Le mouvement ouvrier en Afrique tropicale, 2ème partie (A.Giacometti, 1957)

L’état du mouvement syndical (hiver 1957)introduction1ère partie2ème partie3ème partie
L’exemple de la Chine en 1927 et de la Russie en 1917 montre qu’une classe ouvrière même numériquement faible peut jouer un rôle politique et social décisif. Elle en est capable dans la mesure où elle prend conscience qu’elle forme une communauté d’action indépendante qui a ses propres buts historiques nécessitant un travail politique et social spécifique.

L’histoire du syndicalisme africain, cette forme élémentaire de conscience de classe, nous indiquera à quel point ce processus est évolué en Afrique.

Le syndicalisme est apparu pour la première fois sur le continent africain en 1881, date de la fondation de la branche sud-africaine du syndicat Amalgamated Carpenters’ and Joiners’Union, (charpentiers et menuisiers) avec deux sections locales, l’une à Durban et l’autre au Cap. Ce syndicat tout comme le South African Typographical Union (typographes) qui fut créé en 1888 étaient quasiment des syndicats britanniques. C’était aussi le cas des “Knights of Labor” (chevaliers du travail), organisation probablement fondée par des mineurs qui avaient travaillé aux Etats-Unis, connus pour avoir organisé une grève à Kimberley en 1884. Les travailleurs britanniques dominèrent le mouvement syndical sud-africain pendant longtemps, jusqu’aux grèves du Rand en 1907 et en particulier jusqu’aux grèves dans les mines et les chemins de fer en 1914, dans lesquelles les travailleurs d’origine afrikaaner jouèrent pour la première fois un rôle déterminant.

A la fin de la première guerre mondiale, une nouvelle vague de grèves emmenée par les socialistes déferla. En 1919, une grève de l’électricité et des tramways éti31t- décrétée à Johannesburg au cours de laquelle les travailleurs assurèrent le service des tramways eux-mêmes sous le contrôle d’un Bureau de contrôle qu’ils avaient mis en place à cet effet. La grève se termina sur une victoire totale. Un mois plus tard, les travailleurs municipaux de Durban prenaient le contrôle des bureaux de la ville et commençaient à exploiter les services eux-mêmes. Immédiatement, le conseil municipal de Durban arrivait à un accord satisfaisant les revendications des travailleurs.

L’apogée de cette période de lutte se situe en 1922 lors de la grève dans le Rand. C’est en quelque sorte le tournant de l’histoire du syndicalisme sud-africain. Cette grève avait été causée par une diminution des salaires par les compagnies minières et par le remplacement de 50’000 européens par autant de travailleurs africains payés dix fois moins. En janvier 1922, trente mille travailleurs européens se mirent en grève. Immédiatement, le gouvernement procéda à la mobilisation des troupes. Le 10 mars, la bataille eut lieu, et elle dura presque une semaine. Des dizaines de milliers d’hommes de troupe furent mobilisés. Fordsburg, une banlieue ouvrière, fut pilonnée par l’artillerie lourde. Après la répression, 18 des leaders furent condamnés à mort et quatre furent exécutés.

La grève fut un échec principalement parce qu’elle était limitée à une industrie, parce que les travailleurs africains n’y avaient pas été associés et parce qu’on n’avait pas tenté de mobiliser la population. Cet échec fut: “un désastre pour le développement du syndicalisme en Afrique du Sud. Les meilleurs hommes étaient soit disparus au cours de la lutte, soit sur une liste noire.”

Après 1922, le mouvement syndical européen devint dans l’ensemble de plus en plus mou, particulièrement dans ses places fortes: les mines, les chemins de fer et l’acier. Finalement, le syndicat des mineurs s’est trouvé avec une direction corrompue et incompétente, ce qui a grandement facilité sa prise de contrôle en 1947 par le Parti Nationaliste. Les syndicats de cheminots qui avaient joué un rôle majeur dans le mouvement syndical des années 1920 déclinèrent jusqu’à devenir insignifiants. Les syndicats du fer et de l’acier tombèrent également entre les mains des nationalistes. Par contre les syndicats dès industries de transformation restaient très militants ornais. minoritaires. Le mouvement syndical européen dans son ensemble allait réviser son attitude et sa stratégie vis à vis de la collaboration de classe, devant la montée d’un mouvement syndical issu de travailleurs africains.

Comme en Asie, les premiers signes d’un syndicalisme africain en Afrique du Sud furent une conséquence de la première guerre mondiale qui favorisa le développement d’une industrie employant une main d’oeuvre africaine relativement stable. La première organisation syndicale africaine a vu le jour en 1919: c’était l’industrial and Commercial Workers’Union – fédération des travailleurs de l’industrie et du commerce – (ICU). Bien que ne figure dans ses statuts aucune condition préalable portant sur la couleur de la peau, elle ne fut composée presque que de travailleurs africains. Ce n’était pas seulement un syndicat mais aussi un •vaste mouvement de protestations des africains. Dès le départ, elle comprenait beaucoup de gens qui n’étaient pas des salariés. Elle montrait là un des traits typiques du syndicalisme africain: la liaison des revendications économiques et politiques, ce qui est inévitable dans une société où l’oppression économique et l’oppression politique sont si étroitement imbriquées. En dépit d’une très forte opposition gouvernementale, l’ICU devint rapidement une organisation de masse puissante. En 1925, elle avait des sections locales sans pratiquement toutes les régions d’Afrique du Sud et elle envoyait des recruteurs en Rhodésie du Sud – recruteurs qui étaient refoulés à la frontière. Il n’a jamais été tenu un compte précis de ses membres mais on estime qu’ils ont été jusqu’à 50’000.

L’ICU fut un précurseur du syndicalisme africain y compris dans ses faiblesses. Elle a souffert dès sa création de défauts fatals dans son organisation. C’était un mouvement de protestation vague et informe, combattant toutes les formes d’oppression; moitié syndicat, moitié parti. Ses dirigeants n’avaient pas l’expérience nécessaire pour faire face aux tâches qu’une telle structure devait affronter. Il n’y avait ni organes ou membres de l’exécutif régulièrement élus, ni programme clair, ni contrôle des finances – et ce dans un vaste mouvement composite se battant sur plusieurs fronts qui avait grand besoin d’une organisation stricte. Une scission se produisit en 1926; les démissions succédèrent aux expulsions, des contre-organisations virent le jour. En 1931, l’ICU était pratiquement morte.

Produit d’une scission de l’lCU, la South African Federation of NonEuropean Workers (fédération sud-africaine des travailleurs non-européens) a été fondée à Johannesburg. Elle fédérait surtout les travailleurs des industries secondaires (blanchisserie, habillement, fabrique de meubles, etc.). A son apogée, elle comprenait 12 syndicats regroupant 3’000 membres et paraissait pouvoir succéder à l’lCU comme première organisation du mouvement syndical africain. Cependant, peu après, elle disparaissait, victime de combats entre factions.

Avec la montée de l’ICU, les organisations syndicales avaient commencé à s’implanter chez les mineurs africains du Rand. En février 1920, 71’000 mineurs africains non syndiqués déclarèrent une grève spontanée mais très bien organisée, qui dura une semaine et fut écrasée par la persécution et la terreur policière. Plusieurs travailleurs furent tués.

Il existe aujourd’hui plus de 50 syndicats africains dans les industries secondaires et le commerce. Seul un petit nombre fonctionne correctement et ne progresse guère, forcés qu’ils sont de vivre dans des conditions . de semi-légalité, soumis aux tracasseries constantes du gouvernement et se voyant interdire par la loi de fonctionner comme des syndicats authentiques. Pendant et immédiatement après le guerre, les non-européens ont rejoint les syndicats en grand nombre (200’000 environ entre 1940 et 1945). Après 1945, les syndicats non-européens ont décliné.

Les hommes africains ne peuvent pas légalement appartenir à des syndicats enregistrés. Ils ont leurs propres organisations séparées qui n’ont pratiquement aucun droit de négociation collective ni de grève, sous peine de 3 ans de prison et d’une amende de 500 livres britanniques. Par un curieux oubli de la loi!_ les femmes ne sont pas incluses dans ces règlements répressifs et ont pu adhérer à des syndicats enregistrés, spécialement dans l’industrie du vêtement. En 1950, 75’000 femmes métis, indiennes et africaines appartenaient à des syndicats reconnus, affiliés à la South African Trades and Labor Council – SAT & LC. A cette époque, 20% des adhérents de SATLC étaient non européens. Le Western Provinces Council of Labor Unions, groupe local moins important, était composé de 80% de travailleurs de couleur.
E.S. Sachs décrit ainsi la position des travailleurs non-européens dans les syndicats à prédominance européenne: “quelques syndicats (à prédominance européenne) ont organisé des travailleurs indigènes du même secteur industriel dans des sections séparées. C’est une forme de coopération. Il y a aussi un certain nombre de syndicats indépendants indigènes dont certains sont affiliés au SATLC mais dans lesquels ils’ n’ont que ‘peu’ ou pas d’influence. Il En 1949 existait un Council of Non-European Trade Unions affilié à la FSM. (Le SATLC ne s’est jamais affilié ni à la FSM ni à la CISL car cela aurait entrainé une cassure de l’organisation en deux parties).

La dernière grande grève des travailleurs africains a eu lieu dans le Rand en 1946: soixante mille mineurs se mirent en grève pour obtenir la reconnaissance de leur syndicat (African Mineworkers’Union – fédération africaine des mineurs – affiliée au CNETU) et une augmentation de salaires de la shillings par jour. Selon les chiffres officiels, la grévistes furent tués dans la répression et plusieurs centaines blessés.
Le syndicalisme n’a manifesté aucun signe d’activité parmi le million de travailleurs agricoles africain, sauf au Natal où une loi sur les relations sociales de 1937 a interdit les syndicats de travailleurs des plantations.

Le drame bien connu des syndicats sud-africains, c’est que la majorité des syndicats européens refusa dès le départ d’aider les travailleurs non européens à s’organiser.

Cette politique du mouvement syndical européen a eu des conséquences désastreuses pour l’ensemble du monde ouvrier – non seulement aujourd’hui où les syndicats des deux côtés sont en train de se faire anéantir séparément, mais dès l’origine. Lors de la grève dans le Rand en 1920, les mineurs africains non seulement ne reçurent aucune aide des syndicats mais durent affronter l’hostilité ouverte et le refus de faire grève des mineurs européens. “Deux ans plus tard, les mineurs européens payèrent cher cette politique stupide et rétrograde. Lorsqu’ils se mirent en grève, les travailleurs indigènes restèrent au travail et firent tourner la mine avec l’aide des cadres.” Ce fut la première série de défaites que les syndicats européens durent subir à cause de leur politique.

A la naissance de l’ICU, la majorité des syndicats européens maintint son hostilité et refusa de la-. prendre au sérieux. Comme elle grandissait en force et en influence, le SATLC européen ne put continuer à l’ignorer mais, en dépit de pieuses déclarations, il n’accepta jamais de coopérer avec l’ICU sur un pied d’égalité. Le déclin rapide de l’ICU causé en partie par l’attitude hostile des syndicats européens délivra ceux-ci de la nécessité gênante d’avoir à prendre une position claire sur le sujet et de l’obligation d’aider à mettre sur pied un mouvement syndical africain qui aurait pu les aider à survivre.
Sous la pression du gouvernement nationaliste, le mouvement syndical divisé s’est désintégré à une vitesse surprenante.

En 1952, le mouvement syndical sud-africain était largement divisé en différentes factions: (1) le South African Trade and Labor Council, la plus représentative à cette époque des centrales nationales: elle comprenait à un extrême des syndicats favorables à la politique d’apartheid et à l’opposé des syndicats qui rejetaient toutes formes de ségrégation: (2) le South African Coordinating Council of Trade Unions, une organisation fasciste contrôlée par le Parti Nationaliste; il comprenait le syndicat des mineurs et celui des métallurgistes (21’000 membres en 1955): (3) le Western Provinces Council of Labor Unions, organisation indépendante limitée à la région du Cap. On ne voit pas bien les raisons pour lesquelles elle était indépendante du SATLC; (4) un groupe de syndicats indépendants qui avaient quitté le SATLC à cause du “préalable sur la couleur” mais n’avaient pas rejoint le SACCTU: il existe aujourd’hui une organisation similaire appelée South African Federation of Trade Unions (45’000 membres en 1955): (5) d’autres syndicats indépendants comme ceux des cheminots qui jouent un petit rôle (73’000 membres en 1955).

En 1954, le SATLC a été dissous après avoir progressivement perdu son influence et a été remplacé par le South Africain Trade Union Council (SATUC – 149’000 membres en 1955. La nouvelle centrale a annoncé son intention de “centrer son opposition sur la loi sur les relations sociales du gouvernement” qui vise à faire éclater les syndicats sur des bases raciales. Cependant, elle a aussi exprimé sa volonté d’accepter le principe de “l’apartheid”, même dans ses propres rangs, faisant le choix d’une politique du “moindre mal” et se privant ainsi de la seule base efficace d’où elle aurait pu contrer les attaques du gouvernement.

En février 1955, le gouvernement a promulgué la loi sur les relations sociales en dépit de la forte protestation du mouvement syndical. Cette nouvelle loi divise les syndicats en obligeant ceux qui sont affiliés au parti socialiste d’Afrique du Sud à se désaffilier (principalement les travailleurs du vêtement et les ingénieurs).

C’est ainsi que la politique égoïste et à courte vue de la majorité des syndicats européens a laissé le mouvement syndical d’Afrique du Sud – et de Rhodésie du Sud – sans défense et sur la voie de la plus dangereuse forme de réaction qui ait jamais existé sur le continent africain.

Rappelons cependant, pour demeurer confiant dans l’avenir du syndicalisme sud-africain, qu’une minorité de travailleurs européens apporta sans discontinuer son soutien aux syndicats africains.

En 1915, la Ligue Internationale Socialiste, petit groupe de socialistes révolutionnaires qui avait quitté le Parti socialiste sud-africain sur la question de la guerre, expliqua pour la première fois aux travailleurs africains dans leur propre langue les principes de base du syndicalisme. Plus tard, le Parti Communiste, le mouvement trotskyste et certaines tendances du Parti socialiste maintinrent cette tradition d’internationalisme et de solidarité de classe. Quand l’lCU fut fondée, W.H. Andrew, fondateur de la Ligue Internationale Socialiste et plus tard du Parti communiste, fit tout son possible pour apporter une aide matérielle malgré les attaques dont il était l’objet de la part des dirigeants syndicalistes européens.
La Garment Workers’Union (fédération des travailleurs de l’habillement18 500 membres en 1953) était majoritairement composée de femmes afrikaaners qui ont toujours montré sur cette question comme sur d’autres un grand esprit militant et authentiquement socialiste. La ségrégation n’existait pas dans ses syndicats locaux et elle a aidé ces dernières années à la création de la South African Clothing Workers’ Union (fédération des travailleurs de l’habillement d’Afrique du Sud), fédération composée principalement d’hommes africains auquel il est interdit par la loi, comme nous l’avons vu plus haut, d’appartenir à une structure européenne. Malheureusement, des fédérations du type de la Garment Workers’Union sont restées des exceptions dans le mouvement syndical européen.

Dans les autres pays d’Afrique tropicale, le syndicalisme a été lent à se développer avant la deuxième guerre mondiale. Le syndicalisme européen a pris de l’importance uniquement en Rhodésie – dans aucune autre partie du continent les travailleurs européens n’étaient suffisamment nombreux pour former la base d’un mouvement syndical significatif. Le développement des syndicats africains était entravé par les mêmes obstacles que ceux que rencontraient ses homologues en Afrique du Sud: une main d’oeuvre instable et migrante; une opposition acharnée de la part des autorités et des employés; le manque d’expérience dans le domaine du recrutement.

Il semble que la première fédération africaine ait été la fédération des cheminots en Sierra Leone, fondée en 1917, qui organisa une grève à Freetown en 1919. (* Une fédération des travailleurs .du tabac avait été fondée déjà en 1903 en Egypte.)

C’est le seul signe d’activité pendant 10 ans. Au début des années 1930, on a connaissance de quelques noyaux syndicaux en Sierra Leone, en Gambie, au Nigeria. En Rhodésie du Nord, les mineurs africains se mirent en grève en 1935 contre une augmentation de la capitation une revendication typiquement politique. La répression fit cinq morts. En 1940, les mineurs africains se mirent de nouveau en grève; cette fois, il y eut 17 tués et 65 blessés. On obligea ainsi les grévistes à reprendre le travail après quelques jours.

En 1932, le Trades and Labor Journal d’Afrique du Sud rapporta qu’une confédération syndicale appelée Southern Rhodesia Trades & Labor Council avait été formée sur l’exemple de la SAT & LC – c’était presque sûrement un organisme composé uniquement d’Européens.

A Madagascar, la CGT française (à l’époque, une organisation réformiste dirigée par Jouhaux) créait en 1937 des syndicats locaux pour les travailleurs tant français que malgaches qui en général étaient directement rattachés aux fédérations d’industrie françaises. La première fédération à être créée fut celle des fonctionnaires.

La CFTC (Confédération Française des Travailleurs Chrétiens) emboîta le pas en fondant en 1938 l’Union des Syndicats Chrétiens de Madagascar, une organisation conservatrice complètement sous la coupe de l’Eglise catholique et sans danger pour quiconque hormis ses successeurs. Les autorités apportèrent leur soutien à cette campagne de syndicalisation afin de s’opposer à la progression de la CGT. Et de fait, en 1939, la CFTC revendiquait 13 200 membres dont 10 500 travailleurs agricoles, tandis que la CGT annonçait 997 membres dont 300 fonctionnaires.

Ces tentatives de syndicalisation, si faibles jusqu’alors, reçurent une vigoureuse impulsion pendant et immédiatement après la seconde guerre mondiale. Les syndicats se développèrent sur tout le continent. L’accélération de la production et de l’exploitation qui eût pour conséquence l’apparition de travailleurs salariés par milliers, l’affaiblissement du pouvoir colonial, tout cela créa les conditions d’une insurrection du mouvement ouvrier et nationaliste qui était bien souvent identique. Pour bien des Africains, la guerre et l’armée furent une bonne école:

“Pendant la seconde guerre mondiale, les troupes africaines ont combattre au Moyen Orient, à Madagascar, en Afrique orientale italienne, à Ceylan et en Birmanie. La guerre a apporté à ces Africains des possibilités et des expériences nouvelles. Environ douze milles Africains du Kenya ont appris à faire fonctionner des véhicules à moteur. Le corps d’enseignement de l’armée d’Afrique orientale a formé quelque 500 Africains pour les fonctions de professeur, officier de renseignement, travailleur social ou interprète. Ce même corps a publié un journal en Swahili appelé Askari diffusé chaque semaine à 8’000 exemplaires. Des dizaines de milliers de soldats ont plus progressé en cinq ans de guerre qu’ils ne l’auraient pu en vingt ans de paix.”

En Ouganda, le premier mouvement de masse nationaliste est né de la poursuite des revendications économiques et sociales soulevées par les Africains ayant participé à la guerre.

“On l’appela “Numéro Huit” à cause de la Huitième Armée de Montgomery dans laquelle de nombreux Africains avaient servi. Il vit le jour en 1945, tout de suite après la guerre et réunissait des ex-soldats. Le but de ce mouvement était d’obtenir une augmentation des salaires, et des prix agricoles à la production ainsi que – pour la première fois, – une participation de représentants africains élus au gouvernement central et dans les administrations locales du pays. Après tout, c’est pour la démocratie qu’on s’était battu! Ce mouvement spontané tenta de parvenir à ses fins en déclarant une grève générale et en appelant au refus de toute vente aux non- Africains Toutes les routes menant aux centres urbains furent bloquées par des piquets de grève afin d’empêcher quiconque de se rendre à son travail ou pour passer clandestinement de la nourriture aux habitants des villes. Ce mouvement eût un succès énorme. Le gouvernement répondit en faisant venir la troupe pour tirer sur les piquets et terroriser la population. Un grand nombre d’Africains y perdit la vie – à ce jour, on n’en connait pas le nombre exact – et les “meneurs” furent évidemment déportés.

” Mais “Numéro Huit” déboucha sur des résultats tangibles. Les salaires furent augmentés, ainsi que le prix payé aux planteurs de coton. Dans le même temps, on reconnût pour la première fois le droit aux Africains d’avoir une certaine forme de représentation élue dans les administrations locales et un embryon de représentation directe, bien que sélectionnée, au gouvernement central.”

La création du parti Bataka, groupe nationaliste limité localement, fut une conséquence politique de cette grève. En 1949, une Union des fermiers (Farmers’Union) vit le jour. Elle engagea immédiatement une lutte pour une représentation plus importante au parlement africain (où la plupart des représentants étaient nommés par les gouvernements), contre les plans du gouvernement britannique visant à fédérer les trois territoires d’Afrique de l’Est et contre le monopole exercé par les égreneurs et les exportateurs de coton européens et asiatiques. Les négociations furent rompues par le gouvernement qui interdit le parti Bakata et l’Union des Fermiers. Il décréta au même moment la dissolution de la General Transport Worker’s Union d’Ouganda (Fédération des travailleurs des transports et générale d’Ouganda) dont la plupart des dirigeants avaient été impliqués dans la campagne politique. Ce comportement ne pouvait qu’amener une plus grande prise de conscience et activité politiques: en 1952 était créée l’Ouganda National Congress (Confédération nationale ougandaise), première organisation nationaliste couvrant les trois provinces de l’Ouganda.

Au Kenya, un Conseil des syndicats d’Afrique de l’Est (East African Trade Union Council) fut créé en 1949. Il revendiquait 5000 membres en mai 1949 et 10’000 en décembre de la même année. Il fut interdit par le gouvernement en 1950. En 1951 la Registered Trade Union Federation of Kenya (confédération des syndicats autorisés du Kenya) voyait le jour avec Tom Mboya à sa tête, et s’affiliait à la CISL. La campagne contre les Mau Mau a été bien sûr utilisée comme une arme contre le mouvement syndical mais jusqu’ici sans succès. Des 13 syndicats existant au Kenya en 1952, cinq regroupaient des Africains, trois des Asiatiques, deux étaient mixtes (Africains-Asiatiques) et trois regroupaient des Européens – ils ne comptaient d’ailleurs à eux trois que dix-sept membres!

A la même époque, il y avait en Ouganda une organisation regroupant des Asiatiques et deux regroupant des Africains.

Au Tanganyika, il n’y avait en 1947 qu’un syndicat digne de ce nom: le syndicat des dockers de Dar-es-Salaam. En 1949 il Y en avait sept, dont cinq regroupant des Africains. En 1951, il n’yen avait plus qu’un, le syndicat regroupant des Asiatiques. Malgré cela, l’administration faisait état dans son rapport annuel au Conseil de surveillance des Nations-Unies de 73 grèves ayant touché 7851 travailleurs. En 1953, il Y avait 6 syndicats dont le plus important avec 421 membres était l’Association des chauffeurs du Kilimandjaro (Kilimandjaro Drivers’ Association). A l’heure où ces ligues sont écrites, ces syndicats sont sur le point de former la Confédération du travail du Tanganyika (Tanganyika Federation of Labor).

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En Afrique de l’Est sous administration britannique, le mouvement syndical a une plus longue histoire et a réussi à s’implanter plus tôt plus solidement.

Au Nigeria, la fédération des cheminots (Railways Workers’ Union) est la plus ancienne. Elle est enregistrée depuis 1939 selon l’ordonnance sur les syndicats. Les organisations ouvrières se développèrent rapidement pendant la guerre et, en 1943, 200 représentants de 56 syndicats se réunirent à Lagos pour former la Confédération des syndicats du Nigeria (Trade Union Council of Nigeria). Après la guerre, deux grandes grèves donnèrent au mouvement syndical une impulsion supplémentaire: la grève générale de 1945 qui, partie de Lagos, s’étendit aux cheminots, aux travailleurs des plantations et à ceux du commerce, puis en 1949, la grève dans les mines de charbon d’Enugu qui fut brutalement réprimée par la police, plusieurs travailleurs étant tués. Cette grève visait à une augmentation des salaires et à une amélioration des conditions de logement.

Plus récemment, en novembre 1955, 40’000 mineurs d’étain se sont mis en grève pour obtenir de meilleurs salaires, comme le firent en janvier 1956 40’000 travailleurs du bâtiment. Les fédérations les plus importantes sont au Nigéria celles des cheminots, des mineurs de charbon, des travailleurs de la construction et des enseignants. Plusieurs syndicats ne sont pas confédérés. En Côte de l’Or, une confédération fut créée en 1943. Fin 1949 et début 1950, les syndicats appelèrent à la grève générale en soutien au Parti populaire (Convention People Party) qui poursuivait une campagne de non coopération avec l’administration britannique. Une grève des achats eût lieu dans le même temps. A la suite de cette grève, plusieurs dirigeants furent emprisonnés et des milliers de travailleurs licenciés et inscrits sur une liste noire. Aujourd’hui, la confédération compte à peu près 84’000 membres dans plus de 60 syndicats.

A la date de rédaction de cet article, 35’000 mineurs sont en grève depuis trois mois pour une augmentation de salaire de 15%.

Le tableau ci-dessous montre le développement du syndicalisme en Afrique de l’Est britannique:

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En Afrique occidentale sous administration française (Sénégal, Mauritanie, Côte d’Ivoire, Guinée, Soudan, Dahomey, Niger et Haute Volta), la CGT et la CFTC avaient commencé à recruter même avant la seconde guerre mondiale, mais uniquement parmi les travailleurs européens. Le mouvement syndical ne se développa réellement qu’après 1944 lorsque la liberté de s’organiser syndicalement fut donnée, comme un sous-produit de la Libération, aux indigènes des colonies. Là comme ailleurs, les revendications syndicales furent rapidement liées aux revendications nationalistes.

Ainsi, en Haute Volta, les syndicats fleurirent en 1946 sous l’impulsion du nouveau parti nationaliste, le Rassemblement Démocratique Africain (RDA). Au départ, d’ailleurs, le parti et les syndicats partageaient le même bureau et les mêmes dirigeants. En Côte d’Ivoire, une fédération des travailleurs de l’agriculture était fondée en 1946 et devenait la base du RDA dans la région. Unissant leur force, le parti et le syndicat abolirent le travail forcé en Afrique occidentale française tout au moins sur le plan légal.
Le bastion du syndicalisme en Afrique occidentale française, c’est le Sénégal avec son centre urbain de Dakar-Rufisque. La majorité des syndiqués se trouve à la CGT. Ensuite vient la puissante Fédération indépendante des cheminots africains avec 15’000 membres. La CFTC est là, contrairement à Madagascar, un syndicat militant engagé dans des luttes au côté d’autres syndicats et devant vaincre les mêmes obstacles. Fa est insignifiant. En Afrique occidentale française dans son ensemble, le taux de syndicalisation des travailleurs salariés était de 28,1% en 1948, 30,6% en 1950 et 26,4% en 1952. On comptait en 1953 un total de 115 300 syndiqués. Les forces en présence étaient en 1948 les suivantes:

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Dans les Camerouns français, les effectifs des fédérations étaient en 1954 les suivants:

USAC (autonome) CFTC
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L’USCC coopère étroitement avec l’Union des Populations du Cameroun (UPC), un parti nationaliste sous influence stalinienne récemment interdit par l’administration. Politiquement, ce parti peut être comparé au Parti progressiste du peuple de Guyane britannique à .ses débuts.

Au Togo sous administration française, il existait en 1952 trente cinq syndicats avec un effectif total de 4425 membres, pour la plupart, à la CGT et une minorité à la CFTC.

Le mouvement syndical d’Afrique occidentale française vient de sortir d’une bataille capitale qu’il a conduit avec une discipline et une ténacité admirables. Il s’agissait de l’application du Code du travail de 1947.

Le Code du Travail est une tentative de faire mieux correspondre la durée du travail, les salaires et les conditions de travail dans les colonies africaines avec ce qui existe en France. C’est le fruit du travail de législateurs libéraux et sociaux démocratiques qui a reçu le soutien du Rassemblement Démocratique Africain, du Parti socialiste, du Parti communiste et de ceux du MRP qui appartiennent aussi à la CFTC. Sa disposition la plus importante est la semaine de travail de 40 heures payées 48 qui était donc censée amener une augmentation horaire de 20% sans modifier le montant du salaire hebdomadaire.
On se doute que cette loi rencontra l’opposition résolue des cercles coloniaux et de leurs amis politiques à l’assemblée. De ce fait, les débats sur la loi s’éternisèrent de 1947, date de la première présentation du texte, à 1952.

En 1952, la CGT d’Afrique occidentale, la CFTC et les cheminots indépendants décidèrent d’entamer une campagne d’agitation pour faire pression sur l’Assemblée, dont le point culminant fut une grève générale de 24 heures le 3 novembre. FO s’associa à la grève au tout dernier moment. Elle fut effective pratiquement à 100% au Sénégal, au Soudan, en Guinée, en Côte d’Ivoire, au Dahomey et en Haute Volta. Jamais jusqu’alors dans l’histoire du syndicalisme africain une grève n’avait été aussi suivie sur une si grande portion de territoire. Le 22 novembre conséquence directe de la grève, l’Assemblée adoptait le texte de loi qui était promulgué le 16 décembre.

La bataille cependant restait encore à livrer car les employeurs, soutenus par les administrations locales, prirent argument d’une formulation pas assez claire du texte pour payer 40 heures au taux horaire précédent ce qui en réalité revenait à diminuer les salaires. En juin 1953 les quatre confédérations syndicales (CGT, CFTC, Autonomes et FO) présentaient trois revendications dans une campagne destinée à obtenir l’application de la loi dans l’esprit dans lequel elle avait été conçue: (1) une augmentation de 20% des salaires minima; (2) . la révision des salaires minima dans l’avenir en fonction de l’augmentation du coût de la vie; (3) l’application de l’ensemble des dispositions du Code.

Ces revendications furent appuyées par toute une série de grèves. Les travailleurs des postes se mirent les premiers en grève le 24 juin puis le 6 et 7 juillet dans l’ensemble de l’AOF. Ils furent suivis par les travailleurs de Dakar qui appelèrent à une grève de 48 heures les 16 et 17 juillet, et par les cheminots du Niger le 27 juillet. Il y eut ensuite une grève générale au Soudan du 3 au 10 août, une grève générale au Niger du 3 au 5 août, une grève générale des fonctionnaires contre les discriminations raciales dans les services publics le 10 août, une grève dans les Camerouns les 10 et 11 août et finalement, une grève générale en Guinée, la plus importante de toutes puisqu’elle dura deux mois, du 21 septembre au 25 novembre et reçut le soutien des paysans africains qui nourrirent les grévistes.

Le 13 octobre, une grève de 24 heures était de nouveau décrétée au Sénégal et en Mauritanie, suivie par une grève générale qui dura du 3 au 5 novembre.

Au cours de ces grèves, huit dirigeants syndicaux furent emprisonnés, plusieurs grévistes furent blessés par la police au Sénégal et en Guinée et l’un d’eux fut tué en Guinée.

Et le 27 novembre, le gouvernement français envoyait à toutes les administrations locales des colonies des instructions les informant que le principe d’une augmentation de salaire de 20% et de la semaine de travail de 40 heures devait effectivement être partout appliqué.

La grève en Guinée fut sans aucun doute la plus longue jamais organisée en Afrique. La préparation et l’organisation des grèves, la coopération des différentes fédérations, la poursuite des grèves pendant presque cinq mois sur un vaste territoire, tout cela était nouveau. Même si ces grèves n’avaient pas abouti, le mouvement syndical en serait sorti avec une autorité et un prestige plus grands.

Évidemment, une action de ce type, sur une aussi grande échelle, n’est pas sans implications politiques, dont quelques-unes étaient abordées dans l’organe de la CGT à Dakar, “le Prolétaire”:

“Nous disons à l’administration calmement mais fermement que si elle ne revoit pas sa position nous passerons outre et nous soulèverons des revendications autres qu’économiques et sociales. Les syndicats africains ont le soutien de l’ensemble des couches sociales; ils peuvent convoquer une Conférence qui pourrait à l’unanimité décider de demander la révision des liens qui les rattachent à l’Union Française.”

Un général d’armée française écrivit à peu près la même chose mais vue de l’autre côté, du point de vue de l’administration:

“Le syndicalisme (en Afrique française) a atteint sa maturité, est devenu conscient de sa force et a créé une unité que ni la politique ni la religion n’ont pu atteindre. Il est capable de mener une action que nous ne pourrons calmer qu’avec difficulté car il n’existe aucun système poli tique ou administratif en mesure de faire contrepoids-. On connait bien son attitude et ses moyens d’expression: il parle et agit comme s’il représentait le pays tout entier alors qu’il n’est en fait que le porte parole d’une faible minorité – moins de 2% de la population – comparativement à la masse paysanne des campagne qui représente la richesse réelle de ces territoires, mais reste amorphe et sans réaction.”

L’agitation en vue de l’application du Code du travail ne s’était pas étendue à l’Afrique équatoriale française dont l’économie était moins développée et restait largement de type rural. L’activité syndicale était centralisée dans le seul grand centre urbain, Brazzaville, sur le rive française du Stanley Pool (Pool Malebo) en face de Léopoldville. Il existait en 1949 trois fédérations dignes de ce nom à Brazzaville: la Fédération de la construction, du bois et du fer (1’100 adhérents) et l’Association des employés africains du chemin de fer Oubangui- Congo (25Gadhérents), toutes deux affiliées à FO, et la Fédération des employés de bureau de Brazzaville, indépendante. Les fonctionnaires mirent également sur pied une fédération affiliée à la CFTC. Depuis 1944, le syndicalisme a fait aussi des progrès notables dans le monde paysan où furent créées des fédérations affiliées à la CGT et à la CFTC.

A Madagascar, le mouvement syndical prit de la force très rapidement après 1944 mais fut écrasé par l’administration dans la répression sanglante de la “rébellion” de 1947, oeuvre de provocateurs policiers. Le parti nationaliste de l’île, le “Mouvement Démocratique de Rénovation Malgache” fut interdit, 80’000 personnes furent tuées dans la campagne d’extermination du Général de Hautecloque qui devait se distinguer plus tard de façon similaire en Tunisie. Les dirigeants du MDRM furent emprisonnés et déportés en Corse après un procès truqué. (* Ils ont été récemment relâchés et assignés à résidence dans le Sud de la France. Une partie de ces évènements est relatée dans l’ouvrage de Pierre Stibbe “Justice pour les Malgaches” ‘publié aux Editions du Seuii, Paris, 1955.)

L’évolution des syndicats pendant cette période a été la suivante:

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“L’Union des Syndicats de Madagascar” (CGT) qui avait des liens avec le MDRM perdit 50% de ses effectifs dans l’agriculture et 77% de ses membres dans la fonction publique. Les travailleurs de l’industrie ne représentaient que 7% de l’effectif total du syndicat et leur taux de syndicalisation se situait à 10%.

On trouvera ci-dessous la répartition des effectifs des deux confédérations par secteurs d’activité:

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La situation du syndicalisme en Afrique française était la suivante:

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* Georges Balandier écrit qu’en 1949 moins de 8’600 travailleurs étaient syndiqués en AEF dans 62 syndicats. En 1953; il Y en avait 81. Le chiffre de 8000 membres est par conséquent probablement en dessous de la réalité.

En Afrique centrale, nous découvrons un autre type de puissant mouvement syndical ayant une longue tradition de lutte: les mineurs de la “ceinture de cuivre” de Rhodésie. Comme nous l’avons vu, les mineurs africains avaient déjà lancé des grèves en 1935 et en 1940; mais on leur avait alors interdit de s’organiser en syndicats et leurs. grèves furent dispersées par la police. Les deux principales sociétés minières (Selection Trust et Anglo-American) se coalisèrent avec les colons pour s’opposer à toute tentative de légalisation des syndicats africains. Il n’existait en 1940 qu’un syndicat européen en Rhodésie du Nord. Mais en 1947, grâce à la politique de “colonialisme éclairé” de Roy Welenski, Premier Ministre de la Fédération d’Afrique centrale et ancien président de la Fédération des cheminots européens, les syndicats africains furent légalement autorisés. La première fédération créée fut celle des employés de commerce africains (African Shop Assistants ‘Union – 2500 membres), puis en 1949 la fédération des mineurs africains qui s’affilia à la CMT. Dans les deux ans furent également enregistrés la fédération générale (African General Workers’Union) la fédération des cheminots (African Railway Workers’Union) , la fédération des enseignants (African. Teachers ‘Union) et la fédération des travailleurs des hôtels et restaurants (African Hotel and Catering Workers Union). En 1953, il existait huit fédérations regroupant 50’000 adhérents.- Le nombre de fédérations européennes était monté à 5. En décembre 1984, les huit fédérations africaines se réunirent pour former la Confédération des Syndicats de Rhodésie du Nord (Trade Union Congress of Northern Rhodesia). Ils élurent au poste de secrétaire général N.D. Nkoloma et demandèrent leur affiliation à la CISL. L’effectif total de la confédération se montait à 75000 membres. En Rhodésie du Sud, les syndicats africains avaient déjà créé une Confédération en 1953.

En 1952 la fédération des mineurs africains dût affronter sa première grande grève dont elle sortit victorieuse. Elle demandait une augmentation de 2 shillings 6 pences par jour pour tous les mineurs africains. (* Les 5’789 mineurs européens gagnaient en 1953 plus du double de leurs 36’147 homologues africains. D’autres grèves s’étaient déroulées en Rhodésie du Nord l’une des cheminots en 1947 et une des mineurs déjà en 1948.)

La grève dura trois semaines, du 20 octobre au la novembre. Trente neuf mille mineurs africains se mirent en grève, dix mille de plus que le chiffre des effectifs de la fédération. Du début à la fin une discipline stricte fut respectée. Il n’y eut ni incidents, ni violence – la fédération évita même de former des piquets de grève afin de ne pas donner le plus petit prétexte à une provocation ou à la répression officielle. Néanmoins, personne ne reprit le travail. Un journal rhodésien, le Northern News, écrivait le 28 octobre:

” … le déroulement de la grève jusqu’à maintenant a montré que les syndicats africains étaient capables de discipline … et qu’ils pouvaient conduire une grève totale de manière ordonnée et pacifique.”
Bien que la fédération des mineurs européens ait brisé la grève car elle s’opposait à la promotion d’Africains à des postes qualifiés ou semi-qualifiés, celle-ci fut un succès: après trois semaines, un arbitrage était rendu en faveur du syndicat, prévoyant une augmentation de 1/2 à 1/8 de shillings, soit 80% d’augmentation pour les salaires les moins élevés et 15% pour les salaires les plus hauts. Les employeurs avaient offert de 3 à 6 pence. Le Financial Times souligna très justement l’importance de cette grève:

“C’est la première fois qu’une grande fédération africaine a réussi à amener ses membres jusqu’à l’étape du rapport de forces. A l’évidence, un nouveau pouvoir, dont les potentialités sont énormes, a vu le jour en Afrique.”

Les effectifs de la fédération des mineurs africains sont passés de 28’000 avant la grève à 31’000 après. Deux mille mineurs de Broken Hill se joignirent au syndicat. La fédération commença par se donner des bases solides en augmentant ses cotisations de 6 pence à 2 shillings et 6 pence, en abolissant le système de retenue de cotisation sur le salaire et en collectant les cotisations directement des travailleurs.

Malgré ces mesures, 19’000 travailleurs restèrent au syndicat, ce qui est un bon résultat. La fédération commença à publier un journal mensuel, African Mineworker, tiré à 4’000 exemplaires. En juin 1954, elle obtenait des congés annuels payés et le droit à la retraite pour les mineurs de plus de 50 ans ayant vingt ans d’ancienneté – une preuve de stabilité grandissante de la main d’oeuvre dans les mines et des membres dans les syndicats. Quelque mois après, les travailleurs du bâtiment de l’African General Workers’Union se mirent en grève pour une augmentation de salaires et la section de Nehanga de l’African Mine Workers’Union appela à une grève de solidarité, la seconde an Afrique tropicale (la première eut lieu à Brazzaville en 1949).

Fin 1954, la fédération était prête à reprendre sa campagne pour des augmentations de salaire, cette fois avec une revendication de 10 shilling 8 pence par équipe pour les travailleurs non qualifiés. Cela signifiait une augmentation de 200 à 300% pour la quasi totalité des mineurs africains, c’est-à-dire une modification radicale dans l’ensemble de la structure salariale du pays et une attaque frontale de la politique de “main d’oeuvre à bon marché” des sociétés minières. Celles-ci refusèrent catégoriquement de discuter des revendications syndicales. (* Non pas que les sociétés n’eussent pas pu payer. En 1950, sur un bénéfice total de 55,2 millions de livres pour les mines de Rhodésie du Nord, 31,1 millions de livres furent dévolus• aux profits et royalties (après dépréciation) dont 22,8 millions furent envoyés hors du pays aux actionnaires britanniques, américains, et sud-africains. Depuis lors, les profits ont été encore plus importants. Ainsi, la Rokhana Corp. Ltd. avait un capital total de 3’328’000 livres britanniques. Elle annonçait en 1952 un bénéfice total de plus de 12 millions de livres soit un ratio de profit de 350%. Le dividende était ‘à 225%. Les autres sociétés annonçaient des résultats semblables à leurs actionnaires étrangers. L’augmentation réclamée par la fédération des mineurs aurait coûté aux sociétés moins de 7 millions de livres (Socialist’Review, mars 1955). En 1947, les bénéfices et les dividendes représentaient 43% de la valeur totale des exportations pour la Rhodésie du Nord.)

Quand on vota pour la grève, 18,110 travailleurs ,votèrent en faveur et 365 contre. Le 3 janvier quelque 37,000 mineurs africains étaient en grève dans les principaux centres: RoanAntelope, Nkana, Mufulira et Nchanga.

Comme en 1952, la fédération des mineurs européens décida officiellement de briser la grève mais cette fois-ci, nombre de ses adhérents de base ne furent pas d’accord. L’organe officiel de la section de Roan Antelope alla même jusqu’à condamner cette décision de briser la grève comme “une tache indélébile sur le renom de la fédération et de ses membres.” Des fédérations britanniques, en particulier celles des mineurs, apportèrent un soutien financier.

Le 25 janvier les compagnies minières prirent des mesures de rétorsion en procédant à des licenciements massifs, faisant venir des travailleurs du Tanganyika pour remplacer les grévistes. La presse relata des retours au travail qui n’existaient pas puisque les sociétés envoyaient dans les quartiers des mineurs des camions équipés de haut-parleurs par lesquels on exhortait les grévistes à reprendre le travail. Cette fois encore les grévistes n’installèrent pas de piquets de grève et ne firent aucune manifestation – et il n’y eut une fois encore aucun incident.

Le 2 mars, après 58 jours d’arrêt, les grévistes reprirent tous le travail aux conditions suivantes: en dépit du fait qu’elles avaient en trop 7’000 mineurs du Tanganyika, les sociétés minières acceptèrent de réintégrer tous les travailleurs licenciés, aux conditions de salaire antérieures, sans perte de leurs droits aux vacances, à la retraite ou aux avantages liés à l’ancienneté. La revendication sur les salaires fut soumise à arbitrage et finalement l’administration accorda au syndicat une augmentation bien inférieure à celle demandée.

Cette grève tout comme celle de 1952 et comme celles sur le Code du Travail en A.O.F. fait date dans le syndicalisme africain comme démonstration d’une puissance disciplinée. Comme le souligna l’Economist “on ne pourrait plus faire retourner de force dans la bouteille les génies de l’organisation et de la solidarité africaines.”

La signification politique de la grève fut mise en évidence dans un reportage du New York Times:

“Plusieurs dirigeants poli tiques africains de premier plan de Rhodésie du Nord sont affiliés à la fédération des mineurs africains. Cette fédération est devenue le fer de lance des aspirations politiques africaines considérées comme aussi importantes que la promotion immédiate des Africains à de nombreux emplois réservés jusque là aux Européens.

En Rhodésie du Sud, la situation syndicale est comparable à celle qui existe dans l’Union Sud-Africaine. On n’en a qu’une connaissance réduite car le gouvernement n’a produit que peu de données sur le sujet. On sait cependant que début 1954 une grève fut déclarée par les mineurs africains dans les mines de charbon de Wankie. On fit alors appel à la troupe. En juin 1954 les cheminots européens se mirent en grève; leur leader fut déporté en Angleterre.

Au Nyas al and , à l’heure où ces lignes sont écrites, les syndicats se préparent à se réunir dans une confédération, le Trade Union Congress of Nyasaland.

L’importance du syndicalisme en Rhodésie du Nord et au Nyasaland était la suivante en 1953:

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Au Congo Belge, l’attitude du gouvernement envers les syndicats est radicalement différente sur deux points: d’une part, il ouvre des possibilités plus larges de progrès économique et social que dans des territoires voisins, d’autre part il interdit strictement toute tentative d’organisation pour la défense des droits sociaux et économiques, sans même parler des droits politiques. C’est seulement récemment, en 1953, que l’administration de la colonie décida – de l’aveu général, pour anticiper toute tentative d’organisation propre – de créer ses . propres “syndicats ». Le décret pris par le Gouverneur général place les syndicats sous la coupe absolue de l’administration: et la formation d’une fédération ou d’une union d’associations est sujette à l’autorisation du Gouverneur général ou de son adjoint et la formation provisoire d’une association d’industrie requiert la permission de l’administrateur régional.” Si une fédération a l’intention de lancer une grève, “la décision ne peut être prise qu’en assemblée réunissant les deux tiers des effectifs, et par une majorité des trois quarts des membres présents.” Tous les syndicats doivent avoir des “conseillers européens” obligatoirement de nationalité belge et à “l’intégrité reconnue”. De plus un représentant de l’administration a le droit d’assister à toutes les réunions d’une fédération ou de son comité exécutif. Tous les procès-verbaux doivent être transmis à l’administration ainsi qu’une liste des membres.

Selon le rapport du gouvernement belge aux Nations-Unies en 1952, il Y avait 40 “syndicats” de ce genre au Congo Belge en 1951, avec un effectif total de 5175 personnes. Vaut-il la peine d’en parler? Leur existence même reflète sans aucun doute la pression exercée par les travailleurs africains dont des milliers travaillent pour l’Union Minière dans des conditions encore plus favorables à la syndicalisation que celles des mineurs de la “ceinture de cuivre” de Rhodésie du Nord. Ce sont des forces sociales du type de celles qui firent dévier du déjà le “syndicat des travailleurs d’usine de Russie” du Père Gapon bien loin du but original que lui avaient assigné ses parrains policiers.

Les travailleurs européens du Congo Belge étaient organisés en syndicats affiliés soit à la Fédération Générale du Travail de Belgique (FGTB) social-démocrate, soit à la Confédération des Syndicats Chrétiens (CSC). Ils bénéficient des mêmes droits garantis aux travailleurs belges dans leur propre pays. Cette situation est une retombée de la guerre qui coupa les colonies de la Belgique et mit pour la première fois les travailleurs européens dans une position de négociation. Avant guerre, toute tentative de créer des syndicats était immédiatement sanctionnée par la déportation ou “I‘internement.”

La république souveraine – et colonie américaine – du Liberia ne reconnaît évidemment pas les syndicats. Néanmoins, en 1951, plus de 20’000 travailleurs des plantations de Firestone firent grève pour des augmentations de salaire “à l’instigation d’employés de Côte de l’Or.” Trois cent cinquante mineurs des mines de fer de BoomiHills s’associèrent à cette grève.

En Afrique portugaise faut-il le préciser, les syndicats sont illégaux. La “corporation” fasciste établie par la dictature de Salazar ne remplit même pas le rôle limité qui est celui des syndicats jaunes au Congo Belge: elle est très petite, limitée aux Portugais et aux Africains assimilés (“civilizados”) et sans intérêt pour la masse des travailleurs africains.

Pourtant, les organisations syndicales se sont manifestées dans ces territoires à chaque fois qu’ils en ont eu l’opportunité. En 1928, deux ans après la venue au pouvoir du présent régime, une loi sur le travail relativement libérale a été promulguée, qui a rencontré une furieuse résistance des sociétés commerciales et des colons. Pour faire contrepoids à cette résistance et imposer l’application de cette loi, des groupes de travailleurs africains formèrent des organisations qui furent toutes interdites lorsqu’il devint clair que le gouvernement lui- même n’avait pas l’intention d’appliquer sa propre loi.

L’ “Organisaçao Africana do Trabalho” était une de ces organisations, fondée au Mozambique fin 1928 début 1929. Ses statuts lui assignaient comme buts: “de protéger les travailleurs … contre l’exploitation, les préjudices, les mauvais traitements, les insultes et les abus,” De soutenir les travailleurs et leurs familles en cas de chômage, dans toute la mesure du possible; d’établir des conventions collectives, de revendiquer une rémunération en nature pour tout travail, de mettre en ordre les conditions de travail et de logement … Cette organisation était ouverte “à tous les travailleurs des deux sexes sans distinction de classe ou de nationalité.” Les statuts donnaient au président des pouvoirs très étendus. On ne possède cependant aucune information sur sa place, les circonstances de sa création et de sa disparition. A la même période existait dans ces territoires une organisation nationaliste africaine appelée “Liga Africana”. La consolidation du régime Salazar a sonné le glas de tous ces mouvements, tout comme de l’opposition au Portugal.

La résistance des travailleurs africains à l’exploitation doit aujourd’hui trouver de nouvelles voies qui pourraient s’avérer au moins aussi dangereuses pour le régime colonial. Ainsi, en février 1953, un décret du gouverneur de Sao Tomé tentant d’introduire un système de travail forcé pour les habitants de l’île a entraîné une insubordination et une résistance passive quasi-générales auxquelles il fut répondu par la répression militaire et policière. La mort d’un officier portugais (“décapité alors qu’ il se précipitait dans la jungle après avoir lancé quelques grenades”, selon un rapport) fut la cause de massacres dans lesquels périrent plusieurs centaines de personnes – 200 selon les estimations de Basil Davidson, plus de 1000 selon Présence Africaine. Une personnalité de l’île a estimé qu’en gros, près de la moitié de la population avait été arrêtée à un moment ou à un autre au cours de la répression. Néanmoins, le gouverneur fut remplacé et il n’y eût plus d’autres tentatives d’imposer le travail forcé à la population de l’île. On a peu d’informations sur la résistance dans d’autres parties de l’Afrique portugaise, sinon l’indication d’une “résistance grandissante des travailleurs”.

En Ethiopie, les syndicats sont illégaux. Les conditions de travail sont exclusivement du ressort du Ministre du Commerce et de l’Industrie, conformément à la “Proclamation Sur les entreprises” de 1944. Le professeur D.A. Talbot, laudateur ignorant du régime, se félicite dans ses écrits que le Ministre du Commerce et de l’Industrie “ait pris l’initiative de permettre l’organisation de guildes corporatives afin que les employeurs à la recherche de main d’oeuvre puissent en trouver facilement”…. Ici apparaît la conception du “syndicat” vivier de main d’oeuvre dans lequel les employeurs peuvent puiser à volonté.

C’est une conception qui n’est pas nouvelle, ni propre à l’Ethiopie, mais qui éclaire d’un jour curieux le développement “progressiste et tourné vers l’avenir” du pays, dont certaines sources américaines nous rabattent les oreilles. La nouvelle constitution éthiopienne de novembre 1955 qui garantit entre autres le suffrage universel et abolit bon nombre de droits fédéraux et ,de privilèges, ne dit pas un mot des syndicats ou des organisations ouvrières.

Selon un article du New Statesman and Nation, des grèves ont eu lieu à Dire-Dawa et Massawa en janvier et février 1954, peut-être à la suite de la grève en Somalie française. Elles ont été “écrasées avec . violence, même en comparaison des critères africains.”

Enfin il reste la Somalie divisée à l’heure actuelle en trois ‘territoires dont deux sont sous administration française et britannique et le troisième confié par les Nations Unies à l’administration italienne.
Dans ce dernier territoire, un rapport récent aux Nations Unies fait état de trois syndicats en 1953 dont le moins important est affilié à la CISL italienne. “Ces organisations ne sont cependant pas militantes -dit le rapport – et il n’a jamais sérieusement été tenté de les développer.” La plupart des membres du syndicat sont concentrés à Mogadiscio, la seule ville et le seul port de quelque importance dans le territoire. L’effectif total du syndicat était apparemment d’environ 4’000 en 1953.

En Somalie française existe une confédération de syndicats autonomes (confédérant trois fédérations) qui groupe tant des travailleurs européens que non-européens. L’effectif total syndiqué était en 1950 de 630. En Somalie britannique, il n’y avait aucun syndicat jusqu’en 1952 et aucune information n’est disponible pour la période ultérieure.

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