats chrétiens en tant que tels n’étaient donc des partenaires importants que dans les pays du Bénélux. Cela a cessé d’être un problème lorsqu’ils se sont affiliés à l’UITA.
R : Et dans d’autres régions, en Amérique latine, par exemple ?
G : La CMT n’a pas d’affiliés importants en Amérique latine mais elle a beaucoup d’argent. Principalement de la fondation Konrad Adenauer et d’œuvres catholiques néerlandaises et allemandes. La CMT est un facteur de désorganisation, pas tant pour l’UITA que pour les SPI en général, parce qu’elle combine un radicalisme verbal et une action extrêmement conservatrice. Cela est évident en Amérique centrale, où son organisation régionale, la CLAT (Central Latino Americana de Trabajadores), collabore avec Solidarismo, un mouvement mis en place par les employeurs pour contrer les syndicats. La CLAT combine une pratique pro-patronale avec une rhétorique révolutionnaire de lutte de classes.
R : Y a-t-il eu tout de même des débuts de coopération ?
G : Vers la fin des années septante et au début des années quatre-vingt, nous avons offert à la CMT une forme de coopération en lui proposant pour ses affiliés en Amérique latine les mêmes conditions qui avaient été acceptées en Europe, c’est-à-dire l’affiliation à l’UITA tout en conservant leur affiliation dans les structures de la CMT. Mais elle n’était pas intéressée. Il faut dire que nous n’avons jamais considéré l’internationale des travailleurs de l’alimentation de la CMT, la Fédération mondiale des travailleurs de l’agriculture et de l’alimentation (FEMTAA), ni comme une rivale sérieuse ni comme une partenaire sérieuse de coopération.
R : La FSM, avec sa fédération de l’alimentation, était-elle une rivale plus sérieuse ?
G : Non. Il n’y a jamais été question de coopération, à cause de l’opposition fondamentale entre les positions des syndicats d’Etat dans les pays communistes et les positions représentées par l’UITA.
Dans le secteur de l’alimentation, l’organisation de la FSM n’a jamais été une rivale sérieuse parce qu’elle était incapable de faire du travail syndical pratique et à cause du trop petit nombre de syndicats libres dans ses rangs, c’est-à-dire des syndicats qui s’étaient donné des directions communistes par une décision libre et démocratique. Dans les pays industriels, il n’y avait dans ce cas principalement que la CGT française, la CGIL italienne et deux syndicats japonais.
R : Y avait-il de la part des affiliés de l’UITA des initiatives pour chercher des liens plus étroits avec la fédération de l’alimentation de la FSM ?
G : Au tournant des années septante/quatre-vingt, le syndicat finlandais de l’alimentation, sous direction communiste et affilié à l’UITA, et les syndicats italiens ont cherché à promouvoir la coopération entre l’UITA et la FSM en les invitant les deux à leurs congrès. Cela donné lieu à des entretiens amicaux dans la forme mais qui, dans la substance, ne pouvaient qu’aboutir au constat d’une absence de terrain commun.
R : Cela a-t-il changé après 1989 ?
G : Non. Nous avons eu un contact avec la Fédération de l’alimentation de la CGT française pour l’inviter à s’affilier à l’UITA. Elle a décidé de continuer dans ce qui restait des structures de la FSM.
R : Après 1989, y a-t-il eu des propositions ou initiatives en vue d’une fusion de l’UITA et de la Fédération de l’alimentation de la FSM ?
G : Je n’en ai pas de souvenir. Cela aurait évidemment été irréaliste. Nous n’avons jamais eu le sentiment que des liens avec les structures de la FSM nous aurait apporté un bénéfice quel qu’il soit. Seulement des problèmes. La FSM a très peu de syndicats réels au sens où nous l’entendons, mais beaucoup de casseroles. Par exemple, leur plus grande organisation dans l’alimentation et l’agriculture reste encore la Fédération russe agro-industrielle, qui est en fait l’organisation de la bureaucratie des kolkhozes. Ses congrès ont toujours été dominés par une grande majorité de directeurs de kolkhozes. Il s’agit donc en fait d’une sorte d’association d’employeurs. Il n’est pas imaginable que nous acceptions quelque chose de semblable dans l’UITA.
Ce qui s’est passé depuis 1989
R : 1989 a été un tournant important pour les relations internationales et les relations politiques et sociales dans de nombreux pays, suite à l’effondrement du bloc soviétique, la fin de l’URSS, du conflit Est-Ouest et de la marginalisation du mouvement communiste et de ses organisations. Ce tournant a naturellement eu des conséquences sur les structures et la politique du mouvement syndical international et de ses organisations. Il leur a soudainement imposé de nouvelles tâches, lourdes. Qu’en a-t-il été pour l’UITA ?
G : Nous avons eu à développer des relations avec les nouveaux syndicats de façon aussi rapide et durable que possible. Par nouveaux syndicats, je ne pense pas seulement aux syndicats qui étaient issus de l’opposition politique, comme Solidarnosc en Pologne, mais aussi aux syndicats qui s’étaient renouvelés à partir des anciennes structures et qui étaient devenus des syndicats indépendants, comme par exemple en Tchécoslovaquie. Mais nous avons été dépassés par les événements.
R : Dans quel sens ?
G : Parce que l’effondrement du bloc soviétique et ces nouvelles tâches arrivaient par surprise. Ce n’est pas que nous ne pensions pas à l’inévitabilité de cet effondrement. Je pensais que le système politique de l’Union soviétique ne pourrait pas durer et qu’il s’effondrerait tôt ou tard avec l’ensemble du bloc. Mais nous nous attendions à une évolution beaucoup plus lente. Nous n’avions pas imaginé que cela arriverait si vite et si soudainement. Nous n’étions pas prêts. Les ressources financières et humaines nécessaires n’étaient pas disponibles. Mais parce que le travail devait être fait, il a été fait aux dépens des régions existantes qui, pour un temps, ont reçu moins d’attention. C’était inévitable, pour la simple raison que le secrétaire général et son équipe ne pouvaient pas être partout à la fois. Cela a sans doute contribué à la crise financière de l’UITA en 1993, parce que les réserves avaient été épuisées.
R : Dans cette situation exceptionnelles, les organisations membres n’étaient pas prêtes à mettre à disposition des ressources supplémentaires ?
G : Non, elles ne l’ont pas fait. Elles ont au contraire développé leurs propres activités bilatérales dans les pays de l’ Europe centrale et orientale (PECO).
R : En consultation avec l’UITA ?
G : Dans certains cas oui, dans d’autres non.
R : Pourquoi l’engagement dans les PECO a-t-il été si peu coordonné ?
G : Parce qu’on partait du principe qu’il fallait agir, qu’il était impératif de le faire et vite. Les affiliés n’avaient pas pour but d’exclure l’UITA mais au début des années nonante, il n’était pas possible de planifier des activités coordonnées. Nous étions limités à nous informer mutuellement sur ce que nous étions en train de faire. Par la suite, nous avons essayé de nous coordonner à travers le comité exécutif et par l’engagement d’un coordinateur régional, Wolfgang Weinz. Mais au départ, il y avait beaucoup de désordre et de confusion. Non pas pour des raisons politiques mais simplement par les efforts de différentes organisations, à différents niveaux, de répondre aux besoins d’action.
R : Les PECO ont été répartis entre différents affiliés ?
G : Oui. La Pologne à l’Allemagne, la Hongrie aux Pays-Bas, et naturellement à l’Autriche, comme la Slovénie et la Croatie, les Pays baltes aux pays nordiques. Cela s’est fait assez spontanément, selon l’intérêt naturel entre voisins.
D’une manière générale, il faut dire que le manque de connaissance entre les uns et les autres pouvait faire problème. Par exemple, un syndicat local en Suède avait commencé à soutenir un syndicat de travailleurs de la viande en Hongrie sans se douter que son effort allait contribuer à provoquer une scission dans la fédération nationale. Dans les relations bilatérales, il y avait toujours le danger que les syndicats d’Europe de l’Ouest écoutent leurs préférences et négligent les autres. Surtout parce qu’en Russie, en Ukraine, en Belarus, en Asie centrale et en Transcaucasie, la situation était rapidement devenue difficile et compliquée.
Le développement de relations bilatérales a été une phase de transition qui a duré quatre ou cinq ans.
R : L’UITA avait-elle des critères pour ses relations avec les syndicats des PECO ? La situation était-elle différente selon les pays ? Dans certains d’entre eux, un éventail plus ou moins large de syndicats commençaient à se concurrencer.
G : Il n’y avait pas de critères politiques autre que l’obligation d’être des syndicats libres et démocratiquement constitués. Et, évidemment, ils l’étaient presque tous. L’exception la plus importante était le syndicat agro-industriel en Russie, le seul qui soit resté dans la FSM. Son président est toujours président de l’Internationale de l’alimentation de la FSM.
R : Par quoi l’UITA a-t-elle commencé dans les PECO ?
G : En premier lieu, nous avons essayé de développer le travail sur les STN. Dans certains cas, nous y avons réussi. Nous avons aussi tenté de transmettre une conception politique socialiste démocratique. Et cela nous a beaucoup moins réussi.
R : Qu’entends-tu pas une « conception politique socialiste démocratique » et qu’est-ce qui l’a empêchée ?
G : Les nouveaux syndicats, dans les PECO, avaient besoin d’avoir leur propre perspective politique en tant que syndicat et ils devaient donc construire des relations avec des partis qui défendaient leur intérêt. Si de tels partis n’existaient pas, ils devaient si possible les créer ou contribuer à la fondations de partis proches d’eux. Selon nous, ces partis ne pouvaient être que socialistes. Nous avons échoué.
R : Pourquoi ?
G : Parce qu’au départ, les syndicats rejetaient toute forme de politique. Ils pensaient qu’ils devaient rester en dehors de la politique et proclamaient souvent l’incompatibilité des fonctions politique et syndicale. Cela a changé en Tchécoslovaquie, plus tard en République tchèque, dans la mesure où le mouvement syndical a donné son appui au parti social-démocrate reconstitué. En Pologne, Solidarnosc a au contraire évolué dans une direction conservatrice. En Roumanie, les syndicats se sont éparpillés entre plusieurs partis politiques, dont aucun ne représentait les intérêts des travailleurs. En Bulgarie, il y a des partis proches des syndicats mais qui ne peuvent pas concurrencer les communistes recyclés ni les conservateurs.
R : Et à part ce travail d’orientation ?
G : Nous avons essayé de pousser les activités de formation des syndicats dans le sens du développement syndical. Cette tentative, conjointement avec l’ICEM, a conduit à une expérience malheureuse dans trois pays, la Slovaquie, la Hongrie et la Roumanie, où nous avions créé des « centres pour la démocratie » qui devaient être des centres de formation syndicale. Nous avions espéré que nos affiliés au moins, de l’UITA et de l’ICEM, y développeraient ensemble de la formation, de l’encadrement et du recrutement. Ca n’a pas été le cas dans aucun des trois pays. Les syndicats ont perçu ces centres comme un cadeau et ont coopéré aussi longtemps que l’argent arrivait. Ensuite, les centres ont collapsé. Avec notre expérience de projets de formation dans les pays du tiers monde, nous aurions dû le prévoir. Mais nous avions agi à la hâte, sous la pression des événements.
A part cela, nous avons organisé plusieurs conférences régionales pour permettre à nos camarades des PECO de se rencontrer, de se connaître et de se parler, afin d’élaborer des idées et des revendications communes. Je me souviens d’une conférence à Prague où nous avons réussi à réunir des syndicalistes de tous les pays successeurs de la Yougoslavie, pour discussion. Nous avons considéré cela comme un succès politique.
R : Les syndicats avaient-ils des demandes spécifiques à l’UITA ?
G : Il y avait une attente que nous ne pouvions ni ne voulions satisfaire : distribuer de l’argent.
R : Quelle était l’attitude des syndicalistes à l’égard de l’aide et notamment à l’égard des idées et du soutien pratique qu’ils recevaient des organisations « occidentales » telles que l’UITA ? Est-ce qu’ils ne vous ressentaient pas comme paternalistes ?
G : C’est une question compliquée. Fondamentalement, il était déprimant de voir à quel point les syndicats, en réalité, s’attendaient à du paternalisme et étaient prêts à l’accepter. Ces syndicats devaient commencer à fonctionner dans des sociétés complètement déstabilisées, politiquement et économiquement, après quarante ans de totalitarisme à l’Est, septante ans en URSS, marqués par la répression systématique de toute forme de société civile et de pensée indépendante. C’est pourquoi ils s’attendaient à recevoir un autre message de salut de notre part. Ils étaient absolument préparés à se subordonner, même si, sous la surface et dans la durée, il y avait du ressentiment. Nous pensions quant à nous qu’il fallait plutôt renforcer leur confiance en eux-mêmes, leur autonomie, leur foi en leurs capacités de développer leurs propres programmes et activités. L’élément politique que je viens de mentionner en faisait partie. Dans certains cas, le message a été reçu, compris et mis en pratique. Dans d’autres cas, pas du tout.
R : L’UITA a-t-elle créé des structures nouvelles pour appuyer le changement dans les syndicats et leur intégration dans ses rangs ?
G : Pas de structures, seulement des conférences. Nous partions de l’idée qu’il n’y avait qu’une seule Europe géographique et que c’était à l’organisation régionale européenne de soutenir et d’intégrer la partie européenne de l’ancien bloc soviétique. L’UITA ne devait intervenir qu’exceptionnellement, en cas d’urgence ou de débordement de l’organisation régionale.
R : Comment se sont manifestées les différences de compétences entre l’UITA et le CESA-UITA ?
G : L’intégration dans l’organisation régionale a été plus lente ; la volonté d’agir, de nouer des contacts, de fournir de l’aide a manqué depuis le début à l’organisation régionale et manque toujours. Ce qu’elle arrive à faire, c’est d’intégrer les syndicats des PECO dans ses réunions normales.
R : Dans les dix dernières années, les relations avec les syndicats des PECO se sont-elles normalisées ?
G : Les relations se sont normalisées avec ceux qui sont entrés à l’UITA dans la première phase. Mais de nouveaux syndicats sont en train de s’affilier, par exemple en Transcaucasie et en Asie centrale.
R : Est-ce que l’effondrement du bloc a changé les relations entre l’UITA et les autres SPI, la CISL et la CMT ?
G : Non, on ne peut pas le dire. Nous avons fait quelques projets avec l’ICEM, pas seulement les trois centres pour la démocratie dont je viens de parler. Il y a eu une coopération avec la CISL dans la mesure où nous avons participé aux réunions où était discutée la situation dans les PECO et où s’échangeaient des expériences. En fait, la CISL avait une structure minimale pour les PECO : une responsable et deux assistants. C’était vraiment peu vu l’importance du travail.
R : 1989 a-t-il changé les relations avec la CMT ?
G : Non. Le dernier président de l’UITA pendant mon mandat, Willy Vijverman, était aussi le président de la fédération de l’alimentation de la Confédération des syndicats chrétiens belges, affiliée à la CMT. Je pense que c’était la première fois qu’un SPI avait un président chrétien venant de la CMT. Au début de mon époque, nous avions fortement défendu l’idée d’une fusion entre la CMT et la CISL. Cette idée n’a pas échoué de façon spectaculaire, elle est simplement morte. Depuis quelques années, la CMT a un secrétaire général, Willy Thys, qui est par principe opposé à l’unité syndicale, autant sur le plan international que national, qui cherche à maintenir les divisions partout où elles existent, qui cherche au besoin à les provoquer où elles n’existent pas. Les perspectives d’une fusions se sont donc plutôt éloignées.
R : Quelles ont été les autres répercussions de 1989 ?
G : La disparition de la FSM comme alternative crédible a sans doute conduit les syndicats sud-africains à direction communiste à participer davantage aux activités de l’UITA. Elle a également conduit d’autres syndicats sous contrôle communiste à venir à l’UITA, comme par exemple un syndicat de travailleurs bananiers au Costa Rica. Mais dans l’ensemble, les effets ont été insignifiants. Nous avions espéré que les fédérations de la CGT française et de la CGTP portugaise nous rejoindraient, par réorientation ou résignation. Ca n’a pas été le cas. La fédération de l’alimentation de la CGT française est restée dans la FSM et la CGTP portugaise veut rejoindre notre organisation régionale mais pas l’Internationale.
R : Avec la fin de la confrontation Est-Ouest, la marginalisation du mouvement communiste et la disparition, en pratique, de la FSM, l’UITA n’a-t-elle pas perdu des facteurs d’intégration importants qui liaient ses affiliés ?
G : Pas du tout. La lutte contre la FSM n’a jamais été un facteur liant. L’anti-communisme, en ce sens, n’a jamais été un facteur important d’intégration dans l’UITA.
R : Y compris en Amérique latine ?
G : Non. En Amérique latine, c’était la lutte contre la CIA qui était le facteur important d’intégration, pas contre la FSM. L’anticommunisme à partir de la gauche démocratique allait de soi. Nous n’avions jamais à nous en préoccuper. Ce qui nous préoccupait était les sociétés transnationales et la lutte de nos affiliés pour leur résister. C’était, et cela reste le lien intégrateur décisif.
Solidarité et identité
R : Qu’est-ce qui relie des syndicats individuels à une organisation internationale comme l’UITA ? Pourquoi un nombre relativement important de syndicats maintiennent-ils leur affiliation, s’acquittent de leurs obligations financières, collaborent plus ou moins activement et, quand cela est nécessaire, se montrent disposés à soutenir d’autres syndicats ?
G : Je crois qu’il ne faut pas sous-estimer la notion de solidarité. Elle est très largement acceptée parmi les affiliés de l’UITA comme une mission et comme un devoir. En outre, il y a évidemment beaucoup d’organisations qui s’attendent à recevoir des services sous la forme d’une protection internationale contre la persécution, sous forme d’information ou de soutien. Mais il y a aussi certains syndicats, y compris des syndicats fondateurs, qui n’ont jamais attendu ou reçu un service de quelque importance de l’UITA.
R : Qu’est-ce qui les lie alors à l’UITA ?
G : L’idée de la solidarité.
R : Une notion altruiste de la solidarité ?
G : Peut-être pas entièrement altruiste puisque nous croyons qu’il existe un intérêt général et que s’il est menacé quelque part dans le monde, même indirectement, cela peut avoir des répercussion sur sa propre situation. Une violation des droits syndicaux ne peut être tolérée où que ce soit dans le monde si on ne veut pas qu’elle se produise un jour chez soi.
R : Est-ce que par exemple les syndicats suédois croient réellement qu’ils pourraient être indirectement touchés par une violation des droits syndicaux aux Philippines ou au Guatemala ?
G : Je crois qu’ils pensent que s’ils tolèrent la violation de droits syndicaux sans réagir, n’importe où, cela pourrait affaiblir leur propre position. Pour les syndicats suédois, le fait d’avoir reçu une aide internationale considérable lors de leur grève générale de 1905 – qu’ils ont perdue – joue un rôle. Ils pensent qu’ils doivent rendre la solidarité reçue.
R : Presque un siècle plus tard ?
G : Oui.
R : C’est remarquable. Est-ce une attitude partagée par les syndicats européens ?
G : Certainement en Europe de l’Ouest. En Europe orientale, les syndicats sont encore préoccupés par l’espoir de recevoir de l’aide matérielle pour reconstruire et relancer leur organisation. Peu à peu, ils se rendent compte que la coopération entre organisations doit être basée sur la réciprocité.
R : Les organisations américaines et japonaises ont-elles des motifs semblables ?
G : Dans les organisations nord-américaines, l’idée de la solidarité est également très forte. Je ne sais pas si elles croient en dépendre mais en tout cas, elles savent qu’elle est utile et que leur position est plus forte dans leurs conflits quand elles reçoivent du soutien international.
R : Et les syndicats japonais ?
G : Ils ne sont pas fondamentalement différents. Ils ressentent également un devoir de solidarité, qu’ils exercent généralement sous des formes qui évitent une confrontation avec leurs propres employeurs, par exemple par des contributions financières ou des prises de position. Je ne connais pas de cas dans les différentes branches de l’UITA où ils auraient déclenché une grève de solidarité. Par contre, il est arrivé qu’ils interviennent efficacement auprès de la direction d’une transnationale japonaise pour obtenir, par exemple, la reconnaissance d’un syndicat dans un autre pays.
R : De l’autre côté, il y a des syndicats qui s’attendent à être protégés. Qui sont-ils ?
G : Surtout des syndicats du tiers monde dont l’existence peut être en jeu.
R : L’UITA est-elle capable de leur offrir une protection ?
G : Oui, en mobilisant ses affiliés. Mais cela dépend aussi de la sensibilité des gouvernements ou des transnationales par rapport aux pressions de l’opinion publique. Parfois, elle est grande et parfois pas.
R : Le fait d’avoir bénéficié de la solidarité incite-t-il les organisations membres à en faire preuve à leur tour ?
G : Oui. Prenons par exemple les sud-Africains : malgré les difficultés politiques que l’UITA a eues en Afrique du Sud, notamment par ses démêlées avec le parti communiste, les syndicats sud-africains savent avoir reçu de fortes marques de solidarité de sa part. Par conséquent, ils ressentent fortement d’avoir à la rendre. Lorsque la plus grande brasserie d’Afrique du Sud, South African Breweries, s’est lancée dans des achats massifs de brasseries dans les PECO, l’UITA a organisé une conférence qui a réuni les affiliés de l’Est et les sud-Africains. Je pense que c’est avec une certaine satisfaction que les sud-Africains ont annoncé leur détermination à soutenir le principe de la reconnaisance syndicale dans ces brasseries. C’était aussi une grande expérience pour les Européens de l’Est. De même, les syndicats espagnols se montrent très solidaires, ils se réfèrent souvent à la solidarité qu’ils ont reçue de l’UITA sous le franquisme.
R : Cette solidarité, qui semble se communiquer à travers l’identité sectorielle, est-elle menacée par la vague des fusions ?
G : L’UITA est le résultat de quatre fusions : la première, en 1920, entre les travailleurs de la boulangerie, de la viande et des brasseries ; la suivante, en 1958, avec les travailleurs des tabacs, puis, en 1961, avec les travailleurs des hôtels et restaurants, et la dernière, en 1994, avec ceux de l’agriculture et des plantations. Chaque fois, la question de l’identité a été posée. La composition actuelle de l’UITA comprend des organisations très différentes en termes de conditions de travail, de culture syndicale et bien d’autres aspects. Nous avons essayé de préserver les identités sectorielles au sein même de l’UITA et de favoriser leur expression par des activités qui leur sont spécifiques. C’est pourquoi nous avons un groupe des travailleurs des hôtels et restaurants, un groupe des travailleurs du tabac, un groupe des travailleurs agricoles et maintenant, seulement, après mon départ, un groupe des travailleurs de l’alimentation. La cohésion entre tous ces groupes dans une organisation internationale n’est pas assurée par l’identité particulière des secteurs.
R : Alors par quoi ?
G : Par une culture organisationnelle commune qui s’est développée pendant des années autour de certaines priorités, de certaines valeurs, d’une certaine manière de faire les choses et de se comporter les uns avec les autres. Fondamentalement, à travers une culture de débat démocratique, un accord sur les buts sociaux et politiques généraux, et à travers une conception de la solidarité.
R : Est-ce qu’on pourrait appeler cela la marque de l’UITA ?
G : Exactement. C’est ce qui nous tient ensemble, bien plus que les identités sectorielles. Mais cela comprend naturellement un engagement envers les besoins et les objectifs spécifiques des secteurs et, quand c’est nécessaire, un soutien.
R : Les fusions ne menacent-elles pas cette idée que l’UITA se fait d’elle-même, et ses traditions ?
G : Pas celles qui ont eu lieu jusqu’à maintenant parce que l’UITA a toujours absorbé une organisation plus petite à laquelle elle a pu transmettre sa culture. S’il devait y avoir une fusion entre l’UITA et des organisations plus grandes, on peut se demander si elle pourrait leur transférer sa culture, et même si elle pourrait conserver la sienne dans son propre domaine. Mais il n’est pas nécessaire que l’UITA fusionne avec qui que ce soit dans un avenir prévisible, il n’y en a pas de nécessité ni matérielle ni aucune autre raison valable.
R : Les regroupements sectoriels au niveau national et la création d’organisations interprofessionnelles ne représentent-ils pas aussi une menace ?
G : Il y a déjà depuis longtemps quelques syndicats importants de ce type dans l’UITA, au moins trois en Grande-Bretagne, deux au Danemark, une aux Etats-Unis. Nous n’avons jamais constaté que la cohésion de l’UITA était affaiblie par le fait qu’ils étaient des interprofessionnels plutôt que des syndicats de secteur. Les secteurs, dans une organisation interprofessionnelle ont en général leur autonomie et maintiennent leur propres relations avec les SPI de leur branche.
En guise de résumé
R : Essayons de résumer. Quels changements essentiels se sont produits dans la politique de l’UITA pendant les quarante ans que tu y as travaillé ?
G : Je dirai que l’efficacité de l’UITA en tant que représentante internationale des organisations membres s’est considérablement améliorée, que l’orientation socio-politique s’est beaucoup clarifiée et que la cohésion interne a été renforcée.
R : Des résultats très positifs et remarquables.
G : Oui, sans pour autant m’en attribuer la seule responsabilité.
R : Cette évolution a-t-elle fait de l’UITA un « Global Player » ?
G : Qu’est qu’un « Global Player » ?
R : Quelqu’un qui est en situation de pouvoir avancer des idées, des objectifs à un niveau global et qui a de bonnes chances de pouvoir les réaliser.
G : Oui, dans ce cas l’UITA peut maintenant être considérée comme un « Global Player ».
R : Comparable à des sociétés transnationales ?
G : Oui, avec des moyens très inégaux et des possibilités limitées, mais dans ces limites, oui.
R : Au début de cet interview, nous avons parlé des objectifs, attentes et ambitions que tu avais à l’origine de ton mandat. Quels objectifs ont été atteints, quelles attentes satisfaites et quelles ambitions réalisées ?
G : Je préfère répondre par la négative et dire quels objectifs n’ont pas été atteints, en particulier la réorganisation et la réorientation du mouvement syndical international.
R : En somme, le modèle Fimmen ?
G : Plus ou moins. Même si la tentative n’a pas vraiment échoué, elle n’a pas non plus progressé. On ne devrait jamais sous-estimer les effets à long terme de ce que l’on fait, même s’il n’y a pas de résultats immédiats et visibles. Quels que soient les objectifs et les ambitions, j’ai toujours pensé qu’on ne peut faire plus qu’on peut, tant qu’on est là et avec les moyens qu’on a. J’ai le sentiment d’avoir fait le maximum que j’étais capable de faire dans cette époque, avec les moyens que j’avais. Je n’ai pas pu mettre en pratique toutes mes idées et réaliser toutes mes ambitions mais au moins, je n’ai pas besoin d’avoir mauvaise conscience.
R : Ces ambitions pouvaient-elles être réalisées dans le cadre de l’UITA ?
G : Je pense qu’en cette période, dans les circonstances existantes, elles ne pouvaient être réalisées ni à l’UITA, ni ailleurs. Même si j’avais été secrétaire général de la CISL, si l’on regarde son histoire, ou d’un autre SPI.
R : N’étaient-elles donc pas trop élevées et irréalistes ?
G : Oui, sans doute.
R : Quelle a été ton expérience la plus importante de secrétaire général ?
G : Que l’on peut faire plus que ce que l’on imaginait au départ. Qu’il faut avoir un niveau élevé d’ambition et s’y tenir même si l’on n’arrive pas à les réaliser, afin de rendre le mouvement en général plus ambitieux. Qu’il est juste de s’imposer à soi-même et aux autres de hautes exigences. Qu’il faut avoir la peau épaisse. Que l’on doit s’attendre à subir des défaites et en apprendre.
R : Mais plus précisément, quel événement a joué le plus grand rôle ?
G : Je pense que les campagnes sur Coca Cola au Guatémala ont été très importantes, de différentes façons et pour différentes raisons. Premièrement, comme je viens de le dire, parce que beaucoup de choses peuvent être faites que l’on n’imaginait pas forcément possibles. Principalement qu’il faut avoir un niveau d’ambition élevé et qu’il faut faire confiance aux gens, croire en leurs possibilités d’accomplir de grandes choses au-delà de la routine…Oui.
R : Quel a été ton plus grand succès ?
G : Amener l’organisation où elle est maintenant.
R : Ta défaite la plus amère ?
G : A la fin de mon mandant, je n’ai pas pu créer un consensus sur la guerre en Yougoslavie.
R : Ton plus grand échec ?
G : De n’avoir pas pu atteindre certains objectifs de politique syndicale internationale, concernant notamment les SPI, la CISL et les structures du mouvement international. De ne pas avoir réussi à trouver une forme de coopération plus élevée entre les SPI.
R : Quel est le changement le plus important auquel tu as contribué ?
G : Faire du travail sur les transnationales la principale priorité.
R : Quelles erreurs de jugements as-tu fait ?
G : Un optimisme exagéré concernant des personnes, dans l’UITA et ailleurs. Et peut-être une surestimation des capacités des organisations à se dépasser.
R : Ce sont des erreurs d’appréciation.
G : Oui.
R : Et les erreurs tout court ?
G : Je n’aurais pas dû engager certaines personnes, ce qui a conduit à une grande perte de temps et d’énergie. C’étaient des erreurs. J’aurais dû consacrer plus de temps à des questions d’administration.
R : A la place de quoi ?
G : De me consacrer exclusivement aux questions politiques en laissant l’administration à d’autres, sans surveillance suffisante.
R : Si tu étais élu secrétaire général au prochain congrès de l’UITA avec trente ans devant toi, quels seraient tes buts ?
G : Les mêmes. Porter plus loin ce qui a déjà été accompli. Sinon, à partir de ce point de départ, les mêmes buts.
R : C’est probablement la réponse à ma prochaine question : quelles sont les perspectives pour les organisations syndicales internationales ?
G : Toutes les organisations syndicales internationales sont devant trois problèmes : l’organisation, la politique et la démocratisation. La politique syndicale internationale doit être démocratisée, elle doit aller en profondeur jusque vers les membres, les inclure, les engager. Toutes les organisations internationales doivent devenir des organisations de combat si elles ne le sont pas déjà, parce que nous sommes constamment confrontés au problème du pouvoir et nous ne pouvons pas espérer de répit.
Ceux qui continuent à ne pas comprendre cela sont simplement dans un déni de la réalité et méconnaissent le sérieux de la situation. Il faut se fixer des objectifs de politique générale et ceux qui existent déjà doivent devenir plus explicites. Il faut viser un changement fondamental de société et pour y arriver, il faut s’allier avec d’autres acteurs de la société civile afin de créer un mouvement populaire progressiste très large. Il y a déjà des signes que cela se fait, par exemple Seattle…Des coalitions auxquelles les syndicats participent et, s’ils le méritent, peuvent jouer un rôle de premier plan.
R : Peut-être pour répéter, une organisation de combat veut dire…
G : Qu’elle peut s’engager dans des conflits en gagnant, pas de les éviter. Evidemment pas de les provoquer d’une façon irresponsable mais puisqu’ils sont inévitables, de se donner les moyens de gagner.
R : Une dernière question : qu’as-tu fait depuis 1997, quels sont tes buts et tes perspectives ?
G : les mêmes, mais en freelance.
R : Réponse courte à plusieurs questions. Je te remercie pour cette interview.