Conclusion de l’étude sur la classe ouvrière africaine.
introduction – 1ère partie – 2ème partie – 3ème partie
Nous avons tenté de tracer dans les pages précédentes le portrait général du syndicalisme dans les principaux territoires d’Afrique tropicale. Quelle que brève et incomplète que puisse être cette étude, elle donne néanmoins des éléments pour tenter d’analyser le syndicalisme en Afrique.
Nous avons vu comment le syndicalisme africain s’est développé à partir d’un petit noyau de militants pour devenir un mouvement de masse qui représente maintenant une force décisive sur le continent. Il a redonné forme à un prolétariat amorphe, il lui a donné une conscience et des perspectives. Nous devons maintenant examiner quelques-uns des problèmes et des difficultés qui subsistent avant de nous intéresser aux tâches du mouvement syndical en Afrique et à sa place dans le mouvement ouvrier mondial.
Nous avons vu plus tôt que la migration de main d’oeuvre et l’instabilité du prolétariat des villes empêchaient le développement des syndicats dans les premières étapes du passage d’une économie de subsistance à une économie de marché. Les problèmes nés de l’existence d’un “nouveau” prolétariat flottant et amorphe se conjuguent avec ceux nés de l’inexpérience et de la rareté des cadres. Le manque d’expérience de l’organisation, tant pour les questions de routine que dans le domaine tactique ou politique, qui a contribué à la destruction de l’lCU sud-africaine, menace maintenant le syndicalisme africain actuel notamment en Afrique Equatoriale Française, en Afrique orientale ou à Madagascar.
Georges Balandier écrit à propos de l’Afrique Equatoriale Française les lignes suivantes:
“…le manque de rigueur vis-à-vis des “élites” qui ont créé les syndicats, les rivalités qui ont mené les scissions, la difficulté à obtenir le paiement de cotisations, le manque de confiance dans l’efficacité de telles organisations (dont on attend des résultats immédiats et extraordinaires), tout cela explique la situation médiocre du syndicalisme à l’heure actuelle.”
Balandier mentionne aussi “l’utilisation mal à propos de la grève, qui est souvent déclarée sans revendications précises ni buts évidents; l’inspecteur du travail doit dans certains cas questionner chaque gréviste individuellement pour connaître la cause de la grève. Il faut noter en 1949 une “grève de solidarité” dans l’industrie, qui montre l’apparition dans une groupe mieux organisé et plus conscient, d’un certain sens des tactiques syndicales.
Un syndicaliste de Madagascar en apporte la. confirmation tout en décrivant les récents progrès du syndicalisme dans l’île:
“En dépit de ce développement et des efforts des dirigeants, nous devons reconnaître que les syndicats manquent toujours de cadres qualifiés, familiers avec la discipline et l’action syndicales, conscients de l’importance de leurs tâches, militants et complètement désintéressés. Plusieurs scandales causés par la malhonnêteté de certains dirigeants .ont refroidi l’intérêt de ceux qui hésitaient à rejoindre les syndicats. En 1946, l’échec des grèves déclenchées par la CGT n’a pas contribué à dissiper l’indifférence ou le pessimisme des travailleurs.
C’est vrai que le manque de cadres est aussi le résultat de toutes sortes de restrictions et de mesures discriminatoires de la part des administrations locales. Dès qu’un nouveau syndicat menace de prendre quelque importance, tous les prétextes sont bons pour le’ dissoudre. Ainsi, l’Association ougandaise des chauffeurs a été dissoute en 1949 pour avoir omis de déclarer ses membres aux autorités depuis 1945, date à laquelle son secrétaire fut déporté. Dans les territoires francophones, les dirigeants syndicaux africains doivent être en possession d’un certificat de fin de scolarité secondaire, dans un pays où 90% de la population est illettrée et où seulement 18,2% des enfants d’âge scolaire vont réellement à l’école (* ce pourcentage est une moyenne pour l’ensemble des territoires’ africains sous administration française. Il est le plus faible en Afrique Occidentale Française avec 7,6% et le plus élevé à Madagascar avec 41,31%). Qui plus est, il est interdit à toute personne ayant été condamnée pour “délit criminel” d’occuper une fonction quelconque dans un syndicat.
Le manque d’expérience et de cadres syndicaux se reflète aussi dans la fragmentation excessive du mouvement syndical. Il y a très peu de grandes fédérations industrielles du type de la Fédération africaine des mineurs de Rhodésie du Nord ou de la Fédération des cheminots africains en Afrique Occidentale Française. Trop souvent, les syndicats n’existent qu’au niveau de l’entreprise et ce même si l’entreprise n’est pas très grande. L’exemple du Nigéria est, à cet égard, instructif, surtout ‘si l’on se souvient que le Nigéria est un des mouvements syndicaux les plus anciens du continent. Le tableau suivant montre les structures du mouvement syndical au Nigéria en 1948. (source: Naville, “Note sur le syndicalisme”; voir 32):
Toutes les faiblesses que l’on vient de mentionner peuvent être considérées comme des “maladies infantiles” du syndicalisme africain. Toutes les organisations de la classe ouvrière ont dû affronter en partie ce type de problèmes dans les premiers temps de leur formation. Certaines d’entre elles découlent directement de la structuration de l’économie coloniale en Afrique. Il est également évident que le grand nombre de petits syndicats peut en partie s’expliquer par l’existence de main d’oeuvre migratoire et instable, ainsi que la prédominance de petites entreprises. Enfin, les différences sociales, ethniques et culturelles jouent encore un rôle, mais de moins en moins important du fait que le syndicalisme a réussi à accomplir ce que “ni la politique, ni la religion” n’avaient pu faire: créer un sentiment d’unité non seulement parmi les travailleurs salariés de différentes tribus parlant différentes langues, mais dans les tribus elles-mêmes et dans la classe paysanne.
Un autre problème important est celui des relations entre travailleurs européens et africains. Soulignons d’entrée deux points: premièrement, ce problème est plus important pour les Européens que pour les Africains et c’est aux Européens d’y trouver la solution tout simplement, si ce n’est pour d’autres raisons, parce que les travailleurs africains seront bientôt en mesure de se permettre de les ignorer et si nécessaire de les combattre.
Deuxièmement, ce problème se pose avec la plus grande acuité dans les territoires britanniques. Dans les territoires sous administration française, la politique d”’assimilation” du gouvernement a rendu possible une coopération plus poussée entre les travailleurs européens et africains. C’est en particulier le cas de la CGT qui en a fait sa politique officielle. Au Congo Belge, la politique du gouvernement permettant aux Africains d’acquérir une qualification professionnelle sera un facteur positif pour l’action d’un mouvement syndical uni qui devra nécessairement voir le jour. Dans les territoires portugais, il n’existait pas jusqu’à maintenant de préjugés raciaux qui auraient entraîné une ségrégation dans la vie quotidienne et le travail des personnes de races différentes. Mais le gouvernement Salazar est aujourd’hui en train de faire venir des “pauvres blancs” dans les colonies car il n’est pas capable de leur assurer au Portugal un niveau de vie correct. L’existence de cette nouvelle masse de travailleurs blancs peut créer une situation où les préjugés raciaux vont devenir importants.
Dans les territoires britanniques, c’est une politique habituelle et délibérée que d’encourager les divisions raciales afin de rendre impossible toute coopération contre le régime colonial. Dans tous les territoires du centre et de l’est de l’Afrique, il existe des organisations séparées pour les Européens, les Asiatiques et les Africains, tout comme il y a à Chypre des organisations séparées pour les travailleurs grecs et pour les travailleurs turcs.
Mais la politique de l’administration n’est qu’une des raisons de l’hostilité des syndicats européens envers les travailleurs africains. L’autre raison, plus importante, c’est la politique des sociétés minières qui ont acheté le soutien d’une petit groupe de travailleurs européens afin de pouvoir ,exploiter plus tranquillement le groupe considérablement plus important des travailleurs africains. Nous ‘avons vu qu’en 1953, les 5879 Européens de la ceinture de cuivre recevaient une masse salariale deux fois plus élevée que les 36 147 Africains. En Afrique du Sud, les salaires de 50 579 mineurs européens se montaient globalement à 28,9 millions de livres britanniques, et ceux de 411 563 mineurs africains à 18,3 millions. Pierre Naville écrit:
“Etant donné que (les Blancs) jouissent d’une position dominante et privilégiée sur le marché du travail (salaires plus élevés, meilleurs emplois, législation sociale, prix préférentiels, etc.), ils ont une tendance certaine à refuser d’associer leur sort au sort des esclaves dont l’exploitation leur profite indirectement. Il aurait fallu une grande part d’héroïsme aux travailleurs blancs (“petits” ou non) pour sacrifier volontairement les avantages considérables que leur apporte le capitalisme. ”
Ces raisons purement économiques se sont conjuguées au fil du temps avec des facteurs psychologiques et sociaux. Combattre ceux-ci, ainsi que la poli tique officielle de la majorité des syndicats européens, est une tâche qui revient principalement à la minorité de travailleurs européens progressistes qui ont compris deux choses: (1) d’une part que leur intérêt à long terme réside dans la coopération avec le peuple qui forme la majorité numérique du pays qu’ils ont choisi comme leur; (2) d’autre part, que leur intérêt à long terme passe par la destruction du colonialisme, ce système qui a prouvé qu’il était incapable d’amener le développement et l’industrialisation d’un pays qui est le leur, comme il est celui des Africains.
L’exemple de l’Afrique du Sud a abondamment démontré que la politique de discrimination et d’ “apartheid” ne mène pas seulement à la destruction des syndicats africains mais aussi à celle des syndicats européens, et à la stagnation de l’économie toute entière, par manque de main d’oeuvre qualifiée. Le colonialisme sous toutes ses formes hypothèque l’avenir de la classe ouvrière européenne tout autant que l’avenir des Africains, même si à l’heure actuelle elle apporte à la première des avantages concrets non négligeables.
Les dirigeants racistes des syndicats européens ont souvent amalgamé la poli tique de “main d’oeuvre à bon marché” pratiquée par les grandes compagnies’ minières et consistant à remplacer la main d’oeuvre européenne bien payée par une main d’oeuvre africaine mal payée pour faire le même travail, à une politique visant à la progression des travailleurs africains, et même de sensibilité socialiste. Ce n’est pourtant pas la même chose. La politique des sociétés est défavorable à la fois aux intérêts des Africains et à ceux des Européens: les syndicats africains ne voient pas l’intérêt que pourraient trouver un petit nombre de leurs .. membres à être promus à un travail qualifié sous- payé. Ils ne sont pas plus séduits par une variante de la formule belge de création d’une petite “classe moyenne” d’Africains occupant des emplois qualifiés et techniques qui pourrait servir de tampon entre l’administration et la masse des travailleurs non qualifiés, sous payés et mal nourris. C’est le genre de politique que suggérait l’Economist lors de la grève des mineurs rhodésiens en 1955:
“Pour s’en sortir positivement, les Africains devraient obtenir une échelle d’avancement qui changerait les idées des meilleurs d’entre eux quant à cette grève mal conduite. Ce ne serait pas une récompense à l’irresponsabilité mais un investissement astucieux.”
Ce qui intéresse les travailleurs africains n’est pas une position privilégiée. pour quelques.uns d’entre eux, mais un changement radical de leur niveau de vie. C’est cette politique que l’AMU de Rhodésie du Nord a tenté d’appliquer. C’est celle-ci qui mérite le soutien des travailleurs européens: seule une augmentation massive des salaires de la grande masse des Africains non qualifiés est de nature à amener le respect du principe du “salaire égal pour travail similaire” pour les emplois qualifiés. De plus, l’augmentation du pouvoir d’achat des travailleurs africains rend possible le développement d’un marché intérieur significatif et d’une industrie de biens de consommation, donc en fait le développement du pays.
Les sociétés capitalistes et l’administration ne sont cependant pas de cet avis. Une commission d’enquête du gouvernement de Rhodésie du Nord a récemment “recommandé une politique de promotion dès travailleurs africains dans les mines de cuivre et a conclu que l’adoption du principe de l’attribution aux Africains promus des taux de salaire européens formerait un barrage incontournable à la promotion des Africains dans le secteur industriel et, en brisant la structure des salaires des Africains dans tout le pays, menacerait sérieusement l’économie nationale.”
En bref, malgré la richesse énorme du pays et les fabuleux profits des sociétés minières, l’économie de Rhodésie du Nord est ainsi faite que le versement de salaires décents à la grande majorité de la population salariée serait de nature à “sérieusement la menacer”! C’est une déclaration que les Européens et les Africains feraient bien de méditer, tout comme la question de savoir comment organiser une économie qui pourrait développer le pays tout en garantissant un niveau de vie correct à tous.
Au niveau international, les relations des syndicats africains avec le mouvement syndical des pays colonisateurs a toujours •donné lieu à des problèmes importants. Invariablement, les syndicats des pays colonisateurs réagissent de la même manière que les syndicats européens en Afrique: hostilité mal dissimulée, défiance, au mieux neutralité envers ce nouveau mouvement syndical africain qui aurait besoin au contraire de toute forme d’aide que les syndicats ayant davantage d’expérience pourraient leur donner. Pratiquement toutes les tendances du mouvement syndical européen cherchent, chacune à sa manière, d’imposer leurs propres objectifs au syndicalisme africain. Elles essayent de faire des syndicats africains des auxiliaires passifs de politiques souvent déterminées par les administrations coloniales. Que doit penser, par exemple, un travailleur africain de cet ahurissant extrait d’un document qui fut distribué après la guerre avec l’approbation de la confédération syndicale britannique TUC:
“On doit bien comprendre que les syndicats n’existent que pour tenter d’obtenir pour leurs membres les meilleures conditions de travail et de vie possibles. Si un gouvernement amène lui-même ces conditions, on constatera que les syndicats deviendront inutiles. Mais si un pays est pauvre, ni un gouvernement, ni le mouvement syndical ne pourront le rendre riche si ce n’est par un accroissement et une amélioration de la production.”
La théorie des “syndicats inutiles” est parfaite tant pour Hailé Sélassié en Ethiopie que pour la Russie de Staline – toute la question est de savoir qui décide quand un gouvernement fournit” les meilleures conditions de travail et de vie possibles.” Quant à la richesse du pays, peut-être pourrait-elle s’accroître en stoppant la sortie des bénéfices vers les capitalistes étrangers et en faisant en sorte que ces bénéfices soient investis dans l’industrie locale? Non, on toucherait là à la politique et comme chacun sait, “la politique n’est pas de première importance pour un syndicat. Les dirigeants qui utilisent le syndicalisme à des fins politiques devraient être remplacés aussi vite que possible.”
Plus loin, l’auteur de ce petit pamphlet stupide et dédaigneux écrit: “Nous répétons, parce qu’on ne le dira jamais assez, que les syndicats sont là pour éviter les grèves, pas pour les causer. •”En bref, “l’un des premiers objectifs clairs du mouvement syndical est de voir ce que l’on peut faire pour augmenter la production. Dans ce domaine, ils tentent de faire la même chose que les directions et les deux parties devraient pouvoir travailler ensemble.”
Ce n’est qu’un exemple choc parmi tant d’autres – à la période où les syndicats européens essayaient d’apporter leur aide.
La réputation du réformisme européen est de celle que la CISL ne cherche à faire oublier que depuis peu, non tant à cause d’un changement de fond des réformistes européens (* l’attitude scandaleuse de FO vis-à-vis des nouvelles fédérations syndicales algériennes prouve le contraire) mais du fait de la force émergeante des syndicats d’Afrique et d’Asie qui rend l’organisation internationale plus dépendante de leur soutien. Les staliniens n’ont pas tardé à prendre avantage de l’avance que leur avait donnée la politique révolutionnaire de l’ancien Koumintern et de l’Internationale Syndicale rouge sur les réformistes qui ne pouvaient faire leur un tel passé. Avant la guerre, l’influence stalinienne ne se faisait sentir qu’en Afrique du Sud où les tendances social-démocrates et socialistes révolutionnaires étaient également présentes. Après la guerre, l’influence stalinienne devint prédominante en Afrique Occidentale Française par le canal de la CGT française. Le secrétaire général de la CGT au Soudan français Abdoullaye Diallo, devint l’un des vice-présidents de la FSM tandis que la CFTC (qui regroupe également en Afrique des travailleurs musulmans) devint la seule fédération non-stalinienne de quelque importance.
Néanmoins, quelles lointaines que soient la Russie et la Chine, et quel proche que soit le capitalisme impérialiste, les travailleurs africains ont néanmoins eu l’occasion de subir le Stalinisme comme un ennemi de leurs besoins et de leurs intérêts réels. En Afrique du Sud comme ailleurs, le Parti communiste a approuvé la guerre et toutes les mesures justifiées par celle-ci, y compris les mesures de restriction à l’encontre du mouvement syndical. Aux Camerouns, les fonctionnaires de la CGT se sont trouvés dans la situation de devoir faire grève pour des revendications comme “la libération d’Alain le Lep.” Plus récemment, le contraste entre la lutte sans compromis entreprise contre le colonialisme par des organisations syndicales comme l’UGTT en Tunisie, l’UMT au Maroc ou l’USTA en Algérie, et la position de trahison du Parti communiste à l’Assemblée et dans le mouvement syndical, a contribué à éclairer les travailleurs africains sur la nature réelle de l’ ”aide” stalinienne.
La première conséquence de ces expériences, on l’à mesurée en février 1956 dans la place forte du stalinisme en Afrique, l’Afrique Occidentale Française, où un groupe de syndicalistes quitta la CGT pour former son propre syndicat indépendant appelé l’Union Générale des Travailleurs Africains. Ce groupe était conduit par le secrétaire général de la CGT et plus de la moitié des membres de celle-ci le suivirent. Les staliniens n’ont gardé une influence que sur la CGT du Soudan et sur une moitié de la CGT du Sénégal. Ce nouveau syndicat est en fait l’expression juridique d’une réalité permanente: les travailleurs africains de la CGT n’ont jamais été staliniens, pas plus qu’ils n’ont appartenu à la CFTC. Claude Gérard écrit que “si l’unité d’action n’existe pas au sommet des différentes confédérations, elle existe indubitablement à la base. Les travailleurs africains rencontrent presque toujours au cours d’une grève ou de toute autre action l’esprit de communauté propre aux Africains qui fait la force de leur pays. Pour cette raison, tout dirigeant qui se laisse endoctriner dans une réunion internationale doit à son tour s’aligner sur les positions prises par la masse des travailleurs africains qui savent conserver leur bon sens et leur liberté.”
Un mouvement syndical de plus en plus indépendant est en gestation: les syndicats catholiques sont obligés d’affilier des travailleurs non catholiques et leurs liens avec l’Eglise catholique se relâchent; les syndicats staliniens ont moins de force; les syndicats qui ont vu le jour sous l’aile du réformisme adoptent une nouvelle conscience de classe, plus militante. Toutes ces évolutions vont dans la même direction: vers un mouvement syndical africain indépendant et uni.
Ce n’est pour l’instant qu’une perspective à long terme: les travailleurs africains manquent encore d’information sur ce qui se passe dans d’autres parties du continent. Les communications sont difficiles et les informations censurées par les gouvernements. Mais la tendance est déterminée par le fait que chaque organisation syndicale doit faire face dans chaque territoire aux mêmes problèmes. Bien que les politiques britannique: et française diffèrent, la ségrégation dans les territoires britanniques a favorisé une prise de conscience du fait national qui s’est développée dans les territoires français à travers une revendication pour l’égalité au sein du système. Le travail migrant a rendu l’organisation des travailleurs difficile dans l’ensemble des territoires, mais aussi a favorisé la dissémination des informations et des nouvelles. Le caractère mélangé et instable de la main d’oeuvre urbaine a été un obstacle au syndicalisme mais plus encore une raison de transformer les syndicats en partis, en coopératives, en écoles établissant ainsi leur prédominance politique et sociale sur toutes les classes de la population.
Conclusion
Le mouvement syndical africain est sur le point de se lancer dans des batailles cruciales alors qu’il arrive tout juste à maturité. Il va avoir à se battre contre toutes les formules qui envahissent l’Afrique aujourd’hui et qui tentent de remplacer les systèmes coloniaux traditionnels par des formes plus rationalisées d’exploitation.
Pour les puissants bataillons de la bourgeoisie européenne, l’exploitation de l’Afrique est le dernier moyen de maintenir une certaine indépendance vis-à-vis du capitalisme américain, d’où les différents schémas “eurafricains” qui visent à établir un condominium de capitaux européens sur les colonies françaises, belges et portugaises. “Perdre l’Afrique et décliner politiquement et économiquement, ou la garder en l’intégrant encore plus à l’Europe et reconquérir ainsi une indépendance économique et des possibilités d’avenir”, c’est ainsi que le porte-parole de ce groupe voit le problème.
Un autre plan est d’établir un condominium anglo-américain sur les colonies britanniques, qui serait partagé avec l’Union sud-africaine. Ce plan prit forme pendant la seconde guerre mondial et fut exposé par Padmore dès 1944. Son socle économique est justifié par la participation de capitaux américains dans les mines (Afrique du Sud, Rhodésie, Congo Belge, Gabon, Camerouns), dans le pétrole (Ethiopie, Mozambique) dans les plantations de caoutchouc (Liberia), etc.
Un troisième concept issu du précédent est celui de l’Afrique vue sous l’angle d’un maillon stratégique vital dans le système de l’OTAN. Cinq conférences internationales ont déjà eu lieu depuis 1950 pour débattre de l’utilisation de l’Afrique comme base de défense de l’Europe. A l’heure actuelle, le continent est parsemé de bases américaines: Robertsfield au Libéria, Wheelus Field en Libye, Nouaceur au Maroc. Au Congo Belge, deux bases ont été construites à Kamina et Kiton. Elles deviendront en cas de guerre des éléments du système de défense “atlantique”. Récemment, l’Union Sud-africaine a loué une base aérienne et navale aux forces armées des Etats-Unis.
On ne devrait aussi jamais oublier que l’Afrique tropicale possède toutes les matières premières nécessaires aux guerres modernes, et en particulier plus de la moitié de la production mondiale d’uranium au Congo belge et dans l’Union Sud-africaine.
Enfin, l’Union Soviétique a tenté de passer aux actes en offrant récemment une assistance technique et militaire à la Libye et au Libéria – propagande, peut-être, mais qui signifie la revendication d’un droit.
Il est à peine nécessaire d’attirer l’attention sur les dangers que représente la rivalité de ces menées impérialistes pour les populations africaines. La dernière guerre leur a amené l’enrôlement de force au travail au Kenya, l’interdiction de faire grève et de se réunir en Afrique du Sud, et d’autres mesures répressives. Il est évident que si l’Afrique doit se transformer en une base pour la défense économique et politique de l’Europe, ses habitants devront se tenir tranquilles et si nécessaire on les y obligera par la force. Le reporter du New York Herald Tribune décrit ainsi la base aérienne de Kamina: “Sur la base sont entreposés des avions de transport capables de lâcher tout renfort de troupes aéroportées avec jeeps et armes automatiques sur tout point du territoire du Congo et probablement, si la nécessité l’exigeait, hors de ce territoire.”
La base s’est vu assigner deux “missions globales” dont l’une est de “protéger les riches mines d’uranium de Shinkolobwe, à environ 140 kilomètres au sud-est de celle-ci, et les riches dépôts de cuivre qui se trouvent dans la même région.” L’autre est de “former un noyau de protection de toute la moitié sud de l’Afrique et probablement d’élargir cette zone de protection si une nouvelle guerre mondiale venait à être déclenchée.” Kamina, Kitona et “une base navale qui se développe rapidement à Banan, sur la côte” contrôleront l’embouchure du fleuve Congo. “Personne n’a besoin d’expliquer à un géographe militaire combien cela contribuerait à contrôler l’ensemble de l’Afrique à l’exception du bassin du Nil et des frontières du nord.”
“Contrôle” et “protection” contre qui? Certainement pas contre l’armée soviétique, spécialement pour ce qui concerne la moitié sud du continent. Ces bases, comme les autres, sont directement pointées contre les efforts du peuple africain pour prendre en main le contrôle de son propre pays et son destin.
La lutte contre la puissance économique et militaire de l’impérialisme demandera l’union de toutes les organisations ouvrières sur l’ensemble du continent dans une confédération panafricaine du travail qui formera la base d’un mouvement indépendant et uni de révolution nationale.
Le mouvement syndical africain est petit, mais il est seul à pouvoir mener la lutte pour l’indépendance politique et l’émancipation économique et sociale. Sa tâche est aujourd’hui de coordination et d’unification’ sur la base d’un programme commun.
La tâche des mouvements syndicaux européens et américains est avant tout de faire stopper les campagnes de répression que préparent leurs propres gouvernements encore aujourd’hui. Les hélicoptères qui seront utilisés contre les révolutions africaines qui se préparent seront de fabrication. américaine et appartiendront peut-être à l’armée américaine. Il va de la responsabilité du mouvement syndical américain de s’assurer que l’armée américaine, encore aujourd’hui, ne devienne pas le chien policier du colonialisme.
SOURCES UTILISEES POUR LE TABLEAU “Classification des travailleurs salariés des principaux territoires d’Afrique tropicale”
1. 1952 (estimation; Statistiques démographiques des Nations Unies 1954, New York 1954)
2. 1952 (Information des territoires sous tutelle: compte rendu et analyse fournis en vertu de l’article 73e de la Charte pour l’année 1953; Nations Unies, New York, 1954) Il Y avait en 1953 un total de 45 500 travailleurs européens. (source: voir note 10)
3. 1952 (Rapport annuel du Conseil de surveillance pour 1953, Nations Unies, New York, 1954)
4. 1954 (Rapport de la mission des Nations Unies en visite dans les territoires sous tutelle d’Afrique de l’Est en 1954, New York, 1955) 5. 1953 (Information des territoires sous tutelle, etc.; A/3107, 22 décembre 1955)
6. 1954 (source, voir 5). Le nombre total de travailleurs salariés dans les îles Comores, dépendance de Madagascar, était de 9760 en 1954.
7. 1954 (Information des territoires sous tutelle, etc.; A/3109, 16 janvier 1956)
8. 1953 (Rapport du gouvernement belge au Conseil de surveillance des Nations Unies 1954/1955)
9. 1953 (source: voir 7)
10. 1952 (Revue sur l’activité économique en Afrique de 1950 à 1954, Nations Unies, New York, 1955)
11. 1951 (source: voir 10). Les travailleurs non africains étaient 19 500 en Rhodésie du Nord (1952) et 51 400 en Rhodésie du Sud (1951)
12. 1952 (source: voir 7)
13. Inclut le Sénégal, la Guinée française, la Côte d’Ivoire et le Soudan français. Aucun chiffre n’a pu être obtenu pour le Dahomey, le Niger, la Mauritanie et la Haute Volta qui ont une population totale de 7’430’000 personnes. Néanmoins, la majorité des travailleurs salariés d’Afrique Occidentale Française sont inclus dans le chiffre du tableau: selon une statistique officielle citée dans “Le développement de l’économie de marché en Afrique tropicale” (Nations Unies 1954), le nombre total de travailleurs salariés est de 244 300 pour l’Afrique tropicale en 1947.
14. 1947 (Pierre Naville: “Données statistiques sur la structure de la main d’oeuvre salariée et de l’industrie en Afrique Noire” Présence Africaine, 13, Paris, 1952)
15. 1951 (source: voir 10)
16. 1947 (Rapport du gouvernement britannique au Conseil de surveillance des Nations Unies). Selon estimations, “culture du cacao” et-services publics-sont les deux catégories les plus importantes.
17. 1954 (Rapport annuel du Gouvernement français à l’Assemblée générale des Nations Unies sur l’administration du Togo placé sous la tutelle de la France, année 1954. Paris, 1955)
18. 1954 (Rapport annuel … sur l’administration du Cameroun … année 1954, Paris, 1955)
19. Non compris le Togo et le Cameroun sous administration britannique, ni la Somalie.
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